Communiqué du 20 mars 2007

 

Retour honteux de la France dans l’OTAN

 

Annoncée en pleine grève, le 5 décembre 1995, la réintégration de la France au sein du conseil des ministres et du comité militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord est passée quasiment inaperçue. Or cette décision tourne la page ouverte en 1966 par le général de Gaulle avec le retrait de l’organisation militaire intégrée de l’Alliance. Aboutissement d’un rapprochement progressif engagé dès les années 70, cet acte politique majeur s’appuie sur des arguments fallacieux.

 

A peine commentée, pratiquement négligée par les milieux politiques, la décision du gouvernement français de se faire à nouveau représenter en permanence dans plusieurs des organismes militaires de l’Alliance atlantique n’est pas passée inaperçue dans les autres pays occidentaux. Elle y a été saluée comme un retournement majeur de la politique française. En annonçant cette réintégration au sein du conseil des ministres de la défense et du comité militaire de l’OTAN, Paris a précisé qu’il n’y aurait toujours aucune participation à des organismes « intégrés » et qu’en particulier aucune force ne ferait retour dans le système militaire « intégré » de l’Alliance. Cette distinction n’est pas sans importance. Quand, en 1966, le général de Gaulle ayant décidé que la France quittait l’organisation militaire de l’Alliance en raison même de l’intégration qui la caractérisait, il lui fut demandé quelle en était sa définition, il répondit, par écrit, que l’intégration se définissait par la subordination et l’automaticité.

C’est dire que le gouvernement actuel n’a pas voulu ou pas osé franchir un certain seuil : les forces françaises ne seront toujours pas « subordonnées » au commandement de l’OTAN, ni « automatiquement » engagées par les décisions qu’il prendrait et auxquelles la France ne souscrirait pas. Encore faut-il apporter une restriction : le corps européen dont font partie des unités françaises serait soumis au commandement atlantique en cas d’hostilités _ on peut néanmoins admettre qu’il s’agit là d’une hypothèse extrême et, dans l’état actuel des choses, sans grande vraisemblance. Le retour de représentants français dans les organismes militaires atlantiques du plus haut niveau constitue pourtant un tournant politique majeur dont il faut essayer de comprendre le sens, car plusieurs interprétations en ont été données officiellement ou officieusement. Tantôt, on a fait remarquer qu’il ne s’agissait que d’une étape supplémentaire, dans la suite de toutes celles qui ont progressivement comblé le fossé creusé nettement et clairement en 1966 par la décision de se retirer de toutes les instances militaires de l’OTAN. Tantôt, on l’a présentée comme résultant inévitablement de la participation d’un important contingent français aux forces internationales déployées en Bosnie, et qui dépendront du commandement atlantique : dès lors, la présence de la France à ses instances militaires les plus élevées s’imposerait. Et plus souvent, enfin, on a suggéré que l’objectif était, par des relations plus étroites et plus complètes avec tous les organismes de l’Alliance, de pouvoir contribuer à sa réforme et, en particulier, à celle de son système de défense et de ses structures militaires. Il faut faire la part de ces diverses motivations. Rattacher cette décision seulement à une série de rapprochements entre la France et l’organisation militaire atlantique serait la banaliser abusivement et en réduire la portée. L’accord Ailleret-Lemnitzer, conclu en 1967, et dont le texte est très succinct et de caractère très général, n’a prévu que des contacts d’état-major, évidemment indispensables au cas où l’Europe occidentale aurait été le théâtre d’un conflit dans lequel la France aurait choisi de s’impliquer (1).

L’accord Valentin-Ferber, du 3 juillet 1974, complétait le précédent : le corps d’armée français en Allemagne étant très étroitement rattaché à l’ensemble de la première armée dont le commandement était en territoire français, c’est bien celle-ci - dont le général Valentin était le chef - qui serait impliquée par l’éventuelle coordination entre états-majors français et atlantique (2). Conclu quatre ans plus tard, l’accord Biard-Schulze porta sur les procédures nécessaires à cet égard, bien qu’il fût précisé qu’il n’avait qu’une « portée générale » (3). Un rapprochement progressif QUANT aux rapports entre forces aériennes et défenses antiaériennes françaises et alliées, les arrangements conclus, depuis l’accord Fourquet-Goodpaster de 1970 jusqu’aux accords Fatac-Aafce (Force aérienne tactique française et forces aériennes alliées du centre-Europe), ils avaient un caractère technique et pratique imposé par la nature même de l’action aérienne, mais ne comportaient évidemment aucun degré d’intégration. Il en allait de même du système de détection Nadge, dont le général de Gaulle avait décidé que la France continuerait de faire partie et qui, contrairement à ce qui est parfois écrit, est une organisation commune et non pas intégrée (4). A partir du début des années 80, des gestes nouveaux sont venus préciser les hypothèses d’actions conjointes entre forces françaises et atlantiques, au point qu’on fit étalage de l’amélioration substantielle et systématique des rapports entre la France et l’OTAN. Ainsi de la décision d’envisager l’engagement du nouveau troisième corps d’armée, créé à Lille, au-delà de la ligne Rotterdam-Dortmund-Munich, admise auparavant comme limite extrême d’éventuels mouvements français (5). Ainsi des hypothèses d’emploi imaginées pour la Force d’action rapide (FAR), encore que son engagement sur les zones avancées du théâtre européen eût été plus démonstrative que stratégique _ chacun savait qu’elle était par-dessus tout destinée à renforcer les moyens d’action extérieure de la France. Tout fut fait, cependant, pour mettre en valeur le rapprochement progressif entre le système français de défense et l’organisation militaire atlantique, comme en 1986 avec la participation d’une division entière à l’exercice « Frankischer Schild » (depuis 1966, jamais plus d’un régiment n’avait pris part à de telles manœuvres) et celle, plus ample encore, de 20 000 hommes à l’exercice « Moineau hardi » de 1987.

Le gouvernement est allé jusqu’à annoncer publiquement que la France n’emploierait pas ses armes nucléaires préstratégiques sans en informer auparavant le gouvernement allemand _ nul n’ignorait qu’il en irait ainsi puisque, même conçues comme « ultime avertissement » à l’adversaire et comme prélude à l’emploi de l’armement stratégique, ces engins auraient un certain effet sur le terrain. Donnée à la suite d’entretiens entre MM. François Mitterrand et Helmut Kohl, cette précision pouvait, du reste, paraître paradoxale : la portée conférée finalement aux missiles préstratégiques Hadès et surtout l’emploi éventuel de la composante aérienne préstratégique laissaient en effet supposer que le territoire allemand ne serait pas forcément le théâtre des frappes françaises. A l’arrière-plan des discours officiels et des commentaires officieux sur les liens progressivement rétablis entre la France et le système militaire de l’OTAN, et des démonstrations plus ou moins tapageuses destinées à les faire valoir, les réalités stratégiques demeuraient. M. Mitterrand lui-même insistait sur son refus d’adhérer à toute forme de « riposte graduée », c’est-à-dire à la stratégie de l’OTAN, et, à l’inverse, sur le maintien de la stratégie française de dissuasion nucléaire et sur ses principes essentiels. En baptisant « préstratégiques » les armes nucléaires tactiques françaises, dès le début de son premier septennat, il marquait son refus de glisser sur une pente qui aurait pu conduire au rapprochement avec les concepts d’emploi des armes nucléaires tactiques américaines en Europe. Et, au début du second septennat, la réorganisation des armées françaises, baptisée « Armées 2000 », allait dans le même sens : elle les répartissait entre les trois façades méditerranéenne, atlantique et continentale, en réduisait les effectifs tout en supprimant le troisième corps d’armée (6). En définitive, malgré l’ostensible adhésion de la France au bloc occidental et l’inflexion majeure de sa politique étrangère en faveur de relations très étroites avec les Etats-Unis, rien n’empêchait que la stratégie de Paris et celle de l’OTAN demeurent non seulement différentes, mais en réalité incompatibles. Avec le rappel des principes de la dissuasion française, alors même que l’organisation militaire atlantique adoptait en 1988 la doctrine Rogers de « Follow-on Forces Attack », inspirée par le concept d’« Airland Battle » (7), on doit même constater qu’elles se tournaient le dos. La décision de retour dans les organismes du plus haut niveau du système militaire atlantique n’était donc en aucune manière une conséquence de gestes précédents. A strictement parler, elle n’était pas non plus le résultat de la participation d’unités aux forces destinées à l’application du traité de paix sur la Bosnie, signé à Paris le 14 décembre 1995. La présence militaire française dans l’ex-Yougoslavie procédait à l’origine de la part prise aux missions que les Nations unies s’étaient données ; le commandement français sur place s’insérait, de ce fait, dans celui de la Forpronu. Un changement capital est survenu quand il a été décidé que l’OTAN se chargerait de quelques-unes de ces missions, en particulier pour l’application de l’embargo sur les ventes d’armes aux belligérants et, de façon plus significative encore, pour les raids aériens. En décidant que l’OTAN serait désormais leur « bras armé », les Nations unies donnaient à cette organisation un rôle nouveau et se dessaisissaient d’une partie de leurs prérogatives et de leurs pouvoirs au profit d’un organisme placé sous l’égide des Etats-Unis. Elles renonçaient à mettre en vigueur les articles de la Charte qui prévoient que, pour ses actions militaires, elle se doterait de son propre état-major et de ses propres commandements. A cet égard, l’affaire yougoslave aura conféré à l’OTAN un rôle sans précédent, bien au-delà de l’aire géographique couverte par le traité qui l’a fondée. La France n’a pas pour autant décidé de réintégrer ses organismes militaires dirigeants, et rien ne l’obligeait à le faire. Tout au plus peut-on estimer que l’affaire yougoslave a fonctionné ici comme un engrenage. Cette participation aux instances dirigeantes de l’organisation militaire atlantique a-t-elle, cependant, pour but et aura-t-elle pour effet de la réformer ? On le suggère officieusement : il serait plus facile de s’y faire entendre et la réflexion sur l’avenir de l’alliance dans l’après-guerre froide pourrait ainsi progresser. L’expérience, toutefois, ne justifie pas cet optimisme. Et l’argument avait d’ailleurs été mis au service du maintien de la France dans l’OTAN au début des années 60, lorsque le général de Gaulle en contestait ouvertement les principes. Mais aucune réforme ne fut entreprise, les Etats-Unis y veillaient, avec l’approbation de leurs alliés. En irait-il autrement désormais, la guerre froide ne pouvant plus être invoquée pour justifier les rigidités anciennes ? N’était-il pas temps, notamment, de restituer aux Etats européens plus de responsabilités, donc de réduire le degré d’intégration des forces de l’OTAN grâce auquel le commandement américain y exerce une prépondérance absolue ? C’est, au contraire, un surcroît d’intégration que manifeste la création d’une Force de réaction rapide de l’OTAN, où le niveau d’intégration descend plus bas que dans n’importe quel autre système de forces _ au niveau du régiment _ et dont le commandement, confié à un Britannique, est entièrement dépendant du commandement suprême américain en Europe (Saceur). Autre évolution significative : celle de la zone de compétence de l’Alliance atlantique et, par conséquent, de son organisation militaire. Plusieurs pays européens, et en premier lieu la France, ont toujours été hostiles à son extension. Ils ne souhaitaient pas que, dans d’autres régions du monde et donc d’autres zones de conflits, fonctionne un système à l’expérience contrôlé et dirigé en permanence par Washington. L’inverse se produisit. Lors de la crise du Golfe, quand la Turquie, membre de l’OTAN, invoqua un danger _ imaginaire _ d’agression irakienne pour réclamer une présence alliée sur son territoire, sous le couvert de l’organisation atlantique, avec en prime une participation allemande, l’Alliance se trouvait, en tant que telle, impliquée dans les marges du conflit. Puis on vit, par le biais des accords conclus entre Etats membres de l’Alliance et de l’ex-pacte de Varsovie, les problèmes de l’Europe centrale et orientale entrer dans le champ des compétences de l’OTAN, y compris en matière de sécurité. L’étape décisive intervint quand, comme on l’a vu, les Nations unies firent de l’OTAN leur « bras armé » dans l’affaire yougoslave : l’organisation atlantique prit en main d’abord la gestion militaire de la crise, puis le contrôle de la mise en application des accords de paix. C’était la reconnaissance officielle et générale du rôle de l’OTAN au-delà de l’aire géographique couverte par le traité qui l’a fondée _ exactement ce que la politique française avait toujours voulu empêcher ! Il faut donc le reconnaître, la décision de rétablir une participation française permanente aux organismes dirigeants du système militaire atlantique a été prise pour d’autres raisons. Les tentatives de ces dernières années en vue de faire progresser l’idée d’un système européen de défense ont échoué. Conformément à la tradition de sa diplomatie depuis sa naissance, la République fédérale allemande a naturellement montré envers les propositions françaises une amabilité calculée, dont on a vu à la fois l’effet et les limites avec son adhésion au corps européen. Les contributions d’autres pays avaient le même caractère symbolique. Depuis la conférence atlantique réunie en décembre 1991, on sait que les partenaires européens de la France ne veulent absolument pas d’un système de défense indépendant de l’OTAN qui, par conséquent, risquerait d’éloigner, si peu que ce soit, les Etats-Unis du théâtre européen. Au contraire, leur conviction est qu’ils ont intérêt _ sur les plans politique, stratégique et financier _ à les y maintenir en permanence, quitte à satisfaire à leurs conditions. Leur état d’esprit n’ayant apparemment pas changé, la diplomatie française se heurterait aux mêmes obstacles et aux mêmes réticences si elle songeait faire prévaloir ses conceptions dans les organismes dirigeants de l’organisation militaire atlantique qu’elle réintègre. Du reste, le veut-elle ? Quand la fin de la guerre froide a fait disparaître la justification historique donnée au système atlantique, très peu de voix se sont élevées en France pour le mettre en cause _ celles de l’ancien premier ministre, M. Pierre Messmer (8), de l’ancien secrétaire général du ministère des affaires étrangères, M. Gilbert Pérol (9), de très rares hommes politiques ou observateurs. Et le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont pas été entendues.

 


 

(1) Michael M. Harrison, The Reluctant Ally : France and Atl antic Security, John Hopkins University Press Baltimore, 1988. Général Valentin, « La dissuasion et les armements classiques », dans L’Aventure de la Bombe, de Gaulle et la dissuasion nucléaire, Plon, Paris, 1985.

(2) Général Valentin, « La mission des forces françaises en centre-Europe et la coopération franco-britannique », dans Pour une nouvelle entente cordiale, Masson, 1988. Lothar Rüehl, « La coopération franco-allemande à l’appui de l’Alliance et de l’Europe », Revue de l’OTAN (Bruxelles), décembre 1987.

(3) Frédéric Bozo, La France et l’OTAN, Masson, Paris, 1991.

(4) Général François Maurin, « L’originalité française et le Commandement », Défense nationale, Paris, juillet 1989.

(5) David S. Yost : « Franco-German Defense Corporation », dans The Bundeswehr and Western Security. McMillan Londres, 1990. Diego A. Ruiz Palmer, dans Nato-Warsaw Pact Force Mobilization, National Defense University Press, Washington, 1988.

(6) Diego A. Ruiz Palmer dans European Security Policy after the Revolutions of 1989, National Defense University Press, Washington, 1991. Général Henri Paris, Défense nationale, novembre 1989.

(7) Lire Paul-Marie de La Gorce, « Une remise en cause de la « riposte graduée », Le Monde diplomatique, octobre 1988.

(8) Défense nationale, novembre 1990.

(9) Gilbert Pérol, La Grandeur de la France, Albin Michel, Paris, 1992. * Auteur, notamment, de 39-45, Une guerre inconnue, Flammarion, Paris, 1995.