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OFM n° 36

 

Accès de corporatisme supranational au Parlement européen

 

par Thibaud de La Hosseraye

(23 janvier 2006)
 

Le 19 janvier, le Parlement européen a donc adopté, par 385 voix contre 125 et 51 abstentions, un rapport appelant à l’entrée en vigueur, dès 2009, de ce même projet de traité entre vingt-cinq Etats européens, lequel prétendait établir « une Constitution pour l’Europe », dont les termes ont été refusés par les peuples de France et de Hollande, c’est-à-dire de la première et de l’une des six premières nations initiatrices de l’Union européenne.

Un traité, quand il ne s’agit pas d’un ouvrage de métaphysique ou de botanique, est un contrat passé entre plusieurs Etats souverains. Pour qu’un tel contrat existe, il faut que chacun des Etats contractants ait accepté les termes du contrat. Antérieurement à cette acceptation, et quelles que soient les modalités de sa décision pour chacun des Etats, le contrat n’a pas d’autre existence que celle d’un « projet de traité ».

Imaginons, issues de 40 peuples, 40 000 personnes sélectionnées comme on voudra, parmi les plus compétentes en matière de droit international en même temps que dans tous les domaines auxquels s’appliquerait, pour ces 40 peuples, le projet en question. Imaginons que soit confiée à ces 40 000 personnes la charge de concevoir et de rédiger un tel projet de traité. Imaginons que, pour préparer ce travail, pendant une durée à déterminer, chacune de ces 40 000 personnes soit isolée, dans une petite cellule, des 39 999 autres. Imaginons qu’au terme de cette préparation, elles se réunissent pour confronter leurs textes respectifs et qu’elles constatent, avec stupéfaction, qu’elles sont toutes parvenues, à la lettre près, au même résultat.

Qui peut penser une seconde qu’elles seraient alors en droit d’imposer ce traité, même à l’un seulement de ces quarante peuples qui n’en voudrait pas ? Et qui peut penser une seconde que, confrontées au refus de ce peuple, elles seraient en droit d’en conclure : ce quarantième n’en veut pas, qu’à cela ne tienne, le traité vaudra pour les 39 autres ? L’objet de leur travail n’était-il pas de produire un texte acceptable par les 40 ? L’exclusion du 40ème serait un acte inconcevable d’agression à son égard de la part des 39 autres, exactement à l’opposé de l’intention initiale ! La seule conclusion qu’elles seraient en droit de tirer de son refus, c’est qu’elles ne sont pas parvenues à leur fin et qu’il leur reste à comprendre pour quelles raisons et à les prendre en compte en vue d’améliorer encore ce texte miraculeux.

On appelle la Bible des Septante, une traduction (une simple traduction !) de la Bible de l’hébreu en grec, effectuée, selon une certaine tradition, par 70 rabbins dans les conditions miraculeuses que je viens de décrire. La traduction des Septante fait autorité : elle n’a pour autant jamais interdit, que je sache, selon aucune tradition, de reprendre l’aller-retour du grec à l’hébreu pour tenter un progrès dans l’intelligibilité de l’original. Elle n’a jamais prétendu, si j’ose dire, s’auto-sacraliser, en fermant définitivement la porte derrière elle. Et encore n’avait-elle pas pour objet de recueillir l’approbation de qui que ce soit d’autre que de chacun des 70 rabbins convoqués.

Dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit pas de n’importe quel traité, mais d’un traité qui prétend établir « une Constitution pour l’Europe ». C’est d’une part un traité, puisqu’il doit se contracter entre des Etats, et pour la plupart déjà dotés d’une Constitution ; mais puisque, d’autre part, il établit une Constitution commune à ces Etats, il suppose qu’en acceptant ce traité, chacun de ces Etats consente à modifier le type de rapports entre eux qui leur permet encore de contracter ensemble des traités. Ce qui n’est pas rien –et reste à clarifier.

La définition ordinaire d’une Constitution, c’est d’être la loi fondamentale d’une nation. En ce sens, il ne saurait y avoir de Constitution européenne, pour la simple raison qu’il n’y a pas de nation européenne. Le sens dans lequel on peut parler d’une « Constitution pour l’Europe » demeure donc à déterminer, car il ne peut être qu’absolument original. Si l’on ne précise pas ce sens, la Constitution dont on parle ne peut être que, par nature, et à terme, supranationale. Si on ne veut pas qu’elle le soit, il faut préciser, dans cette Constitution même, que l’Europe dont il s’agit est une Europe des nations et que la Constitution qu’elle se donne a pour fonction première de garantir le libre droit des peuples qui la composent à disposer d’eux-mêmes, de sorte que l’entité que constitue leur union ne soit que l’émanation du concours de leurs libertés respectives, à leur plus haut degré de diversité voulue, dans le respect des valeurs qu’elles se reconnaissent communes, puisque la devise en est « unie dans la diversité ».

Si on ne le précise pas, c’est qu’on veut que cette Constitution « et le droit adopté par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des Etats membres » (art. 6) et cela, aussi bien pour les domaines de compétence exclusive que « partagée », pour la coordination des politiques économiques et de l’emploi que pour la politique étrangère, comme il est spécifié au titre III de la première partie, définissant lesdites « compétences de l’Union ». Ainsi, lorsque les supranationaux, pour nous convertir à leur immaculable conception de l’Europe, accusent le gouvernement de se « dédouaner » sur Bruxelles de la responsabilité de ses insuffisances, ils ne font que lui reprocher ce que légitimerait l’adoption d’un tel projet de Constitution.

Maintenant, que cette Constitution se veuille supranationale, tout en multipliant fausses portes et fausses fenêtres exclusivement destinées à créer l’illusion contraire, la preuve la plus éclatante vient de nous en être administrée par ce Parlement européen dont les ouistes nous vantaient naguère l’extension des compétences : il ne considère plus le « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » comme un traité, c’est-à-dire entre les Etats qu’il aurait pour fonction d’unir, mais directement comme un projet de Constitution valant pour un seul et même peuple européen qui lui serait déjà majoritairement favorable, avec une écrasée minorité de deux contre, ce que l’on pourrait confirmer –après la vaste campagne d’intox très expressément programmée par le Conseil européen en juin 2005 et détaillée, en cette mi-janvier, par le Parlement– grâce à l’organisation d’un référendum commun à l’ensemble des Etats concernés dont la majorité serait décisive, sans distinction de nationalité.
On voit bien que, dans leur tête, l’Europe est déjà supranationale et que c’est pour une telle Europe, et seulement pour elle, qu’ils veulent une Constitution. Et que c’est parce qu’ils la veulent supranationale qu’ils n’en veulent surtout pas une autre que celle qu’ils nous ont déjà servie.

Nous avons là un stupéfiant exemple de dévoiement de ce corps intermédiaire qu’est un Parlement, qui finit par ne plus voir la réalité qu’il est supposé représenter qu’à travers le prisme de son propre corporatisme, en toute ignorance des principes les plus élémentaires du droit et dans une inconscience de son délire proportionnelle à l’ampleur du nombre de ses membres et des majorités qui peuvent s’en dégager.

Il est vrai qu’il ne faut rien dramatiser : le scandale, c’est qu’il n’y ait eu, parmi les députés français, que des communistes et ultra-nationalistes (pas même un socialiste !) pour s’opposer à un texte n’émettant rien de plus, après tout, qu’un avis, à savoir que le pur et simple maintien du projet de Constitution actuel, au terme du « débat » censé se prolonger jusqu’en 2009, « constituerait un résultat positif ». On en reste, pour l’instant, au « vœu pieux ». Mais c’est bien en effet d’une forme de piété inquiétante qu’il s’agit là, toute profane et prosaïquement matérielle qu’elle demeure. Propice aux visions les plus fantaisistes.

Réjouissez-vous, citoyens d’Europe, votre Constitution existe ! Nous l’avons vue descendre du supranational firmament européen, de douze étoiles couronnée, aussi intouchable que l’Alcoran. D’Estaing est son Prophète. La question n’est plus pour vous de savoir si vous en voulez ou non, mais supra-démocratiquement, de la comprendre. Et nous, ses apôtres, allons supra-démocratiquement vous l’expliquer.

De fait, nous venons d’assister à un phénomène connu, plus commun qu’on ne l’imagine, consécutif à un conditionnement de masse de populations assemblées par un commun espoir : celui de l’hallucination collective.