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Faut-il en finir avec l'industrie  ?
 

Henri Guaino,

ancien commissaire
au plan.

 

Le Monde

03/10/2003

 

Pour l'industrie européenne, l'affaire Alstom marque sans doute la fin d'une époque.

Jusqu'à il y a quelques semaines, la cause était entendue : pour l'Europe, l'industrie, c'était fini. Tous les gourous de la Bourse ne le disaient-ils pas depuis longtemps : l'avenir était aux services et aux nouvelles technologies de l'information, l'industrie était un poids mort, l'ancienne économie empêchait la nouvelle de se développer ? Un nouveau capitalisme n'était-il pas en train de naître, financier, obnubilé par la création de valeur pour l'actionnaire et par le rendement à court terme de ses capitaux ? Dans l'imaginaire collectif et dans les médias, les créateurs de start-up de la nouvelle économie et les magiciens de la finance n'avaient-ils pas remplacé les capitaines d'industrie ? Dans les grandes entreprises, les dirigeants ne se rêvaient-ils pas souvent davantage en banquiers d'affaires et en gestionnaires de portefeuilles qu'en entrepreneurs ; les stock-options indexées sur la bulle boursière n'étaient-elles pas devenues les seuls baromètres de la réussite économique ?

Sur fond d'éclatement de la bulle de la nouvelle économie et de crise du capitalisme financier, l'affaire Alstom oblige à regarder en face cette réalité dérangeante d'une Europe qui agit depuis vingt-cinq ans comme si elle avait tiré un trait sur son industrie quand l'Amérique choisissait de soutenir la sienne par tous les moyens et quand l'Asie, pour doper sa compétitivité, ne reculait devant aucune forme de dumping social et monétaire.

L'Europe n'a pas seulement surestimé les gains du marché unique et du libre-échange, elle a délibérément sacrifié son industrie à un dogmatisme macroéconomique et concurrentiel bien plus pénalisant que les rigidités supposées de son marché du travail.

Sans doute l'industrie européenne a-t-elle fait preuve, face aux conditions difficiles qui lui étaient faites, d'une remarquable faculté d'adaptation. Elle s'est trouvée, pour ainsi dire, contrainte à des performances exceptionnelles, au point que la productivité horaire de l'industrie manufacturière est aujourd'hui aussi élevée en France qu'aux Etats-Unis. Sauf que quelque deux millions d'emplois ont été perdus en 30 ans par l'industrie française et qu'il y a quelque chose de désespérant pour les salariés dans cette logique sacrificielle qui semble s'imposer sans autre horizon que la succession ininterrompue des plans sociaux et des délocalisations. Et si le recul de l'industrie est dû pour partie à l'externalisation du tertiaire industriel, la forte montée en puissance des services liés à l'industrie amplifie les effets induits sur la croissance, le chômage de masse et la désintégration du travail.

Sous prétexte que la mondialisation réduisait les marges de manœuvre des Etats, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. Sans doute la politique industrielle est-elle aujourd'hui plus compliquée et plus subtile qu'à l'époque du fordisme. Mais l'Europe ne tirera pas son épingle du jeu dans l'économie globale en se contentant de faire jouer une concurrence tous azimuts seulement régulée par quelques autorités administratives indépendantes. Elle n'y parviendra pas non plus en cherchant à renforcer la compétitivité des secteurs exposés à la concurrence des pays émergents par la réduction de sa protection sociale : imagine-t-on la France ou l'Allemagne alignant leur protection sociale sur celle de la Thaïlande ? Elle n'y parviendra pas davantage en misant exclusivement sur la conception et sur les nouvelles technologies de l'information : qui ne voit que les savants, les ingénieurs et les informaticiens du Pakistan, de l'Inde ou de la Chine n'ont rien à envier à ceux de l'Europe ?

Le développement de l'industrie européenne bute sur l'euro trop fort et sur l'obsession anti-inflationniste de la BCE. Il bute sur l'obstacle que constitue le pacte de stabilité au financement des investissements par l'emprunt. Il bute sur un droit de la concurrence qui ne fait aucune place aux logiques industrielles. Il bute surtout sur un déficit de politique et sur une doctrine de l'impuissance publique qui paralyse autant les politiques nationales que les politiques de croissance communes. Là se trouve le nœud gordien qui étrangle l'Europe économique et la met à la remorque de la conjoncture américaine. Il faudra bien trancher le nœud : on ne rend pas service à la cause européenne en offrant son industrie désarmée aux prédateurs du monde entier.

En attendant, qu'est-ce qui empêche la France de réformer le financement de sa protection sociale pour améliorer la compétitivité du travail et de promouvoir à l'échelle de l'Europe une TVA sociale qui ferait porter le financement de la protection sociale autant sur les produits importés que sur les produits domestiques et serait déductible à l'exportation ?

Qu'est-ce qui empêche la France d'exprimer elle-même une ambition industrielle pour laquelle elle dispose d'un incomparable capital de savoir-faire ? Au-delà du sauvetage d'Alstom, le lancement de l'EPR, la fusion d'EDF et de GDF, la relance de la politique spatiale ou du transport ferroviaire seraient autant de signes forts que la politique industrielle redevient une priorité. Mais à l'ère de la compétitivité globale, de la concurrence par l'innovation, de la spécialisation intra branches, de l'économie de la connaissance et de la remise en question permanente des frontières de l'entreprise, la politique industrielle doit être une politique du système productif.

On connaît la condition du succès : une imbrication réussie entre le privé et le public, à l'instar de ce qui se passe aux Etats-Unis, au Japon ou à Singapour. Pour y parvenir, il manque à la France ce qu'elle avait su trouver jadis dans la méthode Monnet de la planification à la française : la capacité à définir une stratégie collective concertée entre l'Etat et la société civile, sottement délaissée au moment où elle devenait le plus nécessaire pour briser la dictature du court terme.

Il lui manque un système d'évaluation de la productivité de sa dépense publique et la capacité d'utiliser ses effets d'entraînement comme le font si bien les Américains avec leurs dépenses spatiales ou militaires.

Il lui manque un grand fonds d'investissement public géré par la Caisse des dépôts, qui permettrait à l'Etat des prises de participation stratégiques aux conditions du marché pour soutenir les entreprises françaises ou pour préserver leur indépendance, comme le font nombre de fonds non cotés américains.

Il lui manque surtout une organisation ministérielle capable de relever le défi de la mondialisation.

La situation actuelle est désastreuse : diluées dans un ensemble dominé par les préoccupations macroéconomiques, les administrations à vocation microéconomique se trouvent réduites à la portion congrue. Question de structures et non de personnes : le ministre des finances, fût-il un grand industriel, ne peut s'occuper de l'industrie que ponctuellement. De son côté, isolé, le ministère de l'équipement et des transports peine à trouver sa place dans un dispositif gouvernemental totalement déséquilibré.

Regrouper de façon pérenne l'industrie, les postes et télécommunications, les PME-PMI, le commerce et l'artisanat, le commerce extérieur, l'équipement, les transports, le BTP, la direction de la concurrence et l'aménagement du territoire permettrait une approche cohérente du système productif, et fournirait à nos industriels le point d'appui qui leur fait aujourd'hui cruellement défaut.

De quoi s'agit-il, sinon de bâtir, face au ministère des finances, un grand ministère de l'économie dédié à la production et aux échanges qui ferait valoir la logique industrielle et prévaloir le traitement économique du chômage sur son traitement social et budgétaire. Les salariés des entreprises et des bassins d'emploi en difficulté, les entrepreneurs, les élus trouveraient ainsi l'interlocuteur dont ils ont besoin, capable de mettre en œuvre une véritable politique de la commande publique, de concevoir une stratégie globale du secteur public, d'aider les petites entreprises autant que les grandes, de rassembler enfin les moyens nécessaires à une véritable politique de l'intelligence économique, bref de rendre à l'Etat sa dimension entrepreneuriale et stratégique. Dimension cruciale : pour obtenir de la croissance, il ne suffit pas de libérer les énergies, il faut aussi les mobiliser.