20/10/2004

Retour

De gaulle et la C.E.D.

 

  Histoire de la IVe République
de Georgette Elgey
Ed. Fayard

 (Septembre 93).

 

 

Toute l’action du Général de Gaulle repose sur une certaine idée de la France. Au travers des péripéties, des circonstances historiques différentes, l’indépendance nationale reste sa motivation essentielle, la seule qui importe, constituant le seul critère valable devant l’Histoire. La réforme de l’Etat s’impose puisque sa faiblesse conduit la France à la dépendance. Cette indépendance nationale, l’armée européenne la menace plus sûrement que la crise de l’Union française. La France peut se séparer de ses anciennes colonies, elle restera la France. Mais qu’adviendra-t-il de la France si son armée n’obéissait plus à ses seuls ordres, si son pouvoir de décision lui était, morceau par morceau, retiré ? Qu’adviendrait-il de la France, en vérité, privée de sa souveraineté ? « Avec la CED, l’armée perdrait son âme » et la nation périrait. La France abaissée au rang de vassal des Etats-Unis, en péril d’être entraînée dans un conflit mondial qui ne la concernerait pas, qui serait celui de l’Allemagne de l’Ouest voulant récupérer ses provinces de l’est, qui serait celui du bloc américain contre le bloc soviétique, la France en danger de mort. « La CED, cela consisterait à rassembler les forces européennes pour les mettre collectivement à la disposition des Etats-Unis. »

La doctrine internationale du Général de Gaulle est simple ; nonobstant les contradictions apparentes dues à l’habilité tactiques et au mépris d’un sombre génie pour les contingences, sa pensée est immuable. Il faut évoquer ce jeune saint-cyrien qu’à été Charles de Gaulle, nourri de l’œuvre de Maurras, obsédé par l’idée de la guerre. Le Second Empire et la IIIe République, jetant à terre ce que Jacques Bainville appelait « l’œuvre de nos rois », ont permis la réunification de l’Allemagne. Fort de sa population, des richesses de son sous-sol, déterminantes à la fin du XIXe siècle, le nouvel Etat allemand a supplanté la France, reléguée au second plan, condamnée à quémander son avenir dans une alliance avec la Grande-Bretagne. La nostalgie royaliste n’habitait pas de Gaulle, mais le regret lancinant que la France ne fût plus en mesure d’assumer « son magistère sur l’Europe ». Alors est survenue « la divine surprise », la seule digne d’une telle désignation : Hitler et sa folie ont anéanti l’héritage de Bismarck, réduit l’Allemagne à la taille de l’ambition française, une Allemagne devenue deux Allemagne amputées, incapables de rivaliser avec la France en Europe. Et cette chance, par la faute des ses dirigeants, par leur empressement à s’aligner sur les ordres de Washington, la France ne pourrait même pas en bénéficier ? Dès la fin du conflit, de Gaulle prônait la réconciliation avec l’Allemagne certes, mais avec une Allemagne diminuée, approuvant Staline lorsqu’il dépeçait son territoire au profit de la Pologne, car ces annexions, rejetant dans la nuit des temps un accord germano-polonais, renforcent la faiblesse de l’ancien Reich[1].

Maintenant il est tout prêt à accueillir l’Allemagne dans une association quelconque, à condition « qu’elle soit encadrée[2]». A condition que la France conserve sa place sur le continent, l’unique rang qui lui convient, le premier. « … Le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang » (Mémoires de Guerre – L'Appel). A condition surtout que la France n’abandonne pas sa mission pour se confondre avec ses voisins et se perdre dans une association contre nature : « … par nature et pas l’Histoire, notre continent est tel que la fusion n’y est que confusion à moins qu’elle ne soit l’oppression (…) Chateaubriand, Goethe, Byron, Tolstoï, - pour ne parler que des romantiques – n’auraient rien valu du tout en volapük ou espéranto, mais (…) ils sont pour toujours de grands écrivains de l’Europe parce que chacun d’eux s’inspire du génie de son pays.[3

Pour de Gaulle, l’Europe, dans la mesure où elle ne signifie ni duperie ni esclavage, est un devenir souhaitable. Il lui importe que la France prétende à l’hégémonie, non pour y parvenir, mais pour éviter qu’une autre nation impose sa loi, mercantile s’il s’agit de la Grande-Bretagne, militaire si l’Allemagne donne libre cours à ses instincts. De Gaulle sait qu’à l’exception de l’épopée napoléonienne, la France n’exerça pas de domination sur l’Europe, sinon au sens le plus élevé, l’influence intellectuelle. Selon lui, le magistère de la France trouva son accomplissement aussi bien avec le règne de Saint-Louis qu’avec le Siècle des Lumières ou l’idéal révolutionnaire de 1789. Fort de cet héritage, il croit l’esprit français exemplaire – la France reste exemplaire, dit-il souvent -, il voit en lui la réalité nationale la plus précieuse qui jamais ne doit être sacrifiée à une chimère ou à idéologie inactuelle, et telle lui paraît au alentour de 1950 l’Europe de la « Société des Européens ».

Chez de Gaulle, le contraste est de règle. La conviction qu’ « il n’y a pas de fatalité historique sauf pour les lâches : (…) Il y a des heures où la volonté de quelques hommes brise le déterminisme et ouvre de nouvelles voies[4] ». Et la tentation du fatalisme. Si cela doit arriver, eh bien ! Ce sera la fin. Michel Debré : « La tristesse dominait chez le Général. Il était profondément attristé de constater que les responsables se prêtaient à ce jeu. Il était plus triste que révolté. Il avait le sentiment que tout cela n’était qu’un jeu de politiciens. Ce château de cartes aurait le sort commun à toutes constructions de ce type : l’effondrement ». André Astoux : « Le Général disait : si la C.E.D. passe, c’est peut-être la preuve qu’il n’y aura plus rien à espérer de la France. » Pour Charles de Gaulle, la Constitution de l’armée européenne eût signifié que les Français avaient abandonné la France. S’ils en étaient là, à cette décadence ultime, pourquoi pas la CED ? Cette trahison ou une autre, qu’importe ! Mais non, il est exclu que la France meure, trahie par les siens.

A cette époque, le Général de Gaulle reçoit beaucoup, incitant ses visiteurs à lutter contre l’abandon de la France[5]. En dehors de rares conférences de presse, lui-même ne se mêle guère de l’affaire ; en son for intérieur, cette armée européenne lui paraît un contresens historique, condamnée dès lors à ne jamais devenir réalité. De Gaulle attend.

En son nom, la bataille est menée par ses fidèles. A la pointe du combat : le sénateur Michel Debré. Lorsqu’il harcèle le Conseil de la République de questions écrites[6], il est Caton l’Ancien exhortant les sénateurs. Lorsqu’il invective Hervé Alphand, il est Cicéron interpellant Catilina : « Qousque tandem, Catalina, abutere patienta nostra ?... » « Enfin, Hervé, jusqu’où irez-vous ? Comment, Hervé, pouvez-vous, vous qui avez été un collaborateur du Général ? » Il lui promet la haute cour. Et Hervé aurait répondu : « Si le général était encore là, ce serait différent. » Lorsqu’il voue au peloton d’exécution l’Inspecteur des finances Thierry de Clermont-Tonnerre, il est Robespierre, il est Saint-Just, il est l’incorruptible envoyant à la guillotine les êtres chers. Un jour, au Conseil de l’Europe, à Strasbourg, il presse Thierry de Clermont-Tonnerre, un de ses vieux amis, contre le mur, le secoue par le revers de son veston et devant les fonctionnaires internationaux étonnés l’interpelle : « Ah ! Thierry, des fonctionnaires comme vous, il faut les fusiller, je vous ferai fusiller ! » Dans un esprit de conciliation la victime potentielle invite peu après à déjeuner son bourreau dans un restaurant paisible. Le maître d’hôtel apporte la carte. Michel Debré, jusque-là très calme, explose d’un coup : « Thierry, des fonctionnaires comme vous, il faut les fusiller, je vous ferai fusiller ! » Le maître d’hôtel s’enfuit, affolé. Le repas se déroule sans éclats. Mais au moment de quitter les lieux, le gaulliste étreint l’européen : « Ah, je vous aime bien tout de même ! Mais il faudra vous fusiller ! »

Caton l’Ancien, Cicéron, Robespierre… Il est Michel Debré, sincère, fanatique, passionné… émouvant. Propos à bâtons rompus : « Dans l’affaire de la CED, j’ai eu deux mérites : agiter le grelot dès le début, me montrer constant et tenace. Ce fut la période la plus fatigante, la plus énervante de ma vie. Trois fois par semaine en moyenne, je prononçais des conférences contre la CED, dans toute la France. J’ai parlé à une loge maçonnique, à une réunion de jésuites. Je voyais tout le monde. A chaque occasion, je prenais la parole. Je suis allé défendre Bouchacourt devant le Conseil de discipline du Quai d’Orsay[7]. Je n’en pouvais plus. J’écrivais aussi. Je me souviens de ma première « tribune libre », une des toutes premières que LE MONDE ait publiées ; je l’avais appelée « la pluie des mensonges ». J’ai vraiment consacré à cette lutte mes jours et mes nuits. Ce n’était pas comparable à 1940. Et pourtant… Un jour à l’Assemblée de l’Europe à Strasbourg, où je me battais seul contre tous, le président du Sénat belge, Paul Struye, un avocat de bonne qualité, m’a dit, profitant d’un tête-à-tête : »Enfin, vous brisez votre carrière ! » Je lui ai répondu : »C’est le dernier service peut-être que le gaullisme aura rendu à la France et à l’Europe. Il y a peu de chances que le général de Gaulle revienne au pouvoir ; il y a encore moins de chances que nous autres gaullistes soyons au pouvoir, mais si nous avons réussi à éviter la disparition de la France et l’hégémonie américaine sur l’Europe, alors notre combat n’aura pas été vain… » Les Américains n’ont jamais compris que, pour beaucoup d’entre nous, la grande fissure ce fut l’affaire de la CED. Nous n’avons jamais pu avoir par la suite avec les Etats-Unis les mêmes relations : ils avaient poussé à la disparition de l’armée française… Ce fut une véritable affaire Dreyfus parce qu’elle a touché les gens dans quelque chose qui dépasse de beaucoup le sentiment politique, le sentiment national. Dès lors que le sentiment national est concerné, on réagit au-delà de ses opinions politiques, des classifications sociologiques ou religieuses. Et puis la CED a fait éclater les partis – j’ai pu apprécier le courage de certains socialistes, je ne l’oublierai jamais -, elle a divisé les familles, elle a provoqué dans l’Armée une secousse infiniment plus grande que le problème d’Indochine. Je me souviens que le colonel Faure, que j’avais connu comme capitaine et que je n’avais pas revu depuis des années, est arrivé chez moi avec trois ou quatre autres officiers me disant : « Nous avons décidé de ne jamais accepter la CED… » Et biens d’autres officiers devaient me tenir des propos analogues. Ce fut un tournant décisif. Pour la première fois dans l’Histoire de France, un gouvernement se montrait capable d’abandonner la France… »

Autre pilier du RPF et maire de Bordeaux, Jacques Chaban-Delmas recommande plutôt la souplesse. Son combat reste analogue : empêcher la ratification du traité de la CED. Pour l’avoir expérimenté entre 1947 et 1951, il sait « combien le parlement peut être rebelle à l’appel du pays ». « Un mouvement d’opposition au sein de la Nation » ne suffirait pas à ébranler la coalition cédiste. « Le parlement a ses règles de fonctionnement que nous sommes obligés de respecter jusqu’au jour où il sera possible de les modifier[8].»

… L’hostilité commune à la CED jette un pont virtuel entre radicaux et gaullistes ; André Boutemy le consolide. René Mayer, dont il suggère la promotion, convient en tout point. Ancien ministre du Général, espoir du radicalisme, il est aussi l’ami de Jacques Chaban-Delmas : ne s’opposa-t-il point à une loi d’amnistie qui aurait peut-être permis à Adrien Marquet, l’ancien ministre de Vichy, de reconquérir la Mairie de Bordeaux ? Ce genre de geste ne s’oublie pas. On parle le même langage. Avant d’en être expulsés pour gaullisme en 1948, Jacques Chaban-Delmas et Michel Debré ont bien suivi leurs classes politiques sur les bancs radicaux. On est entre soi. Un des plus dévoués collaborateurs du général de Gaulle, Etienne Burin des Roziers, compte parmi les plus intimes de René Mayer. De surcroît, sur l’essentiel, le désaccord n’est pas irréductible. La conception de l’Etat ne diffère pas tant chez les gaullistes et chez René Mayer, qui vota contre la Constitution de 1946. Certes, René Mayer est européen. Mais c’est un homme de bon sens, et un patriote. Il dit que le traité n’a pas été bien conçu, qu’il faut l’aménager, qu’il faut régler les rapports de l’Union française et de l’armée européenne avant de le soumettre à la ratification de l’Assemblée nationale. Edouard Herriot et Jacques Chaban-Delmas, qui mènent la négociation, approuvent, convaincus que toute amélioration est impossible. Du moment que René Mayer s’engage à obtenir des amendements, cela leur suffit.

Huit jours après la chute du ministère Pinay, avec l’appui des vois gaullistes, René Mayer obtient l’investiture de l’Assemblée nationale, le 7 janvier 1953. La CED, à défaut d’armée supranationale, a fabriqué, en France, un gouvernement.

*********************************************************************************************************************

[1] « Nous ne sommes pas du tout opposés à ce que le maréchal Staline a dit, l’autre jour, des frontières occidentales de la Pologne. Nous croyons qu’une telle solution exclurait l’accord entre l’Allemagne et la Pologne ». Propos tenus par le Général de Gaulle au maréchal Staline au Kremlin, le 6 décembre 1994.

[2] Conférence de presse du 12 novembre 53.

[3] Conférence de presse du 12 novembre 53

[4] Cours du capitaine de Gaulle à l’Ecole militaire de Saint-Cyr, 1921

[5] Mais à deux reprises, le général de Gaulle aurait refusé de voir Jacques Bouchacourt.

[6] Ainsi, en octobre 1952, lorsque la campagne de déclenche, Michel Debré intervient en sept occasions au Conseil de la République notamment, le 7, sur les projets de constituante européenne, et sur les forces européennes ; le 14, sur le statut des forces atlantiques et sur la place de l’Union française dans la future Communauté européenne ; le 23, toujours sur l’Union française dans la CED ; le 30, sur le projet de constituante européenne et de nouveau sur la place de l’Union française dans la future Communauté européenne.

[7] Le 10 novembre 52. D’un commun accord entre le « général Bou » et l’administration du Quai d’Orsay, son déplacement d’office est décidé. Mais à la disposition du haut-commissariat de France en Autriche, il demande sa radiation le 19 novembre 1953. En septembre 1982, Jacques Bouchacourt est réintégré à l’administration centrale du ministère des Affaires étrangères comme chargé de mission à la direction des >Nations unies et d’organisations internationales, poste qu’il a conservé jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de la retraite.

[8] Extrait d’une lettre adressée à un militant gaulliste de Marseille, le 9 février 1954, par Jacques Chaban-Delmas, président du Groupe d’union républicaine et d’action sociale (les anciens élus RPF, restés fidèles au Général).