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Union économique et monétaire européenne 

Ces Français qui ont ouvert
l’Europe aux financiers anglo-américains

 

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Par Christine Bierre  - "Nouvelle Solidarité - 28 octobre 2005 -

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alexandre Kojève, logique d’empire
et dialectique du «maître-esclave»

Sans que la plupart des citoyens européens n’en aient la moindre idée, l’UEM qui leur a été imposée depuis le milieu des années 80 porte en elle le dessein d’un empire. Le manipulateur qui a le plus contribué à sa conception, lui aussi parfaitement inconnu de l’opinion publique, est un «philosophe» franco-russe du nom d’Alexandre Kojève.

Né en Russie, Kojève (1902-1968) s’exile en Allemagne en 1920. En 1926, il s’établit à Paris où il restera jusqu’à la fin de sa vie. Mais c’est à Berlin, dans les années 20, qu’il rencontre le philosophe juif allemand Leo Strauss (1899-1973), qui avait quitté l’Allemagne en 1932 pour Paris où il restera deux ans en relation avec Kojève avant de s’établir à Londres. En 1938, il part aux Etats-Unis où il formera à l’Université de Chicago la plupart des néo-conservateurs au pouvoir aujourd’hui dans ce pays. Kojève et Strauss resteront de proches collaborateurs toute leur vie, Strauss envoyant ses «brillants» élèves, tels Allan Bloom ou Francis Fukuyama, auprès de Kojève. A ce duo, il faut ajouter Carl Schmitt, juriste attitré des nazis. Notons que Strauss a pu prendre la route de l’exil grâce à la Fondation Rockefeller – toujours elle ! – auprès de laquelle Schmitt l’avait introduit. Après la guerre, Kojève participa activement à la réhabilitation de Carl Schmitt.

C’est un cycle de conférences sur Hegel, donné entre 1933 et 1939 à l’Ecole pratique de hautes études (EPHE), qui confère à Alexandre Kojève son influence totalement démesurée dans la vie politique française et européenne. En effet, on retrouve là un petit groupe d’hommes, parmi lesquels Raymond Aron, Robert Marjolin, George Bataille, Jacques Lacan et Raymond Queneau, qui jouera un rôle majeur dans les années qui suivirent, au service de l’oligarchie financière internationale.

Qu’Alexandre Kojève ait pu exercer une telle influence est proprement effrayant à l’étude de ses idées. Ardent défenseur du rétablissement des empires, il épousait entièrement la dialectique hégélienne du maître/esclave comme moteur de l’histoire. Son séminaire à l’EPHE portait surtout sur la section A du chapitre IV de la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel, consacrée à cette dialectique du maître/esclave. Ce texte sert de préface à l’ouvrage qui présente l’ensemble des séminaires de Kojève.

Au début de ce texte, Hegel établit une différence entre l’homme et l’animal, ce dernier ne dépassant pas le stade du «sentiment de soi», alors que l’homme est «conscient de soi (..) et de sa dignité humaine». Mais, ce n’est pas la raison qui permet à l’homme de devenir conscient de lui-même, mais un désir qui le pousse à se découvrir. «L’homme, nous dit-il, ne s’avère humain que s’il risque sa vie (…) dans une lutte à mort en vue de la reconnaissance» ! Autrement dit, c’est la capitulation ou la mort entre deux adversaires, dans une lutte à mort, qui permet à l’homme de reconnaître sa qualité humaine ! Mais comment un mort, ou deux, peuvent-ils reconnaître le vainqueur ? Hegel admet que pour que «la réalité humaine» puisse se constituer, «il faut que les deux adversaires restent en vie». Dans cette lutte, donc, l’un «doit avoir peur de l’autre, (…) doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction (du) désir de "reconnaissance"» de l’autre. Or, le «reconnaître» ainsi, c’est le «reconnaître comme son Maître et se reconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du Maître». C’est cette dialectique qui définit l’histoire du monde, les esclaves dépassant les maîtres, le tout devant s’annuler à la fin de l’histoire, où maîtres et esclaves seront les deux à la fois…

Avec cette conception hégélienne, encore plus brutale que celle de Hobbes et préfigurant celle de Nietzsche, il n’est pas étonnant qu’Alexandre Kojève se fasse le défenseur des empires. C’est le thème principal d’une Esquisse d’une doctrine de la politique française rédigée en août 1945 et du Projet Kojevnikov datant de la même époque.

Dans ce texte qui paraît aberrant par certains côtés, mais dont on voit l’influence certaine qu’il a eue sur la pensée néo-conservatrice aux Etats-Unis et en France, où «la Règle du Jeu» de Bernard-Henri Levy publiait encore des extraits en 1990, juste après la chute du Mur et la réunification de l’Allemagne, Kojève défend l’idée que l’ère des nations est révolue et que «pour être politiquement viable, l’Etat moderne doit reposer sur une vaste union impériale de nations apparentées». Les économies nationales ne sont plus capables de financer les techniques militaires de la guerre moderne. Entre la nation et l’Empire homogène et universel de la fin de l’histoire, la réalité intermédiaire est celle des empires régionaux. Au sortir de la guerre, Kojève voit deux empires hégémoniques, l’empire «slavo-soviétique», à dominante religieuse orthodoxe, et l’empire «anglo-saxon» à dominante protestante, auquel viendra se joindre l’Allemagne.

Dans ce contexte, si la France veut continuer à exister, elle ne peut ni rester isolée, car son histoire en tant que nation est finie, ni se joindre à cet empire anglo-saxon, car elle risquerait de n’être plus qu’«un hinterland militaire économique, et par suite politique, de l’Allemagne, devenue l’avant-poste militaire de l’Empire anglo-saxon». Usant des mêmes arguments géopolitiques qu’on a entendus chez Thatcher et Mitterrand à l’époque de la chute du Mur, Kojève soutient qu’une France avec 40 millions d’habitants serait incapable de faire face à une Allemagne de 80 millions ! Face à cette «réalité», Kojève n’hésite pas à faire appel à la vieille idée de Mussolini et de Laval en 1936, d’un empire des sœurs latines, et propose que la France constitue un empire latin catholique, «idée-idéal (…) où le peuple français aurait pour but et pour devoir le maintien de son rang de primus inter pares» ! Cet empire rassemblant 110 millions habitants mettrait en commun les «ressources de leurs patrimoines coloniaux», notamment africains, et aurait une politique économique et militaire unique. Sa zone d’influence se limiterait à la Méditerranée, cette mare nostrum. Mais qu’est-ce qui «apparente» ces trois nations ? La «douceur de vivre» qui transforme le «bien-être bourgeois en douceur de vivre aristocratique» !

Mais comment convaincre les Français qu’ils doivent proclamer «que la France est morte politiquement une fois pour toutes en tant qu’Etat-nation» ? Il faut qu’elle comprenne qu’elle «engendre l’empire afin de prolonger, dans le futur, l’autonomie et la grandeur que son présent purement national ne lui permet plus de soutenir». N’est-ce pas le langage que toute l’élite politique nous tient actuellement, que la France ne peut plus agir puissamment dans le monde, autrement que par «l’Europe puissance»?

La clé pour réussir, dit Kojève, c’est le général de Gaulle, mais «comment le convertir à l’idée de l’empire latin ?» Kojève élabore un plan pour rassembler les masses contrôlées par les communistes, la volonté politique du général de Gaulle et les élites économiques, technocratiques et culturels, à soutenir son projet. Il propose de mobiliser résistants «constructifs», fonctionnaires, techniciens et capitalistes, mais aussi tous «ceux qui avaient la foi dans la Révolution nationale» du Maréchal «et ont agi en conséquence.» Car il faut avoir des hommes d’action qui poussent aux limites, même s’ils ont fait des erreurs, pour aboutir. Ailleurs dans ce texte, qui propose de donner à l’empire latin juste assez de pouvoir militaire pour asseoir sa neutralité, Kojève fait l’éloge de cette période «d’objection de conscience» que fut Vichy.

Le général de Gaulle, on le sait, a bouleversé ce projet qui, sous sa forme d’Union latine, n’a probablement jamais été pris au sérieux. Il reste que depuis la mort de de Gaulle, quelque chose de très proche est apparu, bien qu’englobant l’Allemagne, sous la forme d’un ensemble régional interdépendant, dominé par une autorité supranationale, et que certains, en Angleterre, appellent déjà l’Empire européen et en France, plus pudiquement, l’Europe puissance.