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Alexandre Kojève,
logique d’empire
et dialectique du «maître-esclave»
Sans
que la plupart des citoyens européens n’en aient la moindre idée, l’UEM
qui leur a été imposée depuis le milieu des années 80 porte en elle le
dessein d’un empire. Le manipulateur qui a le plus contribué à sa
conception, lui aussi parfaitement inconnu de l’opinion publique, est un
«philosophe» franco-russe du nom d’Alexandre Kojève.
Né en Russie, Kojève (1902-1968) s’exile
en Allemagne en 1920. En 1926, il s’établit à Paris où il restera
jusqu’à la fin de sa vie. Mais c’est à Berlin, dans les années 20, qu’il
rencontre le philosophe juif allemand Leo Strauss (1899-1973), qui avait
quitté l’Allemagne en 1932 pour Paris où il restera deux ans en relation
avec Kojève avant de s’établir à Londres. En 1938, il part aux
Etats-Unis où il formera à l’Université de Chicago la plupart des
néo-conservateurs au pouvoir aujourd’hui dans ce pays. Kojève et Strauss
resteront de proches collaborateurs toute leur vie, Strauss envoyant ses
«brillants» élèves, tels Allan Bloom ou Francis Fukuyama, auprès de
Kojève. A ce duo, il faut ajouter Carl Schmitt, juriste attitré des
nazis. Notons que Strauss a pu prendre la route de l’exil grâce à la
Fondation Rockefeller – toujours elle ! – auprès de laquelle Schmitt
l’avait introduit. Après la guerre, Kojève participa activement à la
réhabilitation de Carl Schmitt.
C’est un cycle de conférences sur Hegel,
donné entre 1933 et 1939 à l’Ecole pratique de hautes études (EPHE), qui
confère à Alexandre Kojève son influence totalement démesurée dans la
vie politique française et européenne. En effet, on retrouve là un petit
groupe d’hommes, parmi lesquels Raymond Aron, Robert Marjolin, George
Bataille, Jacques Lacan et Raymond Queneau, qui jouera un rôle majeur
dans les années qui suivirent, au service de l’oligarchie financière
internationale.
Qu’Alexandre Kojève ait pu exercer une
telle influence est proprement effrayant à l’étude de ses idées. Ardent
défenseur du rétablissement des empires, il épousait entièrement la
dialectique hégélienne du maître/esclave comme moteur de l’histoire. Son
séminaire à l’EPHE portait surtout sur la section A du chapitre IV de
la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel, consacrée à cette dialectique
du maître/esclave. Ce texte sert de préface à l’ouvrage qui présente
l’ensemble des séminaires de Kojève.
Au début de ce texte, Hegel établit une
différence entre l’homme et l’animal, ce dernier ne dépassant pas le
stade du «sentiment de soi», alors que l’homme est «conscient de soi
(..) et de sa dignité humaine». Mais, ce n’est pas la raison qui
permet à l’homme de devenir conscient de lui-même, mais un désir qui le
pousse à se découvrir. «L’homme, nous dit-il, ne s’avère humain que
s’il risque sa vie (…) dans une lutte à mort en vue de la
reconnaissance» ! Autrement dit, c’est la capitulation ou la mort
entre deux adversaires, dans une lutte à mort, qui permet à l’homme de
reconnaître sa qualité humaine ! Mais comment un mort, ou deux,
peuvent-ils reconnaître le vainqueur ? Hegel admet que pour que «la
réalité humaine» puisse se constituer, «il faut que les deux
adversaires restent en vie». Dans cette lutte, donc, l’un «doit
avoir peur de l’autre, (…) doit refuser le risque de sa vie en vue de la
satisfaction (du) désir de "reconnaissance"» de l’autre. Or, le
«reconnaître» ainsi, c’est le «reconnaître comme son Maître et se
reconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du Maître». C’est
cette dialectique qui définit l’histoire du monde, les esclaves
dépassant les maîtres, le tout devant s’annuler à la fin de l’histoire,
où maîtres et esclaves seront les deux à la fois…
Avec cette conception hégélienne, encore
plus brutale que celle de Hobbes et préfigurant celle de Nietzsche, il
n’est pas étonnant qu’Alexandre Kojève se fasse le défenseur des
empires. C’est le thème principal d’une Esquisse d’une doctrine de la
politique française rédigée en août 1945 et du Projet Kojevnikov
datant de la même époque.
Dans ce texte qui paraît aberrant par
certains côtés, mais dont on voit l’influence certaine qu’il a eue sur
la pensée néo-conservatrice aux Etats-Unis et en France, où «la Règle du
Jeu» de Bernard-Henri Levy publiait encore des extraits en 1990, juste
après la chute du Mur et la réunification de l’Allemagne, Kojève défend
l’idée que l’ère des nations est révolue et que «pour être
politiquement viable, l’Etat moderne doit reposer sur une vaste union
impériale de nations apparentées». Les économies nationales ne sont
plus capables de financer les techniques militaires de la guerre
moderne. Entre la nation et l’Empire homogène et universel de la fin de
l’histoire, la réalité intermédiaire est celle des empires régionaux. Au
sortir de la guerre, Kojève voit deux empires hégémoniques, l’empire
«slavo-soviétique», à dominante religieuse orthodoxe, et l’empire
«anglo-saxon» à dominante protestante, auquel viendra se joindre
l’Allemagne.
Dans ce contexte, si la France veut
continuer à exister, elle ne peut ni rester isolée, car son histoire en
tant que nation est finie, ni se joindre à cet empire anglo-saxon, car
elle risquerait de n’être plus qu’«un hinterland militaire
économique, et par suite politique, de l’Allemagne, devenue
l’avant-poste militaire de l’Empire anglo-saxon». Usant des mêmes
arguments géopolitiques qu’on a entendus chez Thatcher et Mitterrand à
l’époque de la chute du Mur, Kojève soutient qu’une France avec 40
millions d’habitants serait incapable de faire face à une Allemagne de
80 millions ! Face à cette «réalité», Kojève n’hésite pas à faire appel
à la vieille idée de Mussolini et de Laval en 1936, d’un empire des
sœurs latines, et propose que la France constitue un empire latin
catholique, «idée-idéal (…) où le peuple français aurait pour but et
pour devoir le maintien de son rang de primus inter pares» !
Cet empire rassemblant 110 millions habitants mettrait en commun les
«ressources de leurs patrimoines coloniaux», notamment africains, et
aurait une politique économique et militaire unique. Sa zone d’influence
se limiterait à la Méditerranée, cette mare nostrum. Mais
qu’est-ce qui «apparente» ces trois nations ? La «douceur de vivre» qui
transforme le «bien-être bourgeois en douceur de vivre aristocratique» !
Mais comment convaincre les Français
qu’ils doivent proclamer «que la France est morte politiquement une
fois pour toutes en tant qu’Etat-nation» ? Il faut qu’elle comprenne
qu’elle «engendre l’empire afin de prolonger, dans le futur,
l’autonomie et la grandeur que son présent purement national ne lui
permet plus de soutenir». N’est-ce pas le langage que toute l’élite
politique nous tient actuellement, que la France ne peut plus agir
puissamment dans le monde, autrement que par «l’Europe puissance»?
La clé pour réussir, dit Kojève, c’est le
général de Gaulle, mais «comment le convertir à l’idée de l’empire
latin ?» Kojève élabore un plan pour rassembler les masses
contrôlées par les communistes, la volonté politique du général de
Gaulle et les élites économiques, technocratiques et culturels, à
soutenir son projet. Il propose de mobiliser résistants «constructifs»,
fonctionnaires, techniciens et capitalistes, mais aussi tous «ceux
qui avaient la foi dans la Révolution nationale» du Maréchal «et
ont agi en conséquence.» Car il faut avoir des hommes d’action qui
poussent aux limites, même s’ils ont fait des erreurs, pour aboutir.
Ailleurs dans ce texte, qui propose de donner à l’empire latin juste
assez de pouvoir militaire pour asseoir sa neutralité, Kojève fait
l’éloge de cette période «d’objection de conscience» que fut Vichy.
Le général de Gaulle, on le sait, a
bouleversé ce projet qui, sous sa forme d’Union latine, n’a probablement
jamais été pris au sérieux. Il reste que depuis la mort de de Gaulle,
quelque chose de très proche est apparu, bien qu’englobant l’Allemagne,
sous la forme d’un ensemble régional interdépendant, dominé par une
autorité supranationale, et que certains, en Angleterre, appellent déjà
l’Empire européen et en France, plus pudiquement, l’Europe puissance. |