retour

 

 


25/01/2005

Ecrivain, Historien


Objectif-France publie dans sa rubrique "coup de cœur" les les articles qui ont retenu particulièrement l'attention de la rédaction et dont elle approuve le contenu.
 


Impasse et impostures

Par Max Gallo  [17/12/2004]
 

La mort de l'Union européenne sera triomphale ! Les événements de ces dernières semaines annoncent en effet le trépas dans la joie du projet d'une Europe unie, puissante, européenne, ayant politique extérieure, défense et monnaie indépendante, alors que le sommet de Bruxelles sur la Turquie s'achève aujourd'hui...

En France, le oui au traité constitutionnel l'a emporté sur tous les fronts. Le médiatique d'abord, sans lequel aucune autre victoire n'est possible. Sarkozy a été sacré meilleur combattant du oui. Hollande a connu – presse dixit – son Austerlitz. Et constatant que 56 000 militants socialistes – contre 41 000 – avaient voté oui, on a proclamé que «les générations futures» étaient sauvées ! Le président Chirac, Bayrou, Giscard d'Estaing, tous ont applaudi le «triomphe de la raison», le «refus de l'aventure». Les dizaines de millions d'électeurs français n'ont donc plus qu'à suivre leurs avant-gardes : élites, élus, militants, soit peut-être – en comptant généreusement – 150 000 personnes dont le nombre il est vrai est décuplé par les médias. Et Hollande clame déjà qu'il a dit oui le premier, que le oui sera celui des socialistes. Les autres rappellent qu'ils étaient en tête de la marche triomphale, que le oui sera libéral. Le peuple doit suivre.

Oublions ce mois d'avril 2002, lorsque les leaders des partis de gouvernement – Chirac, Jospin – n'ont rassemblé que moins de 40% du corps électoral ! Mauvais souvenir. Il n'y a plus que quelques extrémistes, des marginaux, des archaïques, des aventuriers pour brandir la bannière du non. Pauvre Fabius, l'ambitieux ! Parce que bien sûr les autres ne le sont pas !

Quittons ce théâtre. Sur cette scène des faux-semblants, l'Europe va de triomphe en triomphe ! Elle multiplie les règlements, les directives. Ses députés sont de plus en plus nombreux, assurent qu'ils disposent de plus en plus de pouvoirs. Ils livrent bataille contre Buttiglione le catholique. Victoire, triomphe ! Cette Europe-là va de mieux en mieux. Elle n'a qu'un seul défaut, elle flotte, virtuelle, au-dessus de l'Europe concrète.

L'euro l'emporte sur le dollar ? (1,34 dollar pour 1 euro). Mais c'est une défaite ! De quoi rogner notre déjà faible croissance. Et on s'attend à une nouvelle chute de la monnaie américaine. Adieux aux exportations ! Pourtant ce petit chiffre 1,34 pèse plus lourd pour l'avenir des «générations futures» que les 56 000 oui du PS. Que fait-on ? Rien ! Et que peut-on faire puisque cela se joue ailleurs !

Alors délocalisations, chômage – 10% déjà –, désindustrialisation, inquiétude des ménages – et donc baisse de la consommation – sont le concret de l'Europe. D'ailleurs la Commission – pendant qu'on s'extasie dans les médias sur les Austerlitz socialistes – prépare une directive sur les services. Elle va permettre aux professions libérales et aux entreprises de service d'opérer dans tous les pays de l'Union en conservant la réglementation – charges et salaires, régime fiscal, durée du temps de travail, etc. – des pays d'origine. Autant dire que les PME de l'Ouest de l'Europe vont être secouées. Déjà débarquent les entreprises de transport polonaises : prix inférieurs d'au moins 50%. Viendront les architectes, les médecins, etc. Faillites, chômage.

Demain les Roumains, les Bulgares, et les Turcs rejoindront les Polonais. Normal. Peut-être même juste. Mais comment réagiront ceux – des millions – qui seront frappés par ces transferts ? Imaginons qu'à ces problèmes sociaux s'ajoutent les rapports toujours difficiles entre communautés d'origine, de religion et de tradition culturelle différentes. Qui évoque ces questions majeures ? Qui parle de la «dépression démographique» que représente l'Europe ? Quel historien ignore que les «vides» attirent. Situation d'autant plus préoccupante que l'islamisme radical existe. C'est à la lumière de ces réalités qu'il faudrait juger de la question des «frontières» européennes, de l'entrée de la Turquie dans l'Union. Mais qui va troubler l'euphorie de l'Europe virtuelle (institutions, rêves, utopies, mensonges, illusions, petits calculs politiciens) et prendre le risque d'être cloué au pilori par les médias ? Tout se combine ainsi pour aggraver l'aveuglement, le refus de voir l'Europe concrète, déjà en crise profonde, incapable de nommer et donc de résoudre les questions vitales qui la travaillent.

Et chaque jour qui passe creuse l'écart entre le virtuel et le réel. La prévision à moyen terme (une ou deux décennies), c'est que l'Union européenne sera certes un grand espace économique mais une zone en cours de balkanisation généralisée, de communautés hostiles les unes aux autres, pour des raisons sociales, ethniques, religieuses. D'une certaine manière, l'éclatement de la Yougoslavie apparaîtra comme une anticipation barbare et extrême du destin de cette Europe qui avale de l'espace, fabrique des règlements, des institutions, sans prise sur la réalité. La machine européenne sait déconstruire le réel existant mais elle ne fabrique que du virtuel ! Et du marché qui accélère (parce qu'il n'y a ni politique économique commune ni harmonisation sociale et fiscale) la déconstruction. Seuls les rêveurs, les phraseurs ou les menteurs peuvent affirmer que cette Union-là sera capable d'élaborer – à 25, à 30, et bientôt Turquie comprise ! – une politique extérieure et une politique de défense communes. Au mieux, l'une des succursales – plus ou moins autonome – de l'Otan.

Pessimisme ? Amertume d'un archaïque, d'un nostalgique de la grande nation française ? Inquiétude seulement devant des troubles annoncés, une impuissance programmée que mille signes préfigurent. Et dont la violence sera sans doute un des aspects : importée (attentat de Madrid du 11 mars) mais endogène (crime islamique aux Pays-Bas, ETA, Corse, tensions frontalières, etc.).

Or, il n'y a pas d'exemple que, quand existe un tel écart entre le discours, les institutions – le virtuel donc – et la réalité, celle-ci ne se venge et de manière brutale, chaotique, ne tente dans le désordre et souvent la violence de réduire l'écart. Mais comment prévenir ce moment, cette évolution probable ? Les élites paraissent aveugles : l'Europe est la dernière utopie, le dernier alibi, la dernière idéologie unissant les socialistes et les libéraux, qui communient – avec des mots différents – devant les mêmes divinités : l'économie et la mondialisation. Et quand ils sont lucides, nos hommes politiques n'osent pas reconnaître qu'à propos de l'Europe ils sont engagés dans une impasse. Comment renier leurs propos, leurs promesses ?

De là deux attitudes : la fuite en avant. Et la dénonciation hystérique de tous ceux qui émettent des doutes, s'interrogent, proposent une pause, un débat. De là ce déluge de mots énormes pour qualifier un socialiste modéré, bien tempéré, qui osait proposer un non au traité constitutionnel. Ce non qui serait l'aventure, le chaos, le repli chauvin. La crise est là ; sous nos pas, sous nos yeux ! Mais on préfère célébrer le sacre de l'un et l'Austerlitz de l'autre ! Et on parle de «salut des générations futures» ! Continuons donc à nous leurrer. Applaudissons par avance à toutes les victoires de la décennie à venir. Dix ans après Austerlitz, c'est pourtant Waterloo ! Mais d'ici là, que de triomphes !