Les dossiers d'Objectif-France Magazine
26 février
2007

 

Nul ne peut faire parler le général de Gaulle                                                  Propos recueillis par Raphaël Dargent,

 
  • Pierre Messmer, Ancien Premier ministre,  Chancelier de l’Institut

Libres. – Depuis quelques années, tout semble laisser à penser que la France s’avance vers une crise politique majeure. Le divorce entre les élites et le peuple s’est exprimé à plusieurs reprises dans les urnes. Les élites semblent ne pas comprendre le peuple et le peuple, lui, faute de perspectives claires et enthousiasmantes, se replient sur ce qu’il connaît et refusent tout changement, toute réforme pourtant nécessaire. Est-ce là votre analyse ?

 

Pierre Messmer. – Il est vrai  que les Français n’aiment pas les réformes ; ils préfèrent les révolutions. Le fait est que les grands changements du dernier demi-siècle en France ont été le fruit de sorties de crises. En 1945 avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1958 avec la crise de la décolonisation qui a conduit au retour au pouvoir du général de Gaulle. Et il est remarquable que depuis 1958 la France n’ait connu aucune crise grave ; 1968 n’a provoqué d’évolutions que dans les mœurs et non dans les institutions et dans la politique françaises. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner qu’après près d’un demi-siècle la France ressente aujourd’hui un besoin de changement. Cette aspiration n’arrive pas à s’exprimer dans ce qu’on peut appeler la politique intérieure française.

 

Libres. – Vous écriviez à Philippe de Saint-Robert en date du 25 août 1988 – Philippe de Saint-Robert le rapporte dans la préface de Ma part de France – ceci : « En démocratie, la dignité des responsables politiques tient à ce qu’ils se remettent en question périodiquement, à l’occasion d’élections. » Se remettre en question, n’est-ce pas aussi tirer les conclusions d’un désaveu politique cinglant comme lors des régionales ou des européennes de 2004 ou encore lors du référendum sur la Constitution européenne ?

 

Pierre Messmer. – C’est en effet une remise en question nécessaire, qui aura lieu de toute façon en 2007. Pas avant, car le président de la République a été échaudé en ce qui concerne les dissolutions. Aujourd’hui, les chefs d’Etat – je ne parle pas seulement de Jacques Chirac, je parle aussi de ses prédécesseurs – ne veulent plus se remettre en question à l’occasion de référendums. L’attitude du général de Gaulle était bien connue : « Je vais au référendum, je propose aux Français une réponse au référendum, et s’ils refusent cette réponse, je m’en vais. » Ce fut le cas en 1969. Depuis lors, les présidents de la République vont assez rarement au référendum et, lorsqu’ils y vont, ils déclarent que la réponse ne les concerne pas, que de toute façon ils resteront en place. Et naturellement, les députés pour ce qui les concerne, ne pensent plus qu’à leur réélection. D’où le fait qu’il n’y a presque plus de réformes. Lorsqu’on approche des élections, les députés, sachant que les Français ne veulent pas de réforme, n’en font pas. Certes, il y a eu au début de l’actuel quinquennat une réforme importante, celle des retraites – réforme qui n’était pas complète mais tout de même importante –, mais depuis plus rien ! Et je peux vous dire qu’il n’y aura rien d’ici 2007. En tous les cas, rien d’important.

 

Libres. - Certains estiment qu’en réalité nous traversons une crise de régime ; pour eux, ce sont les institutions de la Ve République  qui sont responsables de la crise française. On évoque de plus en plus dans certains milieux politiques la nécessité d’une VIe République. L’élection du président de la République au suffrage universel est notamment dans la ligne de mire.

 

Pierre Messmer. – Ce n’est pas sérieux. Ce qui est en cause, ce ne sont pas les institutions mais les hommes. Je viens de le dire à propos du référendum mais c’est vrai dans d’autres circonstances, lors d’élections nationales, régionales, départementales ou locales : ce sont les hommes qui sont en question. Et ce sont les charges du pouvoir qu’ils tiennent de la Constitution qui sont pour eux un problème. Car enfin, qu’est-ce qu’on nous propose ? Un retour à la IVe République ? Je sais bien que certains, trop jeunes, ne l’ont pas connue mais je peux vous dire que pour ceux qui l’ont connue ce n’est pas un bon modèle.

 

Libres. – Justement, restons dans le domaine des institutions. J’ai été très surpris pendant la campagne référendaire d’entendre Jacques Chirac dans son émission télévisée face à un panel de jeunes affirmer que le général de Gaulle avait fait un usage pas très « démocratique » du référendum le confondant à un plébiscite. Une telle remarque m’a surprise. Le Président reprenait là un des arguments majeurs des opposants au régime. Pourquoi le général de Gaulle considérait-il le référendum au contraire comme essentiel à la démocratie et nécessaire à la France ?

 

Pierre Messmer. – Parce que le général de Gaulle posait aux Français des questions graves à l’occasion des référendums. Ce fut le cas à propos de l’Algérie par exemple. On peut en dire autant du référendum de 1969 qui était une très importante réforme constitutionnelle. Et le général de Gaulle, en proposant une réponse, mettait en jeu sa légitimité. Mais vous savez, il n’est pas le seul à raisonner de la sorte. Le Premier ministre luxembourgeois vient de dire la même chose. On n’a jamais dit, que je sache, que M. Juncker, en faisant un référendum, adoptait un système impérial ! Qui oserait l’accuser de confondre référendum et plébiscite ?

 

Libres. – Il ne s’agit évidemment pas de faire parler les morts et de prétendre savoir ce qu’aurait fait le général de Gaulle dans notre situation, mais enfin pouvait-on selon raisonnablement se réclamer du gaullisme et appeler à voter en faveur du Traité constitutionnel européen ? Vous-même, je crois, avez pris position contre la ratification de ce texte.

 

Pierre Messmer. – Les partisans du Oui qui ont invoqué le général de Gaulle ont commis un acte de malhonnêteté intellectuelle. On n’a pas le droit de faire parler un mort. J’en dirais autant des partisans du Non parmi lesquels je me trouvais. Moi, je n’ai jamais invoqué l’autorité du général de Gaulle depuis sa mort ! Je le répète : il n’est pas honnête intellectuellement de faire parler aujourd’hui le général de Gaulle.

 

Libres. - Mais alors le gaullisme a-t-il seulement un sens après la disparition du général de Gaulle ?

 

Pierre Messmer. – La difficulté tient au fait que la politique du général de Gaulle s’inspirait de quelques grands principes – la souveraineté nationale, l’autorité de l’Etat, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – mais que, dans l’action politique, le général de Gaulle était très pragmatique. C’est pourquoi il est impossible de prétendre que le général de Gaulle aurait fait ceci ou dit cela dans telles ou telles circonstances. Son pragmatisme pouvait d’ailleurs le conduire à prendre des positions qui avaient quelque chose d’étonnant.

 

Libres. – Et vous-même, quels ont été les motifs qui vous ont décidé à appeler à voter contre le traité constitutionnel européen ?

 

Pierre Messmer. – Tout simplement parce que l’Europe telle qu’elle existe aujourd’hui et telle qu’on nous la propose pour l’avenir n’est plus un espoir ; c’est un problème. Je dirais même que c’est une foule de problèmes. Est-ce que l’Europe doit être libérale ou dirigiste ? Est-ce que l’Europe a des frontières ou est-ce qu’elle doit s’étendre jusqu’à Vladivostok ? Est-ce qu’elle veut, oui ou non, promouvoir de grands projets ? A toutes ces questions, l’Europe telle qu’elle existe et telle qu’on nous la propose, ne répond plus. On ne peut pas répondre favorablement à tout un ensemble de problèmes. Pour reprendre ce que j’ai dit lors d’une récente communication à l’Académie des Sciences morales et politiques, l’Europe, c’est un nid à problèmes. Le général de Gaulle aurait dit « une boîte à chagrins ».

 

Libres. – Vous avez dit tout à l’heure que le gaullisme était d’abord un pragmatisme…

 

Pierre Messmer. – Au service de quelques grands principes.

 

Libres. – Justement, c’est sur ces grands principes que je voudrais revenir avec vous. Quels sont, selon vous, dans le contexte de notre temps, les principes fondamentaux qui pourraient constituer une démarche politique qualifiée de gaulliste ?

 

Pierre Messmer. – Ceux que j’ai évoqué tout à l’heure. L’indépendance nationale, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, est encore une réalité. La preuve, c’est que tous les nouveaux adhérents à l’Europe, tous les nouveaux pays d’Afrique et d’Asie, parlent sans cesse d’indépendance nationale. L’indépendance nationale n’est pas du tout une vieille lune ; c’est ce que réclament tous les jeunes Etats. Alors, je ne vois pas pourquoi ce serait précisément le moment que nous choisirions, nous, pour l’abandonner. L’autorité de l’Etat, je n’ai pas besoin d’en parler. On la voit mise en question tous les jours et dans des conditions qui deviennent proprement scandaleuses. Plus que jamais, la France a besoin d’autorité de l’Etat. Si vraiment il y a une actualité au gaullisme, c’est bien celle-là. Quant au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il n’est pas non plus démodé. Personne ne veut y renoncer. Les Français et les Hollandais viennent de le montrer.

 

Libres. – On connaît la formule de Charles de Gaulle : « l’avenir dure longtemps » ; ce n’est pas pour rien qu’il intitula ses mémoires « Mémoires d’espoir ». Espoir, c’est encore le titre de la revue de la Fondation Charles de Gaulle. Péguy, qui influença de Gaulle, parlait de la « petite fille Espérance ». Tout n’est pas perdu pour la France ?

 

Pierre Messmer. – Bien entendu. Un vieux gaulliste comme moi garde toujours au cœur l’espérance. Toujours.

 

Extrait de la revue Libres


 

 

"Ma part de France", Entretiens avec Philippe de Saint Robert

 

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