Comment la Communauté Européenne de Défense
a laminé la IVème République.

 

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  12/10/2004

 

 

1950 : les débuts de la C.E.D.

 

Jean-Jacques Servan-Schreiber, journaliste au Monde, rédige le discours que le Président du Conseil doit prononcer à Lyon le 16 avril 1950. Il préconise la création d’un « Haut Conseil Atlantique pour la paix ». Déjà plus atlantique qu’européen. Pour Jean-Jacques Servan-Schreiber, il s’agissait de répartir entre les pays signataires de l’Alliance Atlantique les différentes charges économiques, militaires et atomiques.

Les Américains se mêlent de l’affaire dès le début, avec un objectif affiché : faire entrer la RFA (République Fédérale Allemande) dans l’OTAN et empêcher la France d’être le leader d’une Europe encore à mettre en œuvre.

Entre temps se déclenche la guerre de Corée.

Le 9 mai de la même année, Robert Schuman (photo ci-contre) présente au gouvernement son projet de pool charbon-acier : le plan Schuman. Enfin, le 24 octobre, après l’une des crises politiques que la 4ème république a collectionnées pendant ses 12 années, René Pleven présente devant l’Assemblée nationale le projet C.E.D. d’une armée européenne commune placée sous l’autorité d’un ministre européen responsable de son action devant les organismes politiques européens.

Au Palis Bourbon, Gaullistes et Communistes mènent l’attaque, pour des raisons évidemment différentes. Pour les gaullistes il s’agit d’indépendance, pour les communistes il importe de s’aligner sur Moscou. René Capitant, qualifié à juste titre de Gaulliste de gauche, dénonce déjà « la politique d’abandon ».

LE 26 octobre, par 340 voix contre 256, l’ordre du jour du gouvernement est approuvé. La mise en œuvre de la C.E.D. est officiellement lancée. Hors de l’Assemblée, le Général de Gaulle se déchaîne contre cette armée européenne, qui signifie, selon lui, la fin de la France. « La C.E.D., cela consiste à rassembler les forces européennes pour les mettre collectivement à la disposition des États-Unis ». Et de préciser : « Il faut que la France ait une épée ; il faut que ce soit la sienne ! » Ce qu’il fera plus tard, lorsqu’il reviendra aux affaires.

Robert Lacoste reçu à cette époque par le Général raconte : « A contre jour, un visage pâle, émacié, un visage à la Goya. Il parle comme toujours par idées Générales, avec un étrange détachement : « La France doit se défendre elle-même. Une armée européenne intégrée n’est pas compatible avec ses besoins. La France a besoin de paix, de longues années de paix (sa gravité est extraordinaire). Il ne faut pas se laisser entraîner par les uns ou par les autres, sinon la France disparaîtra. Je ne dis pas qu’il ne resterait pas des médecins ou des coiffeurs, mais la France disparaîtrait. »

 

1951 : le traité toujours pas signé

 

A l’Elysée, le Président Auriol, qui vit dans la hantise du réarmement Allemand (Nous ne sommes que 5 ans après la fin de la dernière guerre !) ne cache pas ses réserves qu’il expose à maintes reprises au Conseil des Ministres.

Malgré cette première charge des opposants, les négociations se poursuivent, l’une en Allemagne de Janvier à Juin 51, l’autre en France en Février 51. 

Au service de qui serait l’armée ainsi constituée ? Les rédacteurs contournent la difficulté : le commissariat (équivalent de la Haute autorité de la C.E.C.A.), donc organisme supranational serait responsable de la formation, du recrutement, de l’entraînement de l’armée européenne ; les divisions, une fois prêtes et aptes au combat seraient mises à la disposition du chef des forces atlantiques, le général Eisenhower. Sur le papier, l’armée européenne compte quarante divisions (14 françaises, 12 allemandes, 11 italiennes et 3 néerlandaises). Début 51, Washington approuve ce projet de C.E.D..

En juin 51, l’Assemblée Nationale termine sa législature. Le traité C.E.C.A. n’est pas encore ratifié, celui de la C.E.D. pas encore signé.

 

1952 : l'opposition à la C.E.D. s'élargit

 

Du 11 au 19 Février 1952, un débat est organisé par le gouvernement à l’Assemblée réunie dans sa nouvelle composition. Il s’agit de répondre aux opposants qui mettent en avant l’asservissement à la volonté américaine. Mais déjà, sur le fond, se profile l’éternel débat : l’organisation de l’Europe doit-elle revêtir une forme fédérale, donc supranationale ou doit-elle s’organiser dans une confédération privilégiant des politiques communes et une indépendance totale vis-à-vis des deux impérialismes de l’époque (USA et URSS) ?

Edgar Faure défend le projet C.E.D. et décide de poser la question de confiance. L’Assemblée le lui accorde par 327 voix contre 287. Tous les partis, à l’exception des gaullistes et des communistes, sont divisés.

Les rencontres entre les ministres des pays membres du Pacte Atlantique se poursuivent à Lisbonne du 20 au 23 février 52. Avec l’admission de la Grèce et de la Turquie, leur nombre a augmenté. Les Américains s’impatientent : les élections sont prévues pour décembre et le succès de la C.E.D. serait à mettre à l’actif des Démocrates, administration sortante.

Dans la nuit du 28 au 29 février, faisant suite à la conférence de Lisbonne, Edgar Faure se voit dans l’obligation de proposer à la chambre une augmentation de 15% des impôts pour financer la côte part française du projet C.E.D.. Par 309 voix contre 283, le gouvernement est renversé. Les opposants au projet C.E.D. sont rejoints par une partie des Indépendants et des radicaux.

Avec le gouvernement Pinay, les négociations se poursuivent au sein de l’Organisation Atlantique. En mai 52, le document diplomatique est prêt, mais l’opposition au projet s’élargie : Vincent Auriol, Président de la République affiche clairement son opposition ; Henri Comte de Paris parle de « l’acte d’abdication de la France » ; André Malraux dépeint « le jour où le dernier gaulliste dans le dernier maquis inutile verra arriver au dessus de la France en ruine l’aviation salvatrice américaine » ; Daniel Meyer (socialiste) ; Edouard Daladier et Edouard Herriot, tous deux Radicaux.

 

Mai 52, le traité est signé.

 

Le 21 mai, contre l’avis exprimé par la majorité de l’échiquier politique, contre l’avis du Président de la République, le traité est signé après moult tractations. En 132 articles, le fonctionnement de l’armée européenne regroupant les pays : France, Allemagne fédérale, Belgique, Pays-Bas, Italie et Luxembourg est réglé. Il appartient maintenant aux députés de ratifier ce traité.

L’existence d’un traité secret établi en parallèle aux négociations officielles sur la C.E.D. est dévoilée par Jacques Bouchacourt, dénommé le général « Bou ». La pression américaine est aussi de plus en plus forte ; une C.E.D. sous commandement américain raffermirait la politique de domination des américains face au bloc de l’est.

Le 12 juin, la chambre belge ratifie le plan Schuman et le 16 c’est au tour au tour de la chambre italienne. Le 25 juillet, le plan Schuman entre en vigueur. Le 4 novembre, le Général Eisenhower est élu Président des États-unis.

 

Le 23 décembre suivant, le Gouvernement Pinay (photo ci-contre) démissionne. Il est remplacé le 7 janvier 53 par Henri Mayer qui obtient l’investiture de l’Assemblée Nationale.

 

 

1953 : le traité est ratifié par nos voisins

 

Le 24 février, les protocoles additionnels au traité instituant la C.E.D. sont approuvés à la conférence de Rome.

Le Bundestag (chambre Allemande) ratifie le traité le 19 mars 53.

 

Le 26 juin, après une crise politique commune sous la IVème république, Joseph Laniel obtient l’investiture de l’Assemblée Nationale. Le Maréchal Juin (photo ci-contre) est nommé au poste de commandant en chef de la zone centre Europe de l’OTAN. 

Le 23 juillet, le traité instituant la C.E.D. est approuvée par la chambre basse hollandaise.

Le 23 décembre, René Coty est élu Président de la République.

 

 

1954 : l'Assemblé nationale rejette le traité

 

Le 9 juin, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale approuve le rapport de Jules Moch et se déclare contre le projet de défense européenne. Le MRP, pro-C.E.D. n’échappe pas aux querelles internes. André Denis, député de la Dordogne est exclu. Léo Hamon reste seul à la tête d’une minorité hostile à la C.E.D. En mai, la crise éclate au Parti socialiste. La majorité des députés (58 sur 104) renouvelle son opposition au traité. 

La querelle à propos de la C.E.D. n’épargne pas non plus l’administration. L’armée et le Quai D’Orsay sont effroyablement divisés. Le Général Koenig, le Général Weygand, le Colonel Faure et surtout le Maréchal Juin, la plus haute autorité militaire de France, pensent que le pays va céder sa souveraineté militaire en plaçant l’armée sous les ordres d’une autorité supranationale. « L’armée va perdre son âme et la France son autorité dans ce magma » déclare le Maréchal Juin[1].

"L’organisation de l’Alliance atlantique, sous la fiction théorique d’une égalité complète de ses membres, avait été montée sous une direction entièrement américaine. Non seulement les deux grands commandements éventuels de l’Europe et de l’Atlantique avaient été donnés à des officiers généraux américains, mais tout ce qui concernait les prévisions et l’emploi des armes nucléaires était strictement réservé aux américains, comme la loi Mac-Mahon leur en faisait obligation. De ce fait, les forces européennes étaient, en réalité, entièrement subordonnées à des décisions américaines. " Cette opinion d’un expert, le Général Beaufre parue dans le journal Le Figaro du 25 décembre 1967 ne souffre pas la contestation.

La C.E.D. échappe à tout clivage simpliste. L’évidence s’impose : la C.E.D. a cessé d’être « un truc parlementaire sur lequel on négocie » pour devenir un problème national divisant l’opinion. Pris dans les péripéties parlementaires, les gouvernements successifs, pourtant favorables à la C.E.D., ont sans cesse reculé devant une décision définitive. Edgar Faure (photo ci-contre) résume la situation : « Pourquoi voulez-vous que le parlement vote la C.E.D. ? Nous sommes dans la position idéale : le gouvernement a signé le traité, le parlement n’a pas ratifié, l’opinion a du mal à se déterminer sur le sujet. A eux deux, parlement et gouvernement satisfont toute l’opinion ».

Le 18 juin, le jour même de l’investiture de Pierre Mendès France, le Président Eisenhower renouvelle la garantie américaine à propos de la C.E.D. et réaffirme l’espoir de voir la France l’adopter.

Le camp des opposants s’élargie une nouvelle fois. Jean-Jacques Servan-Schreiber, dont on sait le rôle qu’il a joué au début de cette affaire hésite longtemps à prendre position contre la C.E.D.. Il le fait au milieu du mois d’août. Conseiller comme lui auprès de Pierre Mendès France, Simon Nora reste un opposant inconditionnel à la C.E.D..

Pierre Mendès France doute de plus en plus sur la possibilité d’une ratification par l’Assemblée Nationale. Il aurait voulu surseoir à l’examen du dossier « armée européenne » jusqu’à la conclusion de la conférence de Genève, fixée au 20 juillet. Mais les alliés de la France ne l’entendent pas ainsi. Une conférence est fixée au 19 août à Bruxelles. Apparaît F. Mitterrand : « A la veille de son départ pour Bruxelles, j’ai passé un long moment avec Pierre Mendès France en compagnie de Georges Boris, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Simon Nora qui, tous violemment hostiles à la C.E.D. l’adjurèrent d’aller à la rupture. J’étais le seul dans le groupe à défendre la thèse opposée. Mendès France était ébranlé. Cela l’ennuyait de rompre avec la politique passée de la France. Il hésitait… ».

L’échec de cette conférence est annoncé à l’aube du 22 août.

Le 24 du même mois, au cours d’un Conseil de cabinet, Pierre Mendès France (photo ci-contre) annonce qu’il n’engagera pas l’existence de son gouvernement sur le problème de la C.E.D.. Qui plus est, il est décidé à ne pas prendre parti.

L’épilogue de la C.E.D. se joue. Et voici une nouvelle fois le Général de Gaulle : « Dix ans après la libération, il semble qu’une fois encore, un sursaut venu des profondeurs va sauvegarder l’indépendance de la France. La conjuration qui vise à la priver de sa souveraineté, à lui prendre son armée, à la séparer des terres et des Etats qui la prolongent outre-mer, paraît sur le point d’échouer devant le refus national » (Le Monde 28 août 54).

Dès le lendemain s’ouvre, au Palais Bourbon, le débat si souvent annoncé et toujours retardé.

Pierre Mendès France rappelle avec force sa neutralité, mais aussi que la politique étrangère du Gouvernement c’est l’Alliance Atlantique.

Nouvelle tentative des pro-C.E.D. : ils demandent l’ajournement du vote pour permettre une reprise des négociations avec les co-signataires du traité. De son côté, le Général Aumeran, anti-C.E.D., dépose une question préalable qui, adoptée, entraînerait le rejet pur et simple du traité.

Après suspensions et palabres, les eux motions sont retirées. Le débat s’engage, le vote intervient. Communistes et gaullistes d’un côté, républicains populaires de l’autre s’expriment unanimement. Chez les socialistes, les radicaux et les indépendants la division est de rigueur.

 

Par 319 voix contre 263, la C.E.D. est rejetée.

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[1] Suite de quoi, le Maréchal Juin est relevé de ses fonctions autres que celles directement liées à l’Otan, par le gouvernement. Quelques jours après, des manifestant acclament son nom à l’Arc de Triomphe.