25/03/2005


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« Toute ma vie j’ai rêvé d’une France indépendante, forte et fraternelle, j’ai travaillé et combattu pour elle. J’y crois toujours avec ceux qui partagent cette conviction… »


La tragédie européenne et la France

 

 

Pierre Messmer interrogé par Philippe de Saint Robert[1] (extraits du livre)

 

Philippe de Saint RobertDepuis plusieurs années, en matière européenne, l’on ne cesse de passer d’un traité à l’autre : Maëstricht, Amsterdam, Dublin, NICE. A aucun moment, on ne laisse ces traités ou accords, le temps d’entrer en vigueur que déjà on en fait un autre. Ce qui pose vraiment le problème de fond de savoir ce que veulent ces prétendus constructeurs de l’Europe, alors qu’ils ne laissent à cette construction jamais le temps de se poser, de s’affirmer, de s’organiser. Le traité de Nice n’est pas encore ratifié que déjà les Allemands réclament une Europe fédérale avec un premier ministre.

Pierre Messmer – Je vois deux conceptions possibles de la construction européenne. Il y a une conception, en ce moment, de plus en plus développée en Allemagne comme vous venez de le rappeler, et qui l’a été en France par des hommes comme Jérôme Monod, le conseiller du Président de la République. Cette conception consiste à construire une Europe en lui imposant une constitution. C’est ce que voulaient les Allemands, et qu’acceptent beaucoup de Français, à tort à mon avis. Il n’y a guerre que les Anglais qui y soient absolument opposés, ce qui donne quelque espoir d’échapper à cette contrainte. Mais il y a une autre conception de l’Europe, qui consiste à la construire progressivement, concrètement et sans se soucier d’une constitution impossible à mettre sur pied dans les circonstances actuelles. Cette réalisation progressive et pragmatique de l’Europe est celle qui me paraît, de loin, préférable. Peu à peu il semble que les ambitions des uns et des autres se détournent des problèmes pratiques, qui pourtant sont importants, et se tournent vers des rêves constitutionnels. Une constitution est faite, comme vous le dites, pour créer un Etat, au besoin un Etat fédéral, et cet Etat doit faire quelque chose. Personne ne dit ce qu’il fera, personne ne dit : voilà la politique européenne à faire en matière de politique étrangère, de défense, de politique sociale. On peut simplement construire un système juridique et ce système juridique aboutira, comme à Bruxelles avec la commission, à une bureaucratie antidé-mocratique, en dépit des apparences.

P.S.R.Un ancien apparatchik du régime soviétique, d’ailleurs parfaitement reconverti, nous disait récemment : « C’est curieux, votre Union européenne, vous la bâtissez sur le modèle de l’Union soviétique », c’est-à-dire qu’il y a de la bureaucratie, la souveraineté limitée qu’avait si bien définie Brejnev, et comme tout cela ne marche pas, le tout est recouvert par de l’idéologie, et on ne peut plus rien dire !... Et c’est très dangereux parce qu’à partir du moment où c’est une idéologie, dès que vous vous y opposez ou que vous la critiquez, vous êtes un hérétique et on vous interdit de parler.

P.M. – Il est vrai que toute idéologie aboutit à un échec, quelle qu’elle soit… Ce qui caractérise cette idéologie européenne, c’est qu’elle porte uniquement sur la construction de l’Europe, sans dire jamais ce qu’on veut en faire.

P.S.R.Le fond de tout cela n’est-il pas, finalement, d’empêcher chaque pays d’avoir sa politique, et notamment la France qui est la seule à en avoir une qui se distinguait des autres, comme la question irakienne vient de le montrer ?

P.M. – C’est absolument certain. Toutes ces tentatives, qu’elles réussissent ou qu’elles échouent, ont pour objet de limiter la souveraineté de chaque pays européen.

P.S.R. – Comment expliquez-vous que des gens qui se réclament du gaullisme soient les plus déchaînés pour nous entraîner dans ce sens ?

P.M. – Pour une raison très simple, c’est qu’ils ne sont plus gaullistes.

P.S.R.Et pourquoi ne le sont-ils plus ?

P.M. – Ils ne sont plus gaullistes parce qu’ils estiment qu’il suffit de se proclamer tel pour rassembler quelques voix gaullistes, mais au fond d’eux-mêmes ils pensent que le gaullisme est dépassé et qu’il n’a plus d’importance électorale en France. Vous le saviez bien, ils ne pensent qu’à une chose, aux élections ! et ne pensant qu’aux élections, ils souhaitent surtout ne rien bouger, ne rien changer, et recherche la position la plus consensuelle possible. La grande différence, c’est que le général de Gaulle se voyait comme un leader politique, c’est-à-dire qu’il demandait l’approbation d’une politique par les Français, soit à travers des élections comme les élections présidentielles, soit par des référendums, alors qu’aujourd’hui les politiques se considèrent non pas comme des leaders, mais comme des hommes qui doivent coller à l’opinion publique, en suivant les sondages qui leur disent : « L’opinion publique souhaite ceci, souhaite cela. »

P.S.R. – Il y a un domaine où la cohabitation a très bien fonctionnée, hélas ! c’est dans les sommets européens. Là, on voit que le Premier ministre et le président de la République sont toujours d’accord.

P.M. – Et en plus ils se confortent mutuellement, ils se légitiment mutuellement dans des abandons que, seuls, ils hésiteraient peut-être à faire, mais, les faisant ensemble, d’une certaine manière, il y a unanimité…

P.S.R. – De ce point de vue-là, la cohabitation aura été un élément de renforcement considérable pour la politique européenne. Et c’est une illustration de notre dépossession de toute politique nationale.

P.M. – Et de notre dépossession sans débat.

P.S.R. – A la fin de votre livre de mémoires, vous critiquez les conséquences du traité de Maëstricht… Vous dites dans une dernière phrase : « Toute ma vie j’ai rêvé d’une France indépendante, forte et fraternelle, j’ai travaillé et combattu pour elle. J’y crois toujours avec ceux qui partagent cette conviction… » Mais que deviendra un pays qui n’a plus de monnaie, qui perd sa langue, dont la justice est en état de dysfonctionnement permanent, qui n’a plus d’armée ? Que reste-t-il de cette France pour le siècle qui commence ?

P.M. – Si on s’en tient à un raisonnement purement logique, on a le droit d’être pessimiste… Les excès que nous ressentons sont dus à l’abandon par la France, non seulement de sa langue, mais de ses armes et de ses lois ; cette situation ne sera pas acceptée par les Français indéfiniment. Il arrivera un moment où il y aura un coup de barre… le jour où il y aura une réaction véritable, le changement d’orientation risquera de surprendre.

P.S.R. – Vous croyez à un sursaut en opposition complète avec les dérives actuelles ?

P.M. – Oui !

 

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[1] Lauréat de l'Académie Française