27
avril 1965 -
Encore une fois, Charles de Gaulle a choisi de s'adresser
directement aux Français, à la radio comme à la télévision. Le
thème abordé n'est pas habituel : la politique étrangère de la
France, sur laquelle il présente un premier bilan. "Le fait
capital de ces sept dernières années, explique-t-il avec
pédagogie et une certaine fierté, c'est que nous avons résisté
aux sirènes et choisi l'indépendance." Le refus d'une Europe
intégrée au sein de l'Otan, l'opposition à l'action américaine
au Viêt-Nam (Lire
Discours de Phnom-Penh, 1er septembre 1966)
et le soutien aux
peuples d'Amérique latine en lutte pour leur indépendance ont
permis à la France de se doter d'une stature internationale.
Celle-ci lui donne un poids croissant en Europe, au grand dam
des Américains qui voient leur leadership entamé.
La tension avec
les Etats-Unis, contenue avec difficulté par l'ambassadeur Hervé
Alphand, en est le signe le plus apparent.
Le contenu de son
allocution est une véritable leçon politique en faveur de
l'indépendance nationale. Tout y est. L'objectif affiché, les
obstacles à contourner, les réalisations, les moyens d'y
parvenir… Ce texte, plus de 40 ans après, identifie clairement
l'héritage qu'il a laissé aux générations d'après guerre et
qu'il appartient aux générations actuelles et futures de
respecter et d'approfondir en fonction des réalités du 21ème
siècle.
Ce texte est
d'une modernité évidente qui colle parfaitement aux problèmes
que connaît aujourd'hui notre "cher et vieux pays". Puisse-t-il
orienter et guider nos élites politiques nouvellement au pouvoir
dans les décisions qu'elles seront amenées à prendre pour la
France, l'Europe et le monde !
Du Palais de
l'Elysée, le Général de Gaulle expose aux Français les données
et les principes de la politique extérieure d'indépendance qui
est celle de la France.
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Charles
de Gaulle
et l'Europe
Extraits des
interventions
et discours de 1944 à 1968
"L'Europe existe, consciente de ce
qu'elle vaut dans l'ensemble de l'humanité, certaine d'émerger
de l'océan de ses douleurs, de reparaître mieux éclairée par ses
épreuves et susceptible d'entreprendre pour l'organisation du
monde le travail constructif - matériel, intellectuel, moral -
dont elle est éminemment capable, lorsque aura été arrachée de
son sein la cause capitale de ses malheurs et de ses divisions,
c'est-à-dire la puissance frénétique du germanisme prussianisé.
C'est alors que l'action, l'influence et, pour tout dire la
valeur de la France, seront, comme le veulent l'Histoire, la
géographie et le bon sens, essentielles à l'Europe pour
s'orienter et renouer avec le monde. L'attitude et la politique
du gouvernement s'efforcent de ménager, tout en combattant, ce
rôle d'Européen que, demain, saura jouer la France pour
l'avantage de tous."
Discours
prononcé devant l'Assemblée consultative provisoire à Alger, le
18 mars 1944, in Discours et Messages, t. 1, pp. 387-388.
"J'entends une Europe formée
d'hommes libres et d'Etats indépendants, organisée en un tout
susceptible de contenir toute prétention éventuelle à
l'hégémonie et d'établir entre les deux masses rivales l'élément
d'équilibre dont la paix ne se passera pas."
Discours prononcé à Lille le 29 juin 1947, in Discours et
Messages, t. 2, pp. 87-88.
"Oui, c'est l'Europe, depuis l'Atlantique jusqu'à l'Oural, c'est
l'Europe, c'est toute l'Europe, qui décidera du destin du
monde !"
Strasbourg,
novembre 1959.
"On a préféré un truc, un organisme
bizarre, l'intégration, plutôt qu'une entente entre les nations.
Depuis, le Marché commun est entre le zist et le zest."
Palais de l'Elysée le 30 décembre 1961.
"...je ne crois pas que l'Europe
puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la
France avec ses Français ? L'Allemagne avec ses Allemands,
l'Italie avec ses Italiens, etc. Dante, Goethe, Chateaubriand,
appartiennent à toute l'Europe dans la mesure même où ils
étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et
Français. Ils n'auraient pas beaucoup servi s'ils avaient été
des apatrides et s'ils avaient pensé, écrit en quelque espéranto
ou volapük intégrés..." Conférence de presse du 15 mai 1962, in
Discours et Messages, t. 3, pp. 406-407.
"...c'est sur des éléments
d'action, d'autorité, de responsabilité qu'on peut construire
l'Europe. Quels éléments ? Eh bien, les Etats ! Car il n'y a que
les Etats qui soient à cet égard valables, légitimes et capables
de réaliser. J'ai déjà dit et je répète, qu'à l'heure qu'il est,
il ne peut pas y avoir d'autre Europe que celle des Etats, en
dehors naturellement des mythes, des fictions, des parades. Ce
qui se passe pour la Communauté économique le prouve tous les
jours, car ce sont les Etats, et les Etats seulement qui ont
créé cette Communauté économique, qui l'ont pourvue de crédits,
qui l'ont dotée de fonctionnaires."
Conférence de presse du 15 mai 1962, in
Discours et Messages, t. 3, p. 407.
"Beaucoup s'écrient Faisons
l'Europe ! Mais quelle Europe ? C'est là le débat. En effet, les
commodités établies, les renoncements consentis, les
arrière-pensées tenaces, ne s'effacent pas aisément. Suivant
nous, Français, il s'agit que l'Europe se fasse pour être
européenne. Une Europe européenne signifie qu'elle existe par
elle-même et pour elle-même, autrement dit qu'au milieu du monde
elle ait sa propre politique."
(...)
Conférence de presse du 23 juillet 1964,
in Discours et Messages, t. 4, pp.227-228.
"Bien entendu, on peut sauter sur
sa chaise comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe !
l'Europe ! mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien."
Entretien avec Michel Droit du 14 décembre
1965, in Discours et Messages, t. 4, p. 426.
"Je n'ai jamais parlé de "l'Europe
des patries", c'est comme l'intendance suit. Chacun a sa patrie.
Nous avons la nôtre, les Allemands ont la leur, les Anglais ont
la leur, et c'est ainsi. J'ai parlé de la coopération des Etats,
alors cela oui, j'en ai parlé."
Entretien avec Michel Droit du 14 décembre
1965, in Discours et Messages, t. 4, p. 427.
"...Nous n'avons cessé de proposer
qu'une telle coopération s'organise progressivement, à la seule
condition qu'elle vise à définir et à suivre une politique qui
soit européenne, et non à se conformer par principe et
nécessairement à une politique qui ne l'est pas."
Conférence de presse du 28 octobre 1966,
in Discours et Messages, t. 5, p. 103.
"Un but de la France c'est l'union
de l'Europe tout entière par la pratique entre son occident, son
centre et son orient de la détente, de l'entente et de la
coopération où nous nous sommes franchement engagés ; par
l'affermissement du Marché commun, pour qu'il tende à
l'affranchissement, non pas à la subordination, de l'ouest de
notre continent ; un jour peut-être par l'élargissement de cette
communauté, dès lors que les candidats se seraient mis,
politiquement, économiquement, monétairement, en mesure d'y
entrer sans la détruire ni la dévoyer..."
Allocution radiotélévisée du 31 décembre
1967, in Discours et Messages, t. 5, pp. 252-253.
"Notre Europe tout entière, après
avoir subi tant de déchirements, de guerres et de révolutions,
discerne dans ses profondeurs que, pour elle, la vie - oui la
vie ! - exige désormais la détente, l'entente et la coopération,
par-dessus toutes les barrières dressés par les idéologies
rivales, les rancunes accumulées, les blocs opposés, les régimes
différents. Mais qui ne voit, en même temps, qu'un tel
changement ne peut avoir d'autre base que l'action délibérément
conjuguée d'états qui soient maîtres d'eux-mêmes et d'autre
ferment, pour chacun d'entre eux, que sa personnalité
nationale ?"
Toast adressé à M. Jeno Fock, président du
conseil des ministres de la République populaire hongroise le 29
mars 1968, in Discours et Messages, t. 5, p. 274 |
"Dans le monde d'aujourd'hui, où se posent tous les problèmes,
où l'éventuel danger s'élève jusqu'à l'infini, où se heurtent
âprement les besoins et les ambitions des Etats, quelle est
l'action de la France ?
Reconnaissons qu'ayant été autrefois un peuple-colosses, en fait
de population, de richesse et de puissance, nous revenons de
loin pour jouer à nouveau notre rôle international. Car, il y a
une centaine d'années, notre expansion démographique et
économique et, du même coup, notre force commencèrent à
décliner. Ensuite, se succédèrent les deux guerres mondiales qui
nous ruinèrent et nous décimèrent, tandis que deux grands pays,
les Etats-Unis et la Russie, parvenaient, à leur tour, au
sommet. Dans cette situation actuellement diminuée, la tentation
du renoncement, qui est à un peuple affaibli ce que celle du
laisser-aller est à un homme humilié, aurait pu nous entraîner
vers une décadence sans retour. D'autant plus, qu'ayant pris
jadis l'habitude d'être toujours au premier rang, parfois non
sans outrecuidance, notre amoindrissement relatif risquait à
présent de nous faire douter de nous-mêmes. Nous aurions pu nous
décourager en comparant à nos statistiques celles qui relatent
la population totale de chacun des deux pays géants, ou la
production globale de leurs usines et de leurs mines, ou le
nombre de satellites qu'ils lancent autour de la terre, la masse
des mégatonnes que leurs engins sont en mesure d'emporter pour
la destruction.
De fait, après le sursaut de confiance et de fierté françaises
qui, au cours de la dernière guerre, nous tira d'un abîme
mortel, et en dépit des forces vives qui reparaissaient chez
nous avec une vigueur renouvelée, la tendance à l'effacement s'y
était momentanément fait jour, au point d'être érigée en
doctrine et en politique. C'est pourquoi, des partisans eussent
voulu nous rattacher corps et âme à l'empire totalitaire.
C'est aussi pourquoi, d'autres professaient qu'il nous fallait,
non point seulement, comme c'est le bon sens, rester les alliés
de nos alliés tant se dressaient à l'Est une menace de
domination, mais encore nous absorber dans un système
atlantique, au sein duquel notre défense, notre économie, nos
engagements, dépendraient nécessairement des armes, de l'emprise
matérielle et de la politique américaines. Les mêmes, dans la
même intention, entendaient que notre pays, au lieu qu'il
participât, ainsi qu'il est naturel, à une coopération organisée
des nations libres de l'Ancien Continent, fût littéralement
dissous dans une Europe dite intégrée et qui, faute des ressorts
que sont la souveraineté des peuples et la responsabilité des
Etats, seraient automatiquement subordonnée au protecteur
d'outre-océan.
Ainsi, resterait-il sans doute, des ouvriers, des paysans,
des ingénieurs, des professeurs, des fonctionnaires, des
députés, des ministres, français. Mais il n'y aurait plus la
France. Eh bien ! le
fait capital de ces sept dernières années c'est que nous avons
résisté aux sirènes de l'abandon et choisi l'indépendance.
Il est vrai que l'indépendance implique des conditions et que
celles-ci ne sont pas faciles. Mais, comme on peut le voir, nous
parvenons à les remplir. Dans le domaine politique, il s'agit
que, sans renier notre amitié américaine, nous nous comportions
en Européens que nous sommes et, qu'en cette qualité, nous nous
appliquions à rétablir d'un bout à l'autre de notre continent un
équilibre fondé sur l'entente et la coopération de tous les
peuples qui y vivent comme nous. C'est bien ce que nous faisons,
en nous réconciliant avec l'Allemagne, en proposant à nos
voisins des deux côtés du Rhin et des Alpes une réelle
solidarité des six, en reprenant avec les pays de l'Est, à
mesure qu'ils émergent de leurs écrasantes contraintes, les
rapports d'active compréhension qui nous liaient à eux
autrefois. Quant aux problèmes qui se posent dans le reste de
l'univers, notre indépendance nous conduit à mener une action
conforme à ce qui est à présent notre propre conception, savoir
: qu'aucune hégémonie exercée par qui que ce soit, aucune
intervention étrangère dans les affaires intérieures d'un Etat,
aucune interdiction faite à n'importe quel pays d'entretenir des
relations pacifiques avec n'importent quel autre,
ne sauraient être justifiées. Au contraire, suivant nous,
l'intérêt supérieur de l'espèce humaine commande que chaque
nation soit responsable d'elle-même, débarrassée des
empiètements, aidée dans son progrès sans conditions
d'obédience. De là, notre réprobation devant la guerre qui
s'étend en Asie de jour en jour
et de plus en plus, notre
attitude favorable à l'égard des efforts de libération humaine
et d'organisation nationale entrepris par divers pays d'Amérique
latine, le concours que nous apportons au développement de bon
nombre de nouveau Etats africains, les rapports que nous nouons
avec la Chine, etc. Bref, il y a, maintenant, une politique de
la France et elle se fait à Paris.
Au point de vue de la sécurité, notre indépendance exige, à
l'ère atomique où nous sommes, que nous ayons les moyens voulus
pour dissuader nous-mêmes un éventuel agresseur, sans préjudice
de nos alliances, mais sans que nos alliés tiennent notre
destin dans leurs mains. Or, ces moyens nous nous les
donnons. Sans doute, nous imposent-ils un méritoire renouveau.
Mais nous ne les payons pas plus cher que ceux qu'il nous
faudrait fournir à l'intégration atlantique, sans être sûrement
protégés pour autant, si nous continuions de lui appartenir
comme auxiliaires subordonnés.
Ainsi, en venons-nous au point où aucun Etat du monde ne
pourrait porter la mort chez nous sans la recevoir chez lui ; ce
qui est, certainement, la meilleur garantie possible.
Dans l'ordre économique, scientifique, technique, pour
sauvegarder notre indépendance, étant obligés de faire face à
l'énorme richesse de certains sans cependant nous refuser de
pratiquer avec eux des échanges de toute nature, nous devons
faire en sorte que nos activités demeurent, pour l'essentiel,
sous administration et sous direction françaises. Nous devons
aussi soutenir coûte que coûte la concurrence dans les secteurs
de pointe, qui commandent la valeur, l'autonomie, la vie, de
tout l'ensemble industriel, qui comportent le plus d'études,
d'expérimentations, d'outillages perfectionnés, qui requièrent
en grand nombre, les équipes les plus qualifiées de savants, de
techniciens, d'ouvriers. Enfin, lorsqu'il est opportun, dans une
branche déterminée, de conjuguer nos inventions, nos capacités,
nos moyens, avec ceux d'un autre pays, nous devons souvent
choisir l'un de ceux qui nous touchent de plus près et dont nous
pouvons penser que le poids ne nous écrasera pas.
Voilà pourquoi, nous nous imposons une stabilité financière,
économique et monétaire qui nous dispense de recourir à l'aide
de l'étranger ; nous changeons en or l'excès de dollars importés
chez nous par suite du déficit de la balance des paiements
américains
; nous avons, depuis six ans,
multiplié par six les crédits consacrés à la recherche ; nous
organisons un marché industriel et agricole commun avec
l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg
; nous perçons le Mont-Blanc conjointement avec les Italiens ;
nous canalisons la Moselle en association avec les Allemands et
les Luxembourgeois
; nous nous unissons à l'Angleterre pour construire le premier
avion de transport supersonique du monde
; nous sommes prêts à étendre à
d'autres types d'appareils civils et militaires cette
collaboration franco-britannique ; nous venons de conclure avec
la Russie soviétique un accord relatif à la mise au point et à
l'exploitation de notre procédé de télévision en couleurs En somme, si grand que soit le verre que
l'on nous tend en dehors, nous préférons boire dans le nôtre,
tout en trinquant aux alentours.
Certes, cette indépendance, que nous pratiquons à nouveau dans
tous les domaines, ne laisse pas d'étonner, voire de
scandaliser, divers milieux pour lesquels l'inféodation de la
France était l'habitude et la règle. Ceux-là parlent de
machiavélisme, comme si la conduite la plus claire ne consistait
pas justement à suivre notre propre route ; ils s'alarment de
notre isolement, alors qu'il n'y eut jamais plus d'empressement
autour de nous. D'autre part, le fait que nous ayons repris
notre faculté de jugement et d'action à l'égard de tous les
problèmes semble parfois désobliger un Etat qui pourrait se
croire, en vertu de sa puissance, investi d'une responsabilité
suprême et universelle
Mais, qui sait si, quelque jour, l'intérêt que ce pays ami peut
avoir à trouver la France debout ne l'emportera pas, de loin,
sur le désagrément qu'il en éprouve à présent ? Enfin, la
réapparition de la nation aux mains libres, que nous sommes
redevenus, modifie évidemment le jeu mondial qui, depuis Yalta,
paraissait être désormais limité à deux partenaires
Mais comme, dans cette répartition de l'Univers entre deux
hégémonies et, par conséquent, en deux camps, la liberté,
l'égalité, la fraternité des peuples ne trouvent décidément pas
leur compte, un autre ordre, un autre équilibre, sont
nécessaires à la paix. Qui peut les soutenir mieux que nous
pourvu que nous soyons nous-mêmes ?
Françaises, Français, vous le voyez ! Pour nous, pour tous,
autant que jamais, il faut que la France soit la France !
Vive la République ! Vive la France !"
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