Brian Myles -
Le Devoir.com
De
Gaulle et sa célèbre déclaration, 40 ans plus tard
Bouleversé
par l'ac-cueil délirant de Montréal, le général de Gaulle criait
du haut du balcon de l'Hôtel de ville, le 24 juillet 1967, sa
phrase la plus célèbre de ce côté-ci de l'Atlan-tique.
"Vive le Québec
libre !"
En juillet 1967,
bien des Québécois se considéraient encore comme des Canadiens
français, René Lévesque n'avait pas encore quitté le Parti
libéral, Daniel Johnson père avait remporté son élection sur le
thème «Égalité ou indépendance» et les partis indépendantistes
récoltaient moins de 9 % des suffrages. C'est dans ce contexte
que le général Charles de Gaulle débarquait pour une tournée
triomphale en ces terres françaises d'Amérique.
La visite du chef de
l'État français, sous le prétexte de l'Expo 67, était
minutieusement planifiée, à commencer par son arrivée. Pour
éviter de passer au préalable par la capitale fédérale, de
Gaulle avait refusé de prendre l'avion. Il était venu en bateau,
à bord du Colbert, pour être ainsi «forcé» d'arriver par la
ville de Québec, le matin du 23 juillet.
Empruntant le Chemin
du Roy, le long du majestueux fleuve Saint-Laurent, il vit des
milliers de personnes l'acclamer, sur terre et sur mer, dans les
villes et villages entre Québec et Montréal. Un accueil délirant
comme il n'en avait jamais reçu en France, confirma son
entourage. Tout un réseau d'autobus avait été prévu pour
regrouper le plus de spectateurs possible, à qui l'on avait
donné des petits drapeaux du Québec et de la France, rappelle
Claude Morin dans son livre L'Art de l'impossible.
Quand de Gaulle
arriva finalement à l'Hôtel de ville de Montréal, au début de la
soirée du 24 juillet, de 15 000 à 20 000 personnes (selon Le
Devoir du 25 juillet 1967) agitaient devant lui le fleurdelisée
et le tricolore. Elles brandissaient aussi des pancartes
revendicatrices («Appuyez la lutte pour la libération»; «France
libre, Québec libre») qui sont sûrement tombées dans l'œil du
général. C'était l'époque où les Québécois, comme les Premières
Nations d'aujourd'hui, aspiraient à l'autonomie et à la
reconnaissance de leur caractère distinct.
Dans les pages du
Devoir le lendemain, le jeune reporter Gilles Lesage décrivait
la scène : «La foule, de plus en plus chauffée à blanc, reçut
avec enivrement les paroles du président de la France,
particulièrement lorsqu'il confia que tout le long de la route,
il s'était senti dans une atmosphère semblable à celle de la
libération, puis lorsqu'il lança, presque en douceur et après
une pause savamment dosée: "Vive le Québec libre." Il avait
lâché le grand mot que personne n'avait osé attendre. Ce fut une
explosion de frénésie.» L'allocution improvisée du général est
accessible dans son intégralité
Sous-ministre aux
Affaires gouvernementales lors de la visite de de Gaulle, Claude
Morin se trouvait derrière le général lorsqu'il entendit
l'impossible. «Ma première réaction, ça été de penser à la tête
qu'ils feraient à Ottawa et ça m'a bien amusé», se souvient-il.
Et quelle tête ils firent ! De Gaulle dut écourter son séjour au
Canada, sans passer par la capitale fédérale, à la suite de ces
déclarations «inacceptables», selon les mots du premier ministre
Lester B. Pearson. Vue de la rivière des Outaouais, l'affaire
fut dépeinte comme le jour le plus sombre dans l'histoire des
relations entre la France et le Canada. «Les Canadiens sont
libres. Chaque province du Canada est libre. Les Canadiens n'ont
pas à être libérés», affirma M. Pearson.
Les partisans du
Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) et leur chef,
Pierre Bourgault, n'en demandaient pas tant. René Lévesque parut
pour sa part embarrassé par cette ingérence d'un chef d'État
étranger dans les affaires internes du Canada et il se rangea
derrière la condamnation sans appel de son chef, le libéral Jean
Lesage. Le premier ministre Daniel Johnson père, sans doute le
politicien le plus concerné par la déclaration, fut le dernier à
y réagir avec quelques jours de décalage. À chaud, il susurra
cependant à l'oreille de de Gaulle qu'il venait d'utiliser le
slogan de ses adversaires politiques.
Le directeur du
Devoir, Claude Ryan, fut l'un des premiers, après Pearson, à
condamner cette déclaration à l'emporte-pièce. En se laissant
«emporter par la foule», le général a formulé des propos
«excessifs, voire déplacés de la part d'un chef d'État en visite
au Canada», écrivit M. Ryan le 26 juillet. Dans un éditorial sur
le bilan de la visite, le 27 juillet, M. Ryan avança une
explication tout à fait représentative de l'ambiguïté de la
chose politique canado-québécoise (ou québéco-canadienne). «En
fait, de Gaulle n'a très probablement pas voulu dire exactement
ce qu'on lui a fait dire», écrivit-il.
Le but du général
Qu'avait voulu dire
de Gaulle? Les quatre petits mots du général ont généré, en 40
ans, une montagne d'explications savantes. Claude Morin fait
partie de la courte liste de personnalités politiques qui
peuvent encore témoigner de leur vivant de cet événement
historique en compagnie d'André Patry (chef du protocole au
gouvernement Johnson) et Marcel Masse (ministre délégué à
l'accueil des chefs d'État lors de l'Expo 67).
En avril 1967, M.
Morin s'était rendu à Paris pour préparer la visite du président
français, et il se souvient très bien d'une longue conversation
avec le conseiller diplomatique du général, René de Saint-Légier,
relatée dans son ouvrage Mes premiers ministres. «Soyez sûr que
le général ne se contentera pas, au Québec, d'inaugurer des
chrysanthèmes», avait dit Saint-Légier. Claude Morin s'en
souvient d'autant mieux qu'il n'avait jamais entendu pareille
expression auparavant. «De Gaulle voulait dire des choses
significatives. Ce n'est pas un accident que cette déclaration»,
pense encore aujourd'hui M. Morin.
Le 27 novembre 1967,
à Paris, de Gaulle précisa on ne peut plus clairement ses
intentions lors d'une conférence de presse: «À Montréal, la
deuxième ville française du monde [...], le déferlement de
passion libératrice était tel que la France avait, en ma
personne, le devoir sacré d'y répondre sans ambages et
solennellement. C'est ce que je fis, en déclarant à la multitude
assemblée autour de l'Hôtel de ville que: la mère patrie
n'oublie pas ses enfants du Canada, qu'elle les aime, qu'elle
entend les soutenir dans leur effort d'affranchissement et de
progrès». De Gaulle allait même jusqu'à évoquer l'avènement du
Québec «au rang d'un État souverain, maître de son existence
nationale», un an avant la naissance du Parti québécois.
Vingt-sept ans après
l'onde de choc, l'ancien ministre de l'Éducation Alain
Peyrefitte, envoyé au Québec par de Gaulle dans la foulée de sa
visite pour consolider les liens avec la France, confirmait que
«Vive le Québec libre» n'avait rien d'improvisé. Il confiait à
La Presse, dans l'édition du 13 novembre 1994, que de Gaulle
avait même été déçu «par le manque de courage et d'audace» des
gouvernements Johnson et Bertrand.
Claude Morin,
qui a conseillé tour à tour les premiers ministres Johnson et
Jean-Jacques Bertrand, rappelle le contexte de l'époque. Treize
mois avant la visite du général de Gaulle, les Québécois
venaient de réélire un gouvernement de l'Union nationale. Dix
ans auparavant, la province était plongée dans la Grande
Noirceur, et voilà maintenant qu'elle était propulsée sur la
scène internationale. «Pour bien des gens, de Gaulle en donnait
plus que le client en demandait», illustre-t-il. «Je crois qu'on
a utilisé au contraire tout le potentiel qu'on avait. On est
allé aussi loin qu'on pouvait sans exagérer», ajoute-t-il.
Une coopération
accrue
L'attachement du
Québec à la personnalité de de Gaulle et, à l'inverse, la
fixation du général sur le sort de ceux qu'il appelait «les
Français canadiens» possédaient une valeur de symbole
terrifiante du point de vue d'Ottawa. De l'indépendance à la
souveraineté, en passant par la souveraineté association (avec
ou sans trait d'union), sans oublier le partenariat et les
conditions gagnantes, la mouvance séparatiste n'est cependant
pas encore arrivée à nommer son pays.
Le «Vive le Québec
libre» de Charles de Gaulle a causé un sérieux refroidissement
des relations entre Ottawa et Paris, en plus d'attiser la flamme
sécessionniste à court terme. À long terme, c'est une autre
histoire.
Selon André Patry,
le général de Gaulle s'est avéré tout au plus «un instrument de
l'émancipation du Québec». «C'est la France qui nous a sortis de
notre isolement sur le plan international. Elle nous a
introduits au monde», dit M. Patry, un figure marquante dans le
développement des relations internationales du Québec. C'est à
M. Patry que l'on doit notamment la théorie du prolongement
international des compétences constitutionnelles de la province,
épousée par Paul Gérin-Lajoie.
La coopération entre
la France et le Québec avait commencé bien avant la visite du
général au Canada. Elle reçut cependant «une impulsion
considérable» dans les mois suivants, dit Claude Morin. De
Gaulle décida notamment de changer le statut du Consulat général
de France à Québec pour qu'il relève directement du ministère
des Affaires étrangères, à Paris, et non plus de l'autorité de
l'ambassade de France, située à Ottawa. Des accords d'échanges
bilatéraux furent conclus, notamment dans le domaine de
l'éducation, et l'Office franco-québécois pour la jeunesse vit
le jour en 1968.
Le Québec s'est mis
à recevoir des invitations pour participer à des conférences
internationales sans les avoir sollicitées. La France poussait
dans le dos de la communauté internationale, explique Claude
Morin. «De Gaulle a vraiment permis l'émergence internationale
du Québec», dit-il.
Peu avant la visite
du général, le Canada se laissait bercer par une douce illusion
d'unité en fêtant le 100e anniversaire de la Confédération. La
ferveur nationaliste allait passer avec l'arrivée des trois
colombes à Ottawa, croyait-on chez les fédéralistes. À cet
égard, la visite de Charles de Gaulle aura eu «l'effet d'un
électrochoc», pour paraphraser Claude Ryan. En quelques
secondes, il aura mis sur la mappemonde le contentieux entre
Canadiens anglais et français. On assistait enfin à une
conscience plus aiguë du problème dans chacune des communautés,
avait observé le premier ministre Daniel Johnson père.
Quarante ans plus
tard, ce contentieux historique est loin d'être réglé.