Impasse et
impostures
Par Max Gallo
[17/12/2004]
La mort de l'Union européenne sera triomphale ! Les événements de ces
dernières semaines annoncent en effet le trépas dans la joie du projet
d'une Europe unie, puissante, européenne, ayant politique extérieure,
défense et monnaie indépendante, alors que le sommet de Bruxelles sur la
Turquie s'achève aujourd'hui...
En France, le oui au traité constitutionnel l'a emporté sur tous les
fronts. Le médiatique d'abord, sans lequel aucune autre victoire n'est
possible. Sarkozy a été sacré meilleur combattant du oui. Hollande a connu
– presse dixit – son Austerlitz. Et constatant que 56 000 militants
socialistes – contre 41 000 – avaient voté oui, on a proclamé que «les
générations futures» étaient sauvées ! Le président Chirac, Bayrou,
Giscard d'Estaing, tous ont applaudi le «triomphe de la raison», le «refus
de l'aventure». Les dizaines de millions d'électeurs français n'ont donc
plus qu'à suivre leurs avant-gardes : élites, élus, militants, soit
peut-être – en comptant généreusement – 150 000 personnes dont le nombre
il est vrai est décuplé par les médias. Et Hollande clame déjà qu'il a dit
oui le premier, que le oui sera celui des socialistes. Les autres
rappellent qu'ils étaient en tête de la marche triomphale, que le oui sera
libéral. Le peuple doit suivre.
Oublions ce mois d'avril 2002, lorsque les leaders des partis de
gouvernement – Chirac, Jospin – n'ont rassemblé que moins de 40% du corps
électoral ! Mauvais souvenir. Il n'y a plus que quelques extrémistes, des
marginaux, des archaïques, des aventuriers pour brandir la bannière du
non. Pauvre Fabius, l'ambitieux ! Parce que bien sûr les autres ne le sont
pas !
Quittons ce théâtre. Sur cette scène des faux-semblants, l'Europe va de
triomphe en triomphe ! Elle multiplie les règlements, les directives. Ses
députés sont de plus en plus nombreux, assurent qu'ils disposent de plus
en plus de pouvoirs. Ils livrent bataille contre Buttiglione le
catholique. Victoire, triomphe ! Cette Europe-là va de mieux en mieux.
Elle n'a qu'un seul défaut, elle flotte, virtuelle, au-dessus de l'Europe
concrète.
L'euro l'emporte sur le dollar ? (1,34 dollar pour 1 euro). Mais c'est une
défaite ! De quoi rogner notre déjà faible croissance. Et on s'attend à
une nouvelle chute de la monnaie américaine. Adieux aux exportations !
Pourtant ce petit chiffre 1,34 pèse plus lourd pour l'avenir des
«générations futures» que les 56 000 oui du PS. Que fait-on ? Rien ! Et
que peut-on faire puisque cela se joue ailleurs !
Alors délocalisations, chômage – 10% déjà –, désindustrialisation,
inquiétude des ménages – et donc baisse de la consommation – sont le
concret de l'Europe. D'ailleurs la Commission – pendant qu'on s'extasie
dans les médias sur les Austerlitz socialistes – prépare une directive sur
les services. Elle va permettre aux professions libérales et aux
entreprises de service d'opérer dans tous les pays de l'Union en
conservant la réglementation – charges et salaires, régime fiscal, durée
du temps de travail, etc. – des pays d'origine. Autant dire que les PME de
l'Ouest de l'Europe vont être secouées. Déjà débarquent les entreprises de
transport polonaises : prix inférieurs d'au moins 50%. Viendront les
architectes, les médecins, etc. Faillites, chômage.
Demain les Roumains, les Bulgares, et les Turcs rejoindront les Polonais.
Normal. Peut-être même juste. Mais comment réagiront ceux – des millions –
qui seront frappés par ces transferts ? Imaginons qu'à ces problèmes
sociaux s'ajoutent les rapports toujours difficiles entre communautés
d'origine, de religion et de tradition culturelle différentes. Qui évoque
ces questions majeures ? Qui parle de la «dépression démographique» que
représente l'Europe ? Quel historien ignore que les «vides» attirent.
Situation d'autant plus préoccupante que l'islamisme radical existe. C'est
à la lumière de ces réalités qu'il faudrait juger de la question des
«frontières» européennes, de l'entrée de la Turquie dans l'Union. Mais qui
va troubler l'euphorie de l'Europe virtuelle (institutions, rêves,
utopies, mensonges, illusions, petits calculs politiciens) et prendre le
risque d'être cloué au pilori par les médias ? Tout se combine ainsi pour
aggraver l'aveuglement, le refus de voir l'Europe concrète, déjà en crise
profonde, incapable de nommer et donc de résoudre les questions vitales
qui la travaillent.
Et chaque jour qui passe creuse l'écart entre le virtuel et le réel. La
prévision à moyen terme (une ou deux décennies), c'est que l'Union
européenne sera certes un grand espace économique mais une zone en cours
de balkanisation généralisée, de communautés hostiles les unes aux autres,
pour des raisons sociales, ethniques, religieuses. D'une certaine manière,
l'éclatement de la Yougoslavie apparaîtra comme une anticipation barbare
et extrême du destin de cette Europe qui avale de l'espace, fabrique des
règlements, des institutions, sans prise sur la réalité. La machine
européenne sait déconstruire le réel existant mais elle ne fabrique que du
virtuel ! Et du marché qui accélère (parce qu'il n'y a ni politique
économique commune ni harmonisation sociale et fiscale) la déconstruction.
Seuls les rêveurs, les phraseurs ou les menteurs peuvent affirmer que
cette Union-là sera capable d'élaborer – à 25, à 30, et bientôt Turquie
comprise ! – une politique extérieure et une politique de défense
communes. Au mieux, l'une des succursales – plus ou moins autonome – de
l'Otan.
Pessimisme ? Amertume d'un archaïque, d'un nostalgique de la grande nation
française ? Inquiétude seulement devant des troubles annoncés, une
impuissance programmée que mille signes préfigurent. Et dont la violence
sera sans doute un des aspects : importée (attentat de Madrid du 11 mars)
mais endogène (crime islamique aux Pays-Bas, ETA, Corse, tensions
frontalières, etc.).
Or, il n'y a pas d'exemple que, quand existe un tel écart entre le
discours, les institutions – le virtuel donc – et la réalité, celle-ci ne
se venge et de manière brutale, chaotique, ne tente dans le désordre et
souvent la violence de réduire l'écart. Mais comment prévenir ce moment,
cette évolution probable ? Les élites paraissent aveugles : l'Europe est
la dernière utopie, le dernier alibi, la dernière idéologie unissant les
socialistes et les libéraux, qui communient – avec des mots différents –
devant les mêmes divinités : l'économie et la mondialisation. Et quand ils
sont lucides, nos hommes politiques n'osent pas reconnaître qu'à propos de
l'Europe ils sont engagés dans une impasse. Comment renier leurs propos,
leurs promesses ?
De là deux attitudes : la fuite en avant. Et la dénonciation hystérique de
tous ceux qui émettent des doutes, s'interrogent, proposent une pause, un
débat. De là ce déluge de mots énormes pour qualifier un socialiste
modéré, bien tempéré, qui osait proposer un non au traité constitutionnel.
Ce non qui serait l'aventure, le chaos, le repli chauvin. La crise est là
; sous nos pas, sous nos yeux ! Mais on préfère célébrer le sacre de l'un
et l'Austerlitz de l'autre ! Et on parle de «salut des générations
futures» ! Continuons donc à nous leurrer. Applaudissons par avance à
toutes les victoires de la décennie à venir. Dix ans après Austerlitz,
c'est pourtant Waterloo ! Mais d'ici là, que de triomphes !
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