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Union économique et monétaire européenne 

Ces Français qui ont ouvert
l’Europe aux financiers anglo-américains

 

Le dossier complet
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Par Christine Bierre  - "Nouvelle Solidarité - 28 octobre 2005 -


Christine Bierre

 

 

 

 

Photo 1 - L'Eurotower à Francfort, siège de la Banque centrale européenne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Haut de la page

 

 

Une quinzaine d’années après l’adoption du traité de l’Union économique et monétaire (UEM), en 1989, les citoyens français et hollandais ont enfin décidé, lors des référendums sur le Traité constitutionnel européen, d’arrêter net cette évolution qui se traduit non seulement par un blocage total des résultats économiques des pays membres, mais par une forte baisse de l’emploi et du niveau de vie des citoyens depuis une trentaine d’années. Comme le disait Abraham Lincoln, heureusement, on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps !

Le rejet du Traité constitutionnel a été l’occasion de nous plonger une fois de plus dans les origines de l’UEM. L’article qui suit est le fruit de ce regard nouveau sur l’histoire de l’UEM, terriblement éclairant sur les raisons ayant conduit à l’appauvrissement sensible des populations et des nations et à l’enrichissement éhonté, au contraire, des pouvoirs financiers.

Analysée de ce point de vue, l’histoire de l’UEM est, à vrai dire, passionnante, car elle touche à tous les points névralgiques ayant défini l’évolution de l’histoire de notre continent depuis les années trente. Elle nous amène vers ces milieux financiers, synarchistes*, essentiellement anglo-américains mais aussi continentaux européens, qui ont soutenu la montée d’Hitler au pouvoir, avant de le quitter au moment où celui-ci choisit de se retourner contre l’Europe de l’Ouest avant de donner l’assaut contre l’Union soviétique. Ce sont ces mêmes milieux qui, ayant rallié Franklin Roosevelt seulement le temps de vaincre les nazis, réinvestiront dès sa mort les centres du pouvoir et se trouveront à l’origine de toutes les initiatives ayant abouti à la création de l’UEM. L’histoire de l’UEM nous fera apprécier de nouveau, même si ce n’est pas le but de cet article, toute l’importance de Charles de Gaulle, individu exceptionnel qui seul, avec l’aide du chancelier allemand Konrad Adenauer, a bravé cette faction des financiers d’empire, renforçant, au contraire, les nations, les peuples et l’idée d’un monde basé sur une alliance de nations souveraines fondée sur une communauté de principes. L’histoire de l’UEM nous oblige, enfin, à revoir ces heures peu glorieuses où la France de François Mitterrand planta un couteau dans le dos de son alliée privilégiée, l’Allemagne, au moment où l’histoire avait donné à ce pays, écartelé par la Deuxième Guerre mondiale, une chance de retrouver son unité. Les lecteurs de cet article seront enfin très surpris de découvrir que cette UEM qui nous a été présentée comme un rempart contre les néo-conservateurs américains, a été, en réalité, bâtie très précisément par les mêmes cercles qui les ont portés au pouvoir dans ce pays !

Tant que la France n’aura pas fait marche arrière toute de cette politique pour rétablir une orientation économique en accord avec ses traditions historiques, c’est-à-dire un système proche de celui des «Trente Glorieuses» où l’Etat, grâce à son contrôle de la banque nationale et à l’émission de crédit public, réoriente l’argent vers l’investissement productif dans la recherche, la haute technologie, les infrastructures et le plein emploi productif, notre pays continuera à s’appauvrir et à perdre son rang.

L'Eurotower à Francfort, siège de la Banque centrale européenneIl faut savoir que le traité de Rome, adopté par un noyau de six pays européens, le 25 mars 1957, ne prévoyait rien en matière d’union économique et monétaire, ni surtout rien qui implique un transfert de souveraineté vers une institution supranationale. Seuls quelques articles très généraux s’aventuraient dans ce domaine : l’article 104 tenait chaque État membre pour responsable de pratiquer «la politique économique nécessaire en vue d'assurer l'équilibre de sa balance globale des paiements et de maintenir la confiance dans sa monnaie, tout en veillant à assurer un haut degré d'emploi et la stabilité du niveau des prix.» ; l’article 105 créait un «comité monétaire», mais dont le rôle était «purement consultatif» ;  l’article 107 prévoyait que «chaque État membre traite sa politique en matière de taux de change comme un problème d'intérêt commun». Seul l’article 108 ouvrait la porte à des mesures financières supranationales en stipulant qu’en cas «de menace grave de difficultés dans la balance des paiements d'un État membre (…) susceptibles notamment de compromettre le fonctionnement du Marché commun, la Commission procédera à un examen et recommandera des mesures à l'État intéressé». Si elles s’avéraient insuffisantes, elle «recommande au Conseil, après consultation du Comité monétaire, le concours mutuel et les méthodes appropriées» et le Conseil, «statuant à la majorité qualifiée, accorde le concours mutuel.»

L’histoire de l’UEM est celle des tentatives successives de l’oligarchie financière d’obtenir que les Etats-nations membres acceptent de transférer leur pouvoir souverain en matière d’économie et de finance vers une institution supranationale dominée par les pouvoirs financiers. Robert Marjolin, l’une des figures qui a le plus contribué à cette Europe de la finance, le dit clairement dans son autobiographie (1) en évoquant, en 1974, la raison pour laquelle ces idées ont fait peu de progrès depuis le traité de Rome : «On semblait penser que l’UEM était une simple extension ou un approfondissement de l’union douanière, sans voir que les deux concepts étaient profondément différents. L’union douanière suppose simplement "que les gouvernements renoncent (…) à utiliser dans la poursuite des intérêts nationaux, les instruments de la politique commerciale, droits de douane et restrictions quantitatives…". Dans une UEM, par contre, "les gouvernements nationaux remettent à des institutions communes l’emploi de tous les instruments de la politique monétaire et de la politique économique".»

  

Les conceptions d’empire sous-jacentes à l’Union économique et monétaire européenne

 

C’est au sommet de Strasbourg du 8 décembre 1989 que l’Europe a donné le feu vert à l’adoption du traité de l’Union économique et monétaire, dont le projet avait été élaboré par une commission dirigée par Jacques Delors, alors président de la Commission économique européenne. En 1990, une conférence intergouvernementale sur l’UEM établira un processus par étapes qui aboutira aux traités de Maastricht de 1992, d’Amsterdam, en 1997, avec son corollaire, le Pacte de stabilité, à l’établissement de la Banque centrale européenne indépendante et à l’euro à partir de 1999.

Historiquement, cependant, la première pierre de ce processus fut posée par le «Programme d’action pour le deuxième étage de la Communauté économique européenne (1962-65)», présenté par la Commission aux gouvernements des pays membres, le 24 octobre 1962. Bien que l’introduction de ce texte soit de la main de Walter Hallstein, président en exercice de la Commission, les sections avaient été rédigées par les différentes directions de la CEE en charge de ces dossiers. Robert Marjolin, vice-président français de la Commission économique européenne, chargé des questions économiques et financières, était à l’origine des sections touchant aux questions économiques et financières.

Inconnu de la plupart des Français aujourd’hui, au regard de l’importance que l’UEM a pris dans la vie des nations et des citoyens européens, Robert Marjolin est, avec quelques autres sur lesquels nous nous attarderons dans cet article, l’un des individus clés ayant exercé un rôle particulièrement néfaste dans l’histoire récente de l’Europe.

Les aspects plus publics de sa vie sont bien connus. Européaniste convaincu et proche des Etats-Unis, la carrière de Robert Marjolin se déroule sous le parrainage de Jean Monnet, qui en fit le chef de la mission d’achats française aux Etats-Unis pendant la guerre, l’appela auprès de lui, en 1945, au Commissariat au Plan et lui ouvrit, entre 1948 et 1951, une grande carrière européenne en le faisant nommer à la tête de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), qui distribuait les aides du plan Marshall à toute l’Europe. De 1958 à 1967, Robert Marjolin devient vice-président de la CEE en charge de l’économie et des finances.

Mais ce sont les aspects plus sombres de sa vie, qui le lient sans aucun doute au cœur même de l’oligarchie financière anglo-américaine et à ses plans d’Empire mondial, qui sont plus importants pour cet article (voir ci-contre). En effet, cet homme d’origine très modeste qui déclare à propos de sa vie : (1) «Ce que je désirais confusément, c’était sortir de la masse, me faire reconnaître comme étant quelqu’un», gravira tous les échelons sociaux pour devenir un serviteur de cette oligarchie au plus haut niveau. Des milieux de la synarchie bancaire d’avant-guerre, jusqu’aux dernières années de sa vie où il rejoint les comités d’administration de quelques-unes des très grandes multinationales anglo-hollandaises et américaines, telles Royal Dutch Shell (Prince Bernhard) et la Chase Manhattan Bank (David Rockefeller), la carrière de Robert Marjolin a été faite en grande partie sou le contrôle des grandes familles de l’oligarchie, dont la famille Rockefeller et le groupe de Bilderberg.

Très important pour comprendre comment ces cercles financiers finiront par prendre le contrôle des finances européennes en 1989, via l’UEM, c’est le fait qu’en 1945, Robert Marjolin introduira son ami, le philosophe franco-russe Alexandre Kojève, à la Direction des relations économiques extérieures (DREE) un poste stratégique à partir duquel Kojève agira dans l’ombre, pendant une vingtaine d’années, en faveur de ces intérêts impériaux (voir ci-contre).
Egalement inconnu du public français, c’est pourtant lui qui imposa les conceptions d’Empire sous-jacentes à l’ensemble de la construction européenne et dont les populations européennes ignorent tout ! Convaincu que depuis Napoléon, les Etats-nations n’avaient plus aucune chance de faire face seuls aux défis de la guerre, Alexandre Kojève militait ouvertement en faveur de la constitution d’ensembles régionaux bâtis dans l’interdépendance, des empires régionaux qui, à la fin des temps, viendraient constituer un «empire universel et homogène» ! Alexandre Kojève, Bernard Clappier, son directeur à la DREE, et Olivier Wormser, un autre proche de Marjolin, chef de la direction économique et financière du Quai d’Orsay, agiront depuis l’intérieur de la bureaucratie, en faveur de ces conceptions supranationales, souvent à l’insu de leurs propres gouvernements. Sous la IVème République, en l’absence d’un pouvoir politique fort, ils jouissent d’une liberté de manœuvre quasi absolue.

Avec Leo Strauss (Photo gauche), le philosophe allemand exilé aux Etats-Unis en 1933 où il fonda une célèbre école à l’Université de Chicago, et Carl Schmitt(photo droite), le juriste attitré des nazis, Alexandre Kojève fait partie d’un autre trio aussi néfaste que celui-là. Ensemble, ces trois «philosophes» seront les inspirateurs de l’idéologie des néo-conservateurs au pouvoir aujourd’hui aux Etats-Unis, étrange concoction des conceptions réactionnaires de Hobbes, de Nietzsche et de Hegel

 

Du programme d’action de Robert Marjolin en 1962 au plan Delors de 1989

 

C’est donc ce groupe d’hommes que nous retrouvons à l’origine du «Programme d’action pour le deuxième étage de la Communauté économique européenne (1962-65)».

Les propositions faites dans ce programme avaient d’abord été élaborées et présentées conjointement par Robert Marjolin et un économiste belgo-américain, membre de l’une des organisations les plus importantes de l’élite américaine, le Conseil des relations extérieures de New York, et conseiller économique du Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet (ACUSE). Dans un ouvrage datant de 1957, avant même la création du Marché commun, Robert Triffin appelait déjà les Européens à aller dans la direction d’une Union économique et monétaire !

Peu avant le Programme d’action de 1962, Triffin et Robert Marjolin avaient fait une proposition conjointe pour la création d’un «Fonds de réserve européen» devant être nourri par 10 % des réserves des banques centrales, destiné à donner à la bureaucratie de Bruxelles un rôle financier indépendant et supranational par rapport aux Etats membres. Ils proposaient également la création d’une nouvelle unité de compte européenne.

Le Programme d’action de 1962 se proposait de réformer le traité de Rome, dans le sens d’une interprétation maximaliste de l’article 108, ouvrant la voie à la réalisation d’une Union économique et monétaire. Le deuxième étage proposé pour la période 1962-65 exigeait des consultations préalables avant toute opération monétaire importante. Le troisième étage, couvrant la période 1965-1969, proposait déjà une Union économique et monétaire imposant des taux fixes entre les monnaies et une politique monétaire préfigurant la rigidité de l’UEM de 1989.

Peu de ces propositions furent adoptées, car de Gaulle s’opposa vigoureusement à toutes les tentatives de la Commission de s’arroger un pouvoir supranational. Cependant, en 1964, le Conseil européen accepta de créer un comité des gouverneurs de banques centrales et de coordonner à moyen terme les politiques budgétaires. C’était déjà une victoire importante pour les financiers car, comme Robert Marjolin devait le déclarer lors du premier comité des gouverneurs de Banques centrales : «La question centrale était identifiée comme le mouvement vers la création d’une Union monétaire.»

 

Les plans Barre et Werner des années soixante

 

Profitant d’un climat monétaire très dégradé à l’échelle internationale, une nouvelle offensive aura lieu à la fin des années soixante. Dans un mémorandum qu’il rédigea lui-même en 1969, Raymond Barre (Photo ci-contre), futur Premier ministre, nous apprend que c’est «avec une très grande discrétion», étant donné les implications de telles politiques sur l’Europe, qu’un mémorandum confidentiel fut présenté par la CEE au sommet des ministres des Finances européens, réuni à Rome en février 1968. Ce «Mémorandum pour une action communautaire dans le domaine monétaire», inspiré par le Programme d’action de 1962, allait, en effet, très loin. Il proposait entre autres 1) d’obliger les «Etats-membres à ne faire aucun changement dans les parités des monnaies, sauf par un accord préalable», 2) de «définir une unité de compte devant être utilisée dans toutes les actions de la Communauté ayant besoin d’un dénominateur commun».

Cependant, Raymond Barre enterra ce projet, non pas pour des raisons de fond, mais par crainte que les Etats, la France en particulier, ne soient pas encore prêts à franchir le pas vers la supranationalité et qu’à vouloir aller trop vite, une telle approche ne réveille les réflexes nationaux, empêchant tout progrès. Barre avait remplacé entre-temps Robert Marjolin en tant que vice-président français de la CEE, chargé des questions économiques et financières.

Dans son mémorandum proposé le 12 février 1969, Barre revient à la charge, de façon plus prudente, et endosse tous les progrès réalisés vers l’UEM, dont il nous rappelle que les lignes principales ont été définies dans le chapitre VIII du Programme d’action de Marjolin. Le plan Barre «réaffirme le contenu du mémorandum de 1968» et propose d’aller au-delà 1) en renforçant la coordination dans les politiques économiques à moyen terme, en particulier en matière de production, d’emploi, de salaires et de balance des paiements. 2) en établissant des «consultations préalables obligatoires sur les politiques à court terme» et 3) en continuant à construire les instruments d’une politique monétaire européenne. Moins ambitieux que ceux de Marjolin, Triffin et les autres, ce projet était plus insidieux, car de façon très pragmatique, il incitait les gouvernements européens à accepter une coordination économique et monétaire «supranationale» de plus en plus grande.

Là encore, ce n’est pas un hasard de retrouver Raymond Barre dans ce rôle. Barre était lui aussi un collaborateur et proche ami de Robert Marjolin et d’Alexandre Kojève. L’élogieuse préface à l’autobiographie de Marjolin, Le  travail d’une vie – Mémoires 1911 – 1986, est de Raymond Barre. L’ancien Premier ministre était aussi très proche d’Alexandre Kojève, comme il le dit lui-même dans un entretien publié par Dominique Auffret dans son ouvrage Alexandre Kojève - La philosophie, l’Etat, la fin de l’Histoire.  Barre y affirme avoir rencontré Kojève en 1948 lorsque lui-même a fait son entrée à la DREE, où Kojève était chargé de mission dans le service qui suivait les relations de la France avec l’OECE, organisme dirigé par son ami Robert Marjolin. Barre fait état à plusieurs reprises de la «forte influence» intellectuelle que Kojève exerça sur lui et il évoque ses discussions avec l’émigré franco-russe, qui portaient déjà sur la libéralisation des échanges entre les pays de l’OECE et sur la préparation de l’UEM. Raymond Barre révèle aussi que dans les années 60, Kojève était un fervent partisan de la création de zones économiques régionales. Pour lui, «les économies repliées sur elles mêmes, les tarifs douaniers, les entraves à l’échange de marchandises, tout cela était dépassé», dit Barre, qui ajoute que Kojève croyait à «l’interdépendance inévitable entre les économies», «une idée qu’il puisait dans sa vision de la fin de l’histoire», c’est-à-dire l’idée inspirée de Hegel qu’un jour, les empires régionaux viendraient faire partie intégrante d’un empire universel homogène.

 

Le sommet de La Haye de 1969

 

C’est le sommet de La Haye de décembre 1969 qui mettra sur la table un projet beaucoup plus ambitieux, préfigurant déjà l’UEM de 1989. Plusieurs facteurs nouveaux, dont l’intensification des désordres monétaires internationaux qui aboutiront à la mort du système de Bretton Woods en 1971, sont à l’origine de cette nouvelle offensive.

L’autre facteur majeur est le fait que de Gaulle ait alors quitté le pouvoir, remplacé par un George Pompidou (Photo ci-contre) qui était loin d’avoir la même hauteur de vues. Proche de l’Angleterre et des milieux financiers, Pompidou commit l’erreur monumentale de faire entrer l’Angleterre dans le Marché commun, entrée qui marque le premier recul notable des économies européennes et la fin de la conception «carolingienne» du gaullisme.

Côté allemand, c’est Willy Brandt (Photo ci-dessous), un européaniste convaincu, qui prit les rênes du pouvoir.

Dans un rapport sur l’histoire de l’UEM pour la Banque nationale de Belgique, Yvo Maes nous confirme quelles ont été les sources de cette nouvelle initiative : «Le fait que Willy Brandt soit devenu chancelier allemand était très important. Brandt était un fédéraliste européen convaincu et très favorable à l’UEM, tout comme Gaston Eyskens (Belgique) et Pierre Werner (Luxembourg). Brandt était membre du Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet, qu’il a consulté avant de préparer le sommet de La Haye. Monnet a fait appel à Triffin qui a rédigé la proposition pour un Fonds monétaire européen.»

A ce sommet, les chefs d’Etats demandèrent à Pierre Werner, Premier ministre luxembourgeois, d’établir un projet en vue de la création d’une Union économique et monétaire. Le plan Werner, présenté en 1970 sous le titre L’Europe en route vers l’Union monétaire, se situe, encore une fois, dans la continuité du Programme de Marjolin de 1962, y compris la «proposition de Robert Triffin et de Robert Marjolin de 1958 pour la création d’un Fonds de réserve européen, fin ultime d’une politique économique et monétaire commune». Il propose la création par étapes, sur une période de sept à dix ans au plus, d’une Union économique et monétaire prévoyant la mise en oeuvre d’un mécanisme réduisant les fluctuations des taux de change ; la définition d’une unité de compte européenne dont l’usage serait d’abord facultatif et pragmatique, pouvant favoriser, entre autres, le développement d’un marché financier européen autonome ; la création d’un Fonds de coopération monétaire européen permettant d’organiser les concours financiers destinés aux opérations de financement à court et à moyen terme de la Communauté.

Dans la septième étape, ce Fonds se transformerait en Fonds de réserve européen, aux compétences largement étendues, et Pierre Werner (Photo ci-contre) nous dit que «conformément au plan du professeur Triffin, patronné par le Comité Monnet, les banques centrales détiendraient sous forme de dépôts une proportion déterminée de leurs réserves monétaires globales. Les dépôts seraient libellés en unités de compte.» Werner ajoute, quant à ces dernières propositions, «que l’usage de l’unité de compte européenne nous rapproche notablement d’une ultime étape, à savoir la centralisation définitive de la politique monétaire et la substitution d’une monnaie européenne, de compte et de circulation, aux monnaies nationales. Cela ne se fera sans doute qu’en fonction d’une intégration politique plus poussée».

Indiquant que les objectifs poursuivis par ces «pères» de l’Europe financières étaient tout sauf «idéaux», une note sur la liberté de circulation des capitaux, annexée au rapport Werner, appelle les Etats à adopter des mesures contribuant à l’émergence d’un marché des capitaux européen, dont l’origine serait le marché de l’euro-dollar.

On voit, enfin, dans le plan Werner, une forme d’extrémisme monétaire, combinant à la fois une liberté absolue dans la circulation des biens, des personnes et des capitaux, avec un rigorisme extrême au niveau du contrôle monétaire et budgétaire par une agence unique, supranationale. Trois conditions seraient nécessaires à une UEM : «Une convertibilité totale et irréversible des monnaies entre elles ; la libération complète des mouvements de capitaux et l’intégration complète des marchés bancaires et autres marchés financiers, l’élimination des marges de fluctuation et la fixation irrévocable des parités.»

Heureusement pour l’Europe d’alors, la crise monétaire qui aboutit à la fin du système de Bretton Woods mit en veilleuse tous ces projets jusqu’à la création du serpent monétaire européen en 1972 et du Système monétaire européen de 1978, qui obéissent cependant à une logique différente. En effet, il s’agit là d’une défense des économies européennes, dans un monde où le flottement des monnaies et la globalisation ont de graves répercussions sur les économies, plutôt que d’une volonté de créer une UEM supranationale.

 

Du plan Werner au plan Delors, le témoignage de Hans Tietmeyer,
ancien gouverneur de la Bundesbank

 

Le témoignage de Hans Tietmeyer (Photo ci-contre), président de la Bundesbank entre 1993 et 1999, sur certains moments clés de l’histoire de l’UEM est particulièrement instructif, étant donné sa défense systématique et éhontée du point de vue des banques contre celui des peuples. Dans un discours prononcé à l’Académie royale irlandaise de Dublin, le 26 avril 2005, Tietmeyer, qui avait fait partie du groupe Werner, souligne que le «vrai tournant en U pour la politique monétaire européenne» a démarré en 1983, «lorsqu’un fort conflit a éclaté à l’intérieur du gouvernement concernant l’orientation future de la politique intérieure. C’est le nouveau ministre des Finances, Jacques Delors, qui finit par gagner le soutien du président Mitterrand à un changement fondamental de la politique intérieure française et de la politique monétaire, en direction d’une orientation soutenue vers la stabilité.»

On se souvient de ce conflit, résolu avec l’adoption par François Mitterrand du «tournant libéral», une désastreuse politique de rigueur qui caractérisa toute sa présidence par la suite. En 1981, fraîchement élu, Mitterrand lance une politique radicale de nationalisation des banques et grandes industries. Pas moins de trente-six banques seront nationalisées, y compris les deux les plus importantes, Paribas et Suez, ainsi que sept grands groupes industriels, parmi lesquels Rhône-Poulenc, Saint-Gobain, Pechiney et Usinor. Sous couvert d’une politique radicalement de gauche, l’offensive de François Mitterrand avait surtout pour but de remplacer les vieux gaullistes par de jeunes fonctionnaires socialistes ou par des bureaucrates plus «européanistes», plus ou moins liés aux cercles de l’Internationale socialiste.

Fin 1982, suite à ces politiques, qui ne sont pas soutenues par une stratégie cohérente de développement industriel, l’économie française est exsangue, la fuite des capitaux massive et le chaos menace. Un conflit éclate au gouvernement, avec d’un côté Jean-Pierre Chevènement et Laurent Fabius, favorables à la sortie de la France du SME et au flottement du franc, de l’autre, Jacques Delors et Pierre Mauroy, partisans de s’y maintenir mais en adoptant une politique d’austérité féroce. C’est alors que Jacques Delors fait appel aux services de son ami Michel Camdessus pour convaincre Laurent Fabius d’abandonner sa position, ce qu’il fit en montrant à Fabius que, les coffres de la France étant désespérément vides, elle serait bien incapable de soutenir sa monnaie face à la moindre attaque. Convaincu, Fabius abandonne et Mitterrand s’embarque dans les politiques de rigueur de Jacques Delors, avec un premier plan en 1982, un deuxième en 1983 et un troisième en 1984. Ces politiques ont fait du Mitterrand d’alors l’un des présidents les plus impopulaires de l’histoire de France, en compétition seulement avec Jacques Chirac pendant son deuxième mandat, et pour les mêmes raisons…

En 1985, Jacques Delors est nommé à la présidence de la Commission européenne où il restera jusqu’en 1995, mettant toute son énergie au service de la cause de la supranationalité européenne. C’est sous la présidence de la CEE par Jacques Delors que les milieux financiers réussiront enfin à imposer la monnaie unique et l’abandon total de la souveraineté monétaire par les Etats membres, au profit d’une Banque centrale européenne indépendante, dont la politique est définie par les marchés financiers.

Mais c’est en 1988 que l’histoire de l’UEM s’emballe. Selon Tietmeyer, «un développement plus significatif eut lieu quand nous, en Allemagne, avons reçu des informations confidentielles concernant de possibles changements de la position française. Celles-ci indiquaient que la  France pourrait et serait prête à envisager le transfert de la politique monétaire nationale vers une institution supranationale telle que la Banque centrale européenne». Sur la base de cette information, la présidence allemande de la CEE proposa alors, au sommet de Hanovre de juin 1988, la création d’un groupe chargé d’élaborer un plan par étapes vers une Union économique et monétaire sous la direction de Jacques Delors.

 

Le plan Delors de 1989

 

Le plan Delors a été présenté au sommet de Madrid de 1989. C’était tout ce que la faction synarchiste avait espéré depuis le début. Dans une continuité parfaite, le plan Delors part des prémisses du plan Werner et se situe, une fois de plus, dans les orientations du Programme d’action de 1962, dont il présente encore, en option, la vieille proposition de Robert Triffin/Marjolin pour la création d’un Fonds de réserve européen !

Il établit un plan entre trois phases pour aboutir à la création d’une monnaie unique et d’une instance unique de décision monétaire en Europe, auprès de qui les Etats membres auront abdiqué tout pouvoir de décision dans ce domaine : c’est le Système européen de banques centrales, chapeauté par la Banque centrale européenne, indépendante des pouvoirs politiques et menant une politique définie par les marchés financiers. Notons la forte influence, dans tous ces schémas, de l’économiste Robert Mundell (Photo ci-contre), concepteur des «zones monétaires régionales optimales» où l’on trouve combinées une dérégulation totale pour ce qui est de la circulation des biens, des personnes et des capitaux, et des contraintes extrêmement rigides pour ce qui est de la politique budgétaire et de l’endettement (voir article ci-joint).

Soulignons également le caractère totalement libéral de ce Traité qui s’engage à garantir une concurrence totale et non faussée, à limiter strictement les «subsides publics en faveur de certains secteurs», à interdire l’intervention des pouvoirs publics auprès de la Banque centrale européenne et proclame que «la flexibilité des salaires et la mobilité de la main d’œuvre sont nécessaires pour éliminer les différences de compétitivité parmi les différents pays et régions».

Il faut noter que le groupe qui a élaboré le plan Delors était presque exclusivement composé de banquiers centraux ! A la demande expresse de Jacques Delors, les ministres des Finances des gouvernements élus par les peuples ont été écartés de ce comité, car Delors craignait l’hostilité de plusieurs d’entre eux à son projet. Le comité fut donc composé des douze banquiers centraux des pays membres, ainsi que de trois experts «indépendants» : Alexander Lamfallusy, alors directeur de la Banque des règlements internationaux (BRI), Niels Thygesen, un économiste danois proche de Robert Mundell et de son groupe de Sienne, et Miguel Boyer, du Banco Exterior de Espana. Parmi les banquiers centraux ayant participé à ces travaux du côté allemand, certains, dont Karl Otto Pöhl, président de la Bundesbank (1980-1991), qui termina sa carrière dans le comité de conseillers du groupe Carlyle, associé à la famille Bush, et Hans Tietmeyer (1993-1999), sont parmi les soutiens les plus acharnés des pouvoirs financiers. La France, elle, était représentée par Jacques de la Rosière.

 

La réunification de l’Allemagne et l’indépendance de la BCE

 

Au sommet de Madrid du 26-27 juin, d’où la première phase de l’UEM fut lancée à partir du 1er juillet 1990, il y avait encore beaucoup de voix divergentes. En France, par exemple, Pierre Bérégovoy, alors ministre de l’Economie, était favorable à une monnaie commune pour les transactions en dehors de l’Union européenne, alors que Mitterrand et Delors étaient favorables à une monnaie unique. Margaret Thatcher refusa d’engager la Grande-Bretagne, pendant que le chancelier Helmut Kohl hésitait beaucoup à abandonner le deutsch-mark.

Il faudra attendre le sommet de Strasbourg de décembre 1989 pour que Kohl, au milieu des grandes tensions provoquées par la chute du Mur et la réunification de l’Allemagne, accepte d’abandonner le mark et de se soumettre  à l’UEM, tout en exigeant de ses partenaires une BCE indépendante des pouvoirs publics, sur le modèle de la Bundesbank.

L’histoire est officielle depuis la publication par Jacques Attali de Verbatim, ses mémoires de l’époque où il était l’éminence grise de François Mitterrand. Craignant de perdre sa place politique prépondérante en Europe, la France s’est opposée à la réunification de l’Allemagne et a même tenté de l’empêcher, et quand ceci est devenu impossible, elle a obligé son allié à accepter l’UEM, sachant qu’elle allait totalement à l’encontre des intérêts bien compris de l’Allemagne -- comme de la France, ajoutons-nous. Claire Tréan, dans Le Monde du 14 octobre, décrit avec acuité le sentiment qui régnait au sein du gouvernement français sur cette question épineuse : «Le sujet est extrêmement sensible. (…) Chaque mot peut réveiller en France des frayeurs endormies, la hantise plus ou moins consciente de voir 75 ou 80 millions d'Allemands proclamer l'avènement du "quatrième Reich"» (sic). C’étaient les positions géopolitiques de Margaret Thatcher, étrangement proches aussi de l’esquisse d’Alexandre Kojève.

Questionnés sur le fait que la France avait exigé l’adhésion de l’Allemagne à l’UEM et à l’euro comme condition à la réunification allemande, deux des plus proches collaborateurs de François Mitterrand ont confirmé les faits. Dans un entretien à la revue Limes (1998), Hubert Védrine déclarait : «L'idée d'Union économique et monétaire était dans l'air depuis les années 70, avec le plan Werner. (…) C'est le contexte particulier créé par le début de la réunification, la force déjà établie de la relation personnelle entre François Mitterrand et Helmut Kohl, leur vision commune de l'avenir et de l'Europe, qui a permis la vraie décision, à Strasbourg, en décembre 1989, dont tout le reste découle.» A la même question, Jacques Delors a répondu en souriant que «les grandes idées peuvent parfois être servies par les circonstances, par l’habilité tactique et politique» ! Dans un entretien disponible sur Internet*, Jacques Jessel, un diplomate français de haut rang qui connaît bien l’Allemagne, rapporte aussi les propos très intéressants tenus par le chancelier Kohl à un interlocuteur français sur les ultimes négociations aboutissant à l’UEM. Ce dernier les a ensuite rapportés à Jessel : «Les seuls deux points qui intéressaient François Mitterrand étaient le droit de vote pour les étrangers et (…) la détermination de la date finale pour l’introduction de la monnaie unique».

En échange de l’accord pour l’UEM, l’Allemagne exigera de son côté que la Banque centrale européenne soit indépendante des pouvoirs politiques.

 

 

L’oligarchie financière internationale

 

C’est ainsi que la France et l’Allemagne ont été amenées toutes deux à adopter les pires politiques de la synarchie financière internationale, politiques qui aboutissent aujourd’hui à la mise en coupe réglée par la finance de l’économie productive et des populations européennes.

Comme on l’a vu depuis le début, les empreintes de l’oligarchie financière internationale apparaissent tout au long de l’histoire de l’UEM. Parmi les groupes les plus en vue, mais jouant probablement seulement le rôle de porte-parole de l’ensemble de l’oligarchie, la Fondation Rockefeller et le Groupe de Bilderberg, fondé par David Rockefeller et le Prince Bernhard de Hollande. A partir de 1973, la Commission trilatérale militera publiquement pour un monde globalisé divisé en trois zones régionales -- Etats-Unis, Europe et Asie -- vision d’ailleurs tout à fait cohérente, non seulement avec les objectifs impériaux de Kojève, mais aussi avec les projets monétaires de Robert Mundell et de son groupe de Sienne. Ce n’est donc pas un hasard si on retrouve Marjolin et Barre, et leurs proches, parmi les membres de la Commission trilatérale. Sept autres membres de cette Commission viennent du club Jean Moulin, dont faisait partie Jacques Delors et où l’on retrouvait aussi, outre Michel Crozier qui a co-signé un ouvrage avec Samuel Huntington, des «chrétiens sociaux» qui s’étaient distingués avant guerre dans les décades de Pontigny ou à l’école des cadres d’Uriage de la Révolution nationale, Paul Delouvrier et François Bloch-Lainé. L’Institut Aspen, où l’on retrouve encore Barre et Delors, ainsi que Michel Pebereau, de la BNP Paribas, est une pépinière de ce type de réseau, alors qu’au Bilderberg, on retrouve Jean-Claude Trichet, président en exercice de la BCE, et Henri de Castries, président d’AXA et haut représentant du «parrain» du capitalisme français, Claude Bébéar.

Ayant apporté une contribution non négligeable au rejet par les citoyens français du Traité constitutionnel européen, nous prenons ici l’engagement solennel de poursuivre notre combat jusqu’à la révocation de ce Traité et au retour de la France à des politiques nationales et européennes conformes aux besoins des populations.

  • Bibliographie

 

AUFFRET, DOMINIQUE– Alexandre Kojève, La philosophie, l’Etat, la fin de l’histoire.

ATTALI, JACQUES – Verbatim I, II, III (Fayard 1993- 1995) ; C’était François Mitterrand (Fayard, 2005)

BARRE, RAYMOND, « Mémorandum pour une action communautaire dans le domaine monétaire », 12 février 1969.

COLLOQUE WALTER LIPPMAN – Institut internationale de coopération intellectuelle – Paris 26 – 30 août 1938

JESSEL, JACQUES – La réunification de l’Allemagne : www.diploweb.com

KOJEVE, ALEXANDRE – Esquisse d’une doctrine de la politique française (1945), Projet Kojevnikov (1945), Introduction à la phénoménologie de l’Esprit de Hegel, L’athéisme, Correspondance Kojève/Strauss

MAES, IVO National Bank of Belgium working papers – Research series macroeconomic and monetary policy-making at the European Commission, from the Rome Treaties to the Hague Summit

MARJOLIN, ROBERT– Le travail d’une vie, Mémoires 1911 –1986, Paris, Robert Laffont

MUNDELL, ROBERT – « European currency before and after 1969 – Conference in honor of Niels Thygesen », Dec. 10th 2004 ; "The Theory of Optimal Currency Areas," 1961,

PROGRAMME D’ACTION pour le deuxième étage de la Communauté économique européenne (1962-65)

RAPPORT DELORS – Rapport sur l’UEM dans la Communauté européenne du 12 avril 1989

RAPPORT PIERRE WERNER  - « L’Europe en route vers l’Union monétaire », janvier 1968

STRAUSS, LEO – De la Tyrannie ; Correspondance Strauss/Kojève.

TIETMEYER, HANS – Discours prononcé à l’Académie royale irlandaise de Dublin, le 26 avril 2005.