Retour accueil 18/05/2004
De prime abord naturellement favorable au projet de Constitution européenne – un « oui du cœur » –, j’ai passé tout le temps de la campagne à l’intérieur de l’un des principaux états-majors du Oui jusqu’à ce que, progressivement confronté au texte lui-même par la nécessité de répondre aux arguments du Non, j’en vienne à réaliser que ce projet de Constitution était dangereux pour la démocratie républicaine.
Instruit par les incohérences argumentatives du Oui, se sont bien plutôt
imposés à moi nombre d'arguments favorables au Non, jamais entendus, qui
m'ont retourné et engagé à soutenir résolument un "Non de raison". S’ils
m’ont convaincus alors que j’étais favorable au Oui, peut-être
pourront-ils servir à d’autres.
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NOTES
1- Le lecteur voudra bien excuser cette mention biographique,
peut-être pas inutile cependant à un moment de la campagne électorale où
les discrédits ad hominem et les arguments de pure autorité semblent
avoir pris le pas sur la stricte considération des contenus, auxquels
j’en viens immédiatement. |
Je m’appelle Thibaud de La Hosseraye, j’ai 28 ans et une formation à la fois commerciale (HEC, spécialisation « Europe ») et philosophique (D.E.A). Sur les mérites supposés de ces diplômes (et, peut-être, d’un prix de l’Académie des Sciences morales et Politiques) (1), j’ai été recruté en décembre 2004 par le club Dialogue & Initiative pour participer bénévolement à leurs travaux. Laboratoire d’idées du courant de pensée de Jean-Pierre Raffarin, donc véritable « brain trust » du Premier Ministre, Dialogue & Initiative est structuré en Commissions chargées d’approfondir différentes thématiques en vue d’alimenter la réflexion des parlementaires se reconnaissant dans cette sensibilité politique (2). J’ai pour ma part intégré la Commission Europe. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est que, d’une réflexion de fond devant initialement porter sur le contenu de l’identité européenne, nous allions bientôt nous trouver engagés de plain-pied dans la campagne référendaire. Dès janvier 2005, il n’a plus été question de réfléchir posément à la définition de « la meilleure Europe possible », nous étions activement mobilisés pour produire des argumentaires en faveur du Oui. Ayant toujours été très favorable à la construction européenne et n’éprouvant aucune réticence à l’idée de la doter d’une Constitution, je me suis volontiers adapté, et j’ai commencé à étudier de près ce projet de Constitution pour produire des argumentaires de soutien. Cela était somme toute cohérent : c’est parce que ma spécialité supposée était l’argumentation que l’on me missionnait à présent en priorité sur la rédaction d’argumentaires.
Alors que je m’acquittais du
moins mal que je pouvais du travail que l’on m’avait confié, j’ai été,
au milieu de la campagne, lors d’une de nos réunions hebdomadaires du
lundi (3), troublé d’entendre le participant le plus
autorisé énoncer sur le ton de l’évidence que « comme on ne peut pas
contrer les arguments du Non, il faut le discréditer, le ringardiser »(4)
…. sans que cela ne soulève la moindre vague de protestation chez les
participants. Mais, du jour où je constatais que ceux-là même qui proclamaient haut et fort leur attachement au projet de Constitution n’hésitaient pas, dans le même temps, à reconnaître la supériorité théorique des arguments du Non… sans en tirer pour eux-mêmes de conséquences, j’étais en droit de m’interroger sur leurs motivations réelles à soutenir leur camp. Si ce n’était pas par conviction, pour quelle raison, alors ? Nul ne peut le dire à leur place. Mais, pour ce qui est des responsables politiques eux-mêmes, dont les participants aux réunions de Dialogue & Initiative ne sont que les fidèles collaborateurs (plus ou moins directs), il suffit ici de constater combien leur engagement si fébrile en faveur d’un Oui qui ne les convainc pas paraît à tout le moins accréditer l’hypothèse que leur spontanéité à choisir leur camp se trouve limitée par l’intérêt direct qu’ils ont à ce que cette Constitution soit ratifiée : en cas de victoire du Non, ils seraient les premiers à en faire les frais dans la mesure où ils seraient définitivement discrédités pour renégocier quelque nouvelle Constitution que ce soit. Et en effet, si cette Constitution dont gouvernements de droite comme de gauche se sont rendus responsables(5) ne passe pas, le problème n’est pas qu’elle ne pourra pas être renégociée (6), mais seulement que c’est par eux qu’elle ne pourra pas l’être (cf. l’argument 11). Dès lors il devient impératif, pour tout professionnel de la politique disons un minimum soucieux de son avenir, d’user de tous les moyens disponibles pour faire passer cette Constitution, qu’il soit ou non convaincu de ses bienfaits. Ce à quoi nous assistons. Pour ma part, la prise en compte de ce caractère irrationnel(7) du soutien au projet de Constitution m’a enjoint à un surcroît d’exigence intellectuelle : puisque les arguments d’autorité qui m’avaient jusqu’alors impressionné en faveur de la Constitution ne me paraissaient plus recevables, parasités qu’ils étaient par des calculs personnels, je ne pouvais désormais prendre appui, pour soutenir mon Oui, que sur des arguments dûment fondés en raison.
Autrement dit, cette remarque
si révélatrice faite tout haut en réunion, jointe à mon côtoiement
régulier des membres de cabinets ministériels (lors de nos réunions
hebdomadaires), m’a donné une succincte mais suffisante connaissance du
contexte qui m’a reconduit à une lecture plus attentive, davantage
littérale du texte lui-même. Or justement, en revenant au texte, rien qu’au texte, je n’ai pu qu’être intrigué par son caractère disparate, mêlant curieusement dispositions institutionnelles et prescriptions de politique économique qui n’ont a priori rien à faire dans une Constitution. Pourquoi diable avoir brouillé le message proprement constitutionnel avec des prescriptions économiques relevant d’un autre ordre juridique, celui d’une loi-cadre ? Et quelle conclusion en tirer, sinon que cette Constitution poursuit manifestement d’autres objectifs que strictement constitutionnels ?
C’est par un tel raisonnement,
aussi scrupuleusement impartial et documenté que possible, que j’ai peu
à peu réalisé une chose qui a choqué le démocrate en moi, la fonction
inavouée du projet de Constitution : servir de machine d’accréditation
exclusive et définitive d’une idéologie politique déterminée, celle du
libéralisme. Inutile de préciser que je ne suis pas pour autant passé du libéralisme social (à vocation humaniste) qui caractérise le courant Raffarin au socialisme, même libéral, d’un Cohn-Bendit ou d’un DSK. Pour moi, le libéralisme est tout à fait défendable, au moins à moyen terme, comme orientation d’une politique économique salutaire dans une conjoncture économique donnée, mais pour autant seulement qu’on ne prétende pas l’absolutiser en principe directeur exclusif de toute autre possibilité d’orientation économique (8). Il me semble que toute la puissance de rassemblement du gaullisme résidait précisément dans cette capacité d’ouverture théorique, éminemment démocratique et pragmatique, permettant de conjuguer, selon les circonstances et les domaines, jusqu’aux extrêmes du capitalisme et de la planification.
Ce qu’il y a d’inacceptable,
dans le projet de Constitution, c’est que le libéralisme n’y est pas
présent seulement comme une politique parmi d’autres possibles, mais
comme l’unique principe normatif d’un processus qui s’affirme
irréversible et qui se subordonne explicitement l’ensemble des objectifs
déclarés, y compris d’ordre social (9). C’est donc la prise de conscience que cette Constitution avait pour fonction d’être un écran de fumée constitutionnalisant une idéologie déterminée, qui m’est apparu comme un grave danger pour la démocratie, et qui a converti mon « oui du cœur » en un « non de raison ». Bien que les références et contraintes libérales courent dans toutes ses parties (I, II, III et IV), ce que l’on cherche en priorité à constitutionnaliser, dans cette Constitution c’est la partie III, qui est une reprise des traités antérieurs et qui élève de ce fait leur contenu au rang de Constitution.
Je m’explique :
Il ne me paraît par conséquent
pas trop fort de parler de manipulation démocratique, dans la mesure où
l’on use sciemment d’un subterfuge(12) (la promotion
d’évolutions institutionnelles, habillées d’une rassurante rhétorique
sociale et humaniste) pour faire enfin ratifier, sans avoir l’air d’y
toucher, ce que l’on sait pertinemment être une doctrine économique des
plus suspectes aux yeux de l’opinion publique française (en raison même
de l’attachement toujours manifesté de celle-ci à l’idéal social et
républicain hérité de la Révolution de 1789 et précisé dans le programme
de la Résistance mis en œuvre par le Général de Gaulle dès 1945).
En définitive, tout indique que
cette Constitution a été rédigée dans le but très précis d’impliquer la
volonté populaire –et plus particulièrement française- dans la
constitutionnalisation d’une certaine doctrine économique, à l’exclusion
de toute autre, alors même que le propre d’une Constitution
démocratique, ou même simplement authentiquement libérale, est de
permettre au peuple souverain de pouvoir choisir entre différentes
théories économiques. C’est l’ampleur de ce danger que je vais à présent m’efforcer de montrer, à travers l’exposé de 15 arguments, à ma connaissance inédits, en faveur du Non. Par mon rôle même chez Dialogue & Initiative, j’ai une certaine familiarité avec les arguments du Non, mais les points suivants n’ont, me semble-t-il, jamais encore été relevés, en dépit de leur importance, à mes yeux décisive. A quoi tient le fait qu’ils soient encore inédits ? Je ne me l’explique pas. Peut-être fallait-il d’abord toute la distance d’une position longtemps favorable au Oui pour permettre leur ébauche, puis les nombreux débats qui m'en ont précisé les contours. |