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17/05/2005
 

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  • LE MONDE

Article de Bertrand Le Gendre paru dans l'édition du 11.05.05

 

Maurice
Couve de Murville

biographie


1er juillet 1965, de Gaulle ouvre la "crise de la chaise vide"

 

 

Les traits tirés, sans avoir fermé l'œil", Maurice Couve de Murville, Valéry Giscard d'Estaing et Edgar Pisani viennent juste de rentrer de Bruxelles, le jeudi 1er juillet 1965. Et chacun attend leur récit, autour de la table du conseil des ministres où Charles de Gaulle tonne comme à son habitude contre les "chimères fédéralistes». A 2 heures du matin, selon les strictes instructions du président de la République, les ministres des affaires étrangères, des finances et de l'agriculture ont rompu, face à leurs cinq partenaires, des négociations qui s'enlisaient. L'Europe est en crise. La plus sérieuse qu'elle ait connue depuis le traité de Rome de 1957.

Ministre de l'information et chroniqueur de ces années-là, Alain Peyrefitte a fait un récit imagé de ce conseil des ministres, repoussé au jeudi en raison du sommet bruxellois. Couve : "Nous entrons dans une crise grave. Nous avons décidé de ne pas tenir la réunion des ministres de l'agriculture prévue pour le 12 juillet." Pisani, "sombre, comme écrasé" : "Je n'ai rien à dire." Giscard, "certainement très affecté, mais très maître de lui" : "Les questions financières n'ont pas fait l'objet d'une discussion sérieuse..."

Connu sous le nom de "crise de la chaise vide", l'épisode est révélateur des rapports ambivalents que la France gaullienne entretient avec ses partenaires de l'Europe des Six : la République fédérale d'Allemagne, l'Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Quelque 200 millions d'habitants en 1965. Crise dite "de la chaise vide" parce que pendant sept mois la France refusera de siéger dans les instances communautaires, jusqu'à ce que les choses s'arrangent, au prix d'une nette inflexion du traité de Rome.

La rupture du 1er juillet a-t-elle été manigancée de longue date, comme le suggère Alain Peyrefitte, à qui de Gaulle confie en avril 1965 : "La France a vécu avant le traité de Rome et pourra vivre après sa mise en sommeil" ? Dit autrement, de Gaulle a-t-il saisi l'occasion d'un désaccord passager pour remodeler la construction européenne à sa convenance ?

Ou au contraire les intérêts de la France étaient-ils à ce point compromis pour justifier un tel branle-bas ?

La France a toujours poussé les feux de la politique agricole commune. En 1965, son agriculture pèse à elle seule presque autant que celle de ses cinq partenaires réunis. Si l'Europe agricole n'avait pas pris son essor en janvier 1962, la France aurait été écrasée sous le poids de ses excédents. Soutenir les cours lui aurait coûté chaque année plus de 5 milliards de francs de l'époque, environ 6 milliards d'euros ! Prosaïquement, de Gaulle voit dans la mise en place d'un grand marché agricole le moyen de répartir entre les Six le poids des aides généreuses que la France octroie à ses agriculteurs. Justement, une nouvelle étape de l'Europe verte doit être franchie le 1er juillet 1965, sous la forme d'un règlement financier tenant compte des desiderata de chacun. Persuadé que de Gaulle est prêt à des concessions pour hâter la mise en œuvre de l'Europe agricole, le président de la Commission de Bruxelles, l'Allemand Walter Hallstein, a présenté le 23 mars à l'Assemblée parlementaire de Strasbourg un plan qu'il croit habile.

Ce plan prévoit la mise en place du marché unique industriel et agricole le 1er juillet 1967 ­ - trente mois avant la date fixée. Parallèlement, le budget de la Communauté serait alimenté par des "ressources propres". Elles proviendraient des droits de douanes industriels et des taxes sur les importations agricoles prélevés aux frontières des Six. Et échapperaient au contrôle des parlements nationaux.

A nouvelles ressources, nouvelle répartition des pouvoirs. Ceux de la Commission en sortiraient renforcés. En contrepartie, Walter Hallstein propose d'accorder à l'Assemblée de Strasbourg qui, à l'époque, n'a pas de réelles prérogatives, un droit de contrôle sur ces nouvelles recettes. Un pas décisif vers l'Europe supranationale serait franchi, au bénéfice d'un exécutif embryonnaire, la Commission, et de l'Assemblée européenne, désormais investie d'un pouvoir budgétaire limité mais réel. Donnant, donnant. Si de Gaulle veut l'Europe verte plus tôt que prévu, spécule Walter Hallstein, qu'il accepte d'entrer dans le jeu des fédéralistes, partisans déclarés des Etats-Unis d'Europe.

Sur ces entrefaites, débutent, le 28 juin 1965 à Bruxelles, les ultimes négociations entre les Six. Le mercredi 30, rien n'est encore réglé. On discute du prix unique de la viande ou du sucre et de la date d'entrée en vigueur de ce tarif commun. On chinoise, en repoussant le moment où il faudra se regarder droit dans les yeux. L'Italie, soutenue par les Pays-Bas, a des exigences qu'elle n'avait pas jusque-là. L'Allemagne approuve les propositions Hallstein sauf qu'elle les juge prématurées. La France réclame de nouveaux progrès en matière agricole. Mais elle ne veut pas les payer d'un renforcement des pouvoirs de la Commission et de l'Assemblée, que le Général voue aux gémonies. C'est la cacophonie.

A minuit s'achève la présidence française. En vertu de la règle de la rotation, c'est à l'Italie de prendre le relais. Courtoisement, Maurice Couve de Murville se tourne vers Amintore Fanfani pour lui proposer d'assurer, à l'heure dite, la direction des débats. Avec la même urbanité, le ministre italien des affaires étrangères décline l'invitation. Il ne veut pas être celui qui lèvera la séance sur un fiasco. Que la France prenne ses responsabilités...

A minuit cinq, panne d'électricité. Mauvais présage. La lumière revenue, les ministres s'enferment seuls pour une ultime tentative de conciliation. Soixante-quinze minutes plus tard, c'est le constat d'échec. "Chacun en tirera les conséquences qu'il voudra», déclare Couve, dont la haute silhouette distinguée fait face, à 2 heures du matin, à la foule des journalistes. A plusieurs reprises, durant la soirée, Couve a eu de Gaulle, dont il est un exécutant diligent, au bout du fil. Cela ne l'autorise pas à en dire plus qu'il ne faut. Un journaliste : "La France cessera-t-elle de participer aux discussions européennes ?" "Je n'ai pas dit cela." "Mettra-t-elle en cause l'existence de la Communauté ?" "Je n'ai pas dit cela."

La France boude. Et si l'affaire passionne moins les Français que le duel attendu entre Poulidor et Bahamontes dans le Tourmalet, cela n'empêche pas France-Soir, qui tire à un million d'exemplaires, de sonner, en manchette, le tocsin : "Le Marché commun bloqué par la crise. Nuit dramatique de négociations."

Les plus inquiets sont évidemment les agriculteurs, qui voient l'achèvement de l'Europe verte repoussée aux calendes grecques. Et le plus ennuyé, leur ministre, Edgard Pisani qui, en tête-à-tête avec de Gaulle, proposera sa démission. "Il l'a refusée, se souvient-il aujourd'hui. Il m'a dit qu'on ne démissionnait sur une affaire de politique étrangère car c'était diminuer la France." Tout de Gaulle est là, comme aurait dû le pressentir Walter Hallstein. Mais celui-ci a cru qu'à l'approche de l'élection présidentielle française prévue pour décembre 1965, le Général n'oserait pas contrarier le monde agricole.

De Gaulle s'est toujours fait une certaine idée de l'Europe qui ne souffre - ­ les fédéralistes le mesurent alors à leurs dépens ­ - aucun compromis. Il n'a rien dit, en 1957, du traité de Rome, respectant le silence dans lequel il s'était enfermé à Colombey-les-deux-églises. Mais il n'en pensait pas moins. N'avait-il pas déclaré au cours d'une conférence de presse, en 1954, qu'à ses yeux "l'Europe est formée de nations indestructibles" ?

En 1965, il se veut pragmatique : "Il est probable que si j'avais été aux affaires quand on a fait le traité de Rome, on l'aurait fait d'une manière différente, mais enfin, je l'ai pris comme il était, et, avec mon gouvernement, nous avons tâché d'en tirer le meilleur parti possible."

Ce pragmatisme, dont l'Europe agricole est l'illustration, ne doit pas masquer l'essentiel. Pour de Gaulle, l'Europe est un pis-aller. Un moyen, pas une fin. Seule compte sa volonté de remettre la France au premier rang. C'est pourquoi il milite en faveur d'une"Europe des Etats", qui préserverait l'autonomie de chacun.

Ce raisonnement l'a poussé à proposer en 1962 le "plan Fouchet", qui garantissait la souveraineté des six pays membres. Mais les partenaires de la France n'en ont pas voulu car de Gaulle remettait en même temps en question l'Alliance atlantique. Amputée par les Soviétiques de ses territoires de l'Est, l'Allemagne est très américanophile. Comme est génétiquement atlantiste le Royaume-Uni, dont de Gaulle a refusé en 1963 l'entrée dans la Communauté européenne pour cause de flirt poussé avec les Etats-Unis.

 

Plus fonceur que sagace, Hallstein a très tôt cabré de Gaulle lorsqu'il a présenté son plan aux parlementaires de Strasbourg avant d'en informer officiellement les Six. Agé de 63 ans, célibataire endurci, l'ancien recteur de l'université de Francfort-sur-le-Main est l'un des signataires du traité de Rome. Président de la Commission depuis les débuts de celle-ci, en 1958, il passe aux yeux des Américains pour le"Monnet allemand" ­ - Jean Monnet, le père du plan Schuman, que de Gaulle estime et déteste à la fois. Ce mécano de l'ombre qu'il a cru blesser en le traitant un jour d'"inspirateur" de l'Europe en marche.

Monnet, sentant venir l'orage, avait conseillé la prudence à Hallstein. Mais celui-ci a multiplié les gaffes. A la mi-mars 1965, il a rencontré ès qualités à Washington le président Johnson et le secrétaire à la défense, McNamara. Reçu comme un quasi-chef d'Etat, il a été logé à Blair House, la résidence des hôtes de marque. Surtout, il a laissé croire à des journalistes américains qu'il était comme une sorte de premier ministre de l'Europe. Il a démenti ensuite, mais de Gaulle n'a pas pardonné. Le 10 juin, lors d'une garden-party à l'Elysée, le Général a traité de "jean-foutre" ceux qui rêvent d'une Europe supranationale. A bon entendeur...

Toutes griffes dehors, de Gaulle fait savoir officiellement, le 6 juillet, que la France se retire des organes communautaires. Le représentant permanent de la France auprès des Communautés européennes, Jean-Marc Boegner, est rappelé à Paris. Il laisse son adjoint à Bruxelles, Maurice Ulrich, aujourd'hui conseiller à l'Elysée. Celui-ci se souvient des consignes de l'époque : ne participer qu'à des discussions techniques n'engageant pas l'avenir. A Paris, un de Gaulle sourcilleux veille.

La fâcherie a du bon. Les partenaires de la France s'empressent. Et l'isolement de la Commission est patent. De Gaulle, malgré tout, a perdu de sa superbe. Lors du premier tour de l'élection présidentielle, le 5 décembre 1965, il a, à 75 ans, été mis en ballottage par deux Européens convaincus, François Mitterrand et Jean Lecanuet. L'opinion salue le panache du Général, mais elle est sensible aux arguments de ceux qui réclament davantage d'Europe.

Affaibli par cette présidentielle qu'il pensait emporter dès le premier tour, pressé par les agriculteurs, de Gaulle décide de renouer ­ - à pas comptés ­ - avec ses partenaires. Dès le mois de juillet 1965, la Commission a renoncé de facto au plan Hallstein. Mais de Gaulle veut plus. Il redoute l'abandon, prévu pour le 1er janvier 1966, de la règle de l'unanimité au sein du Conseil. Désormais, les décisions y seraient prises à la majorité, ce qui signifie que la France ne disposerait plus d'un droit de veto.

Ce qu'on a appelé le "compromis de Luxembourg", entre Paris et ses partenaires, est trouvé le 29 janvier 1966, dans des locaux prêtés par le grand-duché, car la France ne veut toujours pas siéger sous un toit communautaire. Le traité de Rome n'est pas modifié. La majorité reste la règle, sauf, précise le "compromis», lorsque "des intérêts très importants d'un ou plusieurs partenaires seront en jeu». Une formule vague à souhait.

Lorsque, le 7 février, Jean-Marc Boegner reprend le Trans-Europe Express pour Bruxelles, la "crise de la chaise vide" est terminée. De Gaulle a obtenu satisfaction sur toute la ligne. Mais l'Europe, malgré ses coups de boutoir, est toujours sur les rails.