Charles de Gaulle avait autrefois pensé que les chars de
combat assureraient, avec la force de la France, son succès
de stratège. Ce ne furent pas les chars : ce fut un micro.
Le 18 juin 1940, la France a entendu
sous les brouillages
une voix encore malhabile avec ses tons brusquement aigus,
comme si elle n'avait pas fini de se former, mais déjà impérieuse.
L'auditeur n'avait vraiment aucune raison, ce jour-là,
dans son état, de se prendre pour Jeanne d'Arc. Il reste
que cette voix qui n'avait pas trouvé son diapason, la seule
à s'élever, à pouvoir s'élever, si elle ne le convainquait pas
d'emblée, le laissait déjà surpris.
Voix
d'un personnage en pleine adolescence historique, en pleine mue,
qui commençait à irriter les uns et à séduire les autres. Dans
la diction maladroite, et qui en d'autres circonstances aurait
pu de temps en temps prêter à sourire, quelle inexplicable
assurance, en tout cas :
« ...
Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de
cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France...
« ...
car la France n'est pas seule. Elle n'est pas seule. Elle n'est
pas seule...
... Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j'invite les
officiers et les soldats… avec leurs armes ou sans leurs armes…
j'invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes… «... la
résistance française ne doit pas s'éteindre et ne
s'éteindra pas... »
Qui
le connaissait donc ?
De la très longue gestation qui prépare son avènement, la
grande masse en désarroi de 1940 ne sait rien et ne peut rien
savoir.
Elle ignore, bien entendu, qu'il s'agit d'un sous-secrétaire
d'Etat à la Défense nationale dans le gouvernement Reynaud,
le dernier de la Troisième République. Elle a bien le
droit de ne pas y avoir pris garde. Elle a d'ailleurs d'autres
soucis. Si ces fonctions ne manquaient pas, loin de là, d'intérêt,
elles n'étaient pas de premier plan. Leur titulaire ne les
avait, au surplus, exercées que treize jours (du 5 au 18 juin)
dans un gouvernement remanié, semblable à tous les autres, et
dont la durée, comme il se devait, n'atteignit pas trois mois.
Il n'était d'ailleurs général que depuis peu. La promotion
passa inaperçue comme l'action qu'elle consacrait. Quelques
jours plus tôt (du 17 au 30 mai) le colonel Charles de Gaulle,
commandant la quatrième division cuirassée, repoussait de
Laon à Abbeville les ruées allemandes et enfonçait, de-ci,
de-là, ses chars, trop tard livrés et à son gré trop peu
nombreux. Les pertes hitlériennes étaient lourdes en hommes et
en matériel. Le 2 juin, le général de brigade de Gaulle, « chef
admirable de cran et d'énergie », était cité par
Weygand à l'ordre de l'armée. Il avait même fait des
prisonniers. Ce qui était proprement insolite.
Ce
n'était aussi, dans la débandade nationale, qu'une « péripétie »
personnelle. On ne la retint pas. Quatre cents
prisonniers allemands ? Il y aura bientôt deux millions de
prisonniers français. Quatorze kilomètres de conquis ? Mais les
Allemands allaient bientôt tout submerger. De Gaulle avait sans
doute gagné une bataille et la France — quoi qu'il ait dit —
perdait une guerre. Il y avait du moins, en feldgrau[1],
tout ce qu'il fallait pour le croire. La défaite faisait bien
vite oublier cette victoire d'un homme qui, lui, n'a
jamais — et c'est important — été vaincu.
Ses plus hautes fonctions, son action d'éclat : en 1940, ce sera
comme s'il ne les avait jamais exercées et jamais
accomplies.
Si la France avait connu le mémorandum qu'il avait en
pleine bataille, le 26 janvier 1940, adressé à Gamelin, Weygand,
George, Daladier et Reynaud, Charles de Gaulle aurait très vite
acquis un brillant succès qui l'eût, finalement,
aidé. Mais il n'entrait pas dans son propos de défrayer la
chronique et il n'avait, on s'en doute, aucun penchant pour
la notoriété, toujours un peu douteuse, des hebdomadaires.
Le début du texte était abrupt et a dû bien surprendre les
destinataires : « A Crécy, la féodalité française, se heurtant
en tumulte aux troupes régulières anglaises, subit un désastre
complet. » Pour en arriver, d'un seul coup, à 1940,
Charles de Gaulle, comme toujours, partait de loin.
Le colonel de Gaulle, aux armées, rappelait, très
respectueusement et très librement, à trois généraux et à deux
ministres, que « pour briser la force mécanique, seule la
force mécanique possède une efficacité certaine », qu'après
l'écrasement de la Pologne, rapide comme les chars dont il
avait en vain demandé l'adoption, « l'obscur sentiment
d'impuissance que le système actuel fait naître apparemment
dans l'âme des chefs... commence à se répandre dans
la nation armée elle-même » et, dans un style déjà fixé, qu'il
serait « finalement rendu à chaque nation, suivant les
œuvres de ses armes. »
Le mémorandum était secret et, mœurs révolues, il le
demeura. Le 18 juin 1940, Charles de Gaulle restait donc
inconnu. Une voix. Il n'avait pour toute arme que cette antenne
anglaise, instrument technique de son destin.
« Demain, conclu-t-il, comme aujourd'hui,
je parlerai à la radio de Londres… »
« Le 18 juin, racontera-t-il plus tard, parlant à la radio
pour la première fois de ma vie et imaginant non sans
vertige celles et ceux qui étaient à l'écoute, je découvrais
quel rôle allait jouer dans notre entreprise la propagande
par les ondes. »
Au-dessus des hommes politiques, des chefs militaires,
des éditorialistes, de tous ceux qu'il qualifiera en 1961
d'intermédiaires (doublet
savant d'entremetteurs), Charles
de Gaulle s'est adressé pour la première fois, ce jour-là, «
d'homme à homme » aux Français, ces citoyens et en tout cas ces
auditeurs.
L'appel direct, solennel puisqu'il
s'adresse à « la France », et intime puisque M. Fenouillard est
à l'écoute, vient d'être expérimenté.
Le style du gaullisme est trouvé. La télévision lui apportera un
surcroît de technique, mais ne va pas le modifier. Le référendum
n'en est que l'expression politique. Les sondages
d'opinion publique en sont la conséquence. On s'étonne
que l'applaudimètre n'ait pas encore, quand il s'en va en
province, corrigé les évaluations partielles et subjectives des
observateurs.
De Gaulle restera fidèle à cette méthode
qui jamais, il est vrai, ne le décevra.
De méthode alors, il n'en avait pas
d'autre.N'y
aurait-il pas eu recours, qui donc aurait parlé à sa place ?
Le sort voulait que personne, en ce jour, à cette heure, ne pût
élever la voix. Les parlementaires hostiles à l'armistice
demeuraient à quai (et pour longtemps) à Bordeaux,
que lui avait su et, d'abord, voulu fuir à temps. Les chefs
militaires, eux non plus n'étaient pas là, quelques-uns malgré
eux peut-être, presque tous parce qu'ils ne l'avaient pas
désiré.
Lui il est là, il a voulu être là, au-delà
de la Manche. Qu'y faire ?
Il a failli pourtant rater son entrée
historique.
Que serait-il advenu — de lui au moins — si Georges Mandel ne
l'avait pas empêché d'abandonner, le 13 juin, cinq jours
à peine auparavant, ses fonctions de sous-secrétaire d'Etat à
la Défense nationale que son refus du tout proche armistice et,
le dégoût aidant, certaine lassitude le poussaient à résilier ?
«
Ne pensez qu'à ce qui doit être fait pour la France, lui dit
Mandel (Photo),
et songez que, le cas échéant, votre fonction actuelle pourra
vous faciliter les choses. » Le conseil était
avisé. Il était même pénétrant : « Vous aurez de grands
devoirs à remplir, général ! Mais avec l'avantage d'être au
milieu de nous tous un homme intact. »
Ils étaient enfin venus, ces « grands jours » que Charles de
Gaulle assignait, dès 1932, aux « ambitieux de premier rang,
artistes de l'effort et levain de la pâte ». Comment
pouvait-il donc oublier ces lignes où il trompait sa propre
soif d'action, alors que se traînaient médiocrement les
« jours ordinaires », une autre de ses expressions ?
Après avoir formulé (dans le Fil de
l'épée) tant de pragmatiques
pensées sur l'art d'utiliser « les circonstances », il
n'était guère logique de ne pas saisir d'instinct cette «
circonstance » éminemment favorable que constituaient, si
décevantes qu'elles fussent, les fonctions de sous-secrétaire
d'Etat, puisqu'elles lui donnaient l'occasion de rencontrer
son partenaire Winston Churchill et allaient lui ouvrir
« sans romantisme, écrit-il comme à regret, et sans difficulté
» le long chemin de Londres.
Elle était bien anormale, à cette heure, pour pareil
homme, cette tentation un peu morbide de renoncer à l'atout
dont il disposait. Alors ?
Alors c'est qu'il était peut-être déjà plus soumis à l'orgueil
qui entrevoit les fins lointaines, engendre la mélancolie et
pousse à s'éloigner, qu'à l'ambition qui discerne les moyens
immédiats, conseille (fût-elle de « premier rang ») l'habileté
et incite à rester.
Cette histoire qu'à la dernière minute, le 18 juin, il va mettre
en ondes, il aurait pu ne pas en être le héros.
Le lendemain (télégramme du 19), c'est à Noguès, commandant
en chef en Afrique du Nord, qu'il proposera de
laisser l'avant-poste où son allocution l'a pourtant placé.
« Me tiens à votre disposition... », câble-t-il. Là il n'est pas
douteux que le souci de poursuivre la guerre au-delà de
l'armistice, au-delà de la Méditerranée dont il avait voulu
faire « une autre Marne », éclipse toute arrière-pensée. C'est
donc devant le chef militaire disposant des principales
forces qu'il propose spontanément de s'effacer.
Songer à abandonner ses fonctions de sous-secrétaire
d'Etat, c'était une erreur que Mandel lui a fait éviter de
justesse. Obtenir de Noguès qu'il continue la lutte, quitte à
être relégué lui-même au second plan, c'était tout de même faire
fi et de l'orgueil et de l'ambition pour le seul « salut ».
De Gaulle aurait pu fort bien ne pas se croire le seul «
dépositaire » de la France si d'autres, à qui il abandonnait sa
« mission » l'avaient assumée comme après tout il le leur
demandait.
Mais Noguès ne répondra pas à ce télégramme ni même à
celui qu'il va lui expédier le 24 avec l'expression de son
«respect», ce qui n'est pas intéressant et, ce qui l'est plus,
de son « espérance ».
Entre-temps,
le 20 juin, sans illusion, car il savait que le destinataire ne
redoutait dans une nouvelle défaite qu'une nouvelle Commune
(Avec quels Communards, alors ?).
Il
avait proposé à Weygand « ou à toute autre personnalité
politique » de « se mettre à la tête de la résistance française
». Il fixait là, tout simplement, les responsabilités de
part et d'autre.
Après, il ne proposera plus ni à Darlan, ni à Giraud — à
personne — ce premier rôle qu'on lui laissait tenir seul.
Il va le jouer à fond. Il ne fallait tout de même pas exagérer.
On lui abandonnait cette place ? Il n'allait pas finir de
l'occuper...
Mais peut-être est-ce en ces jours de solitude, de « vide », si
l'on y tient, où il se transforme en général de Gaulle que
s'ancre son mépris pour les corps constitués dont il n'oubliera
jamais ce qu'ils furent en tant que tels à l'heure du
choix, leur démission, leurs attitudes pusillanimes : l'armée,
l'académie, le corps diplomatique (et là les choses se
compliquent) l'assemblée nationale elle-même.
Le silence de Noguès lui a fait, à tout jamais, perdre le
respect qu'il éprouvait encore, malgré son éclatante initiative
du 18 juin, pour les hiérarchies consacrées. Désormais il est
sorti des rangs et pas seulement de ceux de l'armée. Rien ne
pourra plus l'y faire rentrer : ni les ordres de ses supérieurs
sans autorité, ni les recommandations de parlementaires
sans prestige. Le refus que lui opposent en 1940 les
académiciens, les diplomates, les hommes politiques, d'une manière
générale, les « personnalités », le libèrent de toute considération
excessive pour ceux qu'il appelle « les notables».
Il n'est pas de leur race.
« On annonçait d'heure en heure le passage à Lisbonne
ou le débarquement à Liverpool de tel homme politique
connu, de tel général célèbre, de tel académicien consacré.
Mais le démenti venait vite... Rares furent les « capacités »
qui se rangèrent sous ma bannière... Moins il venait de
notables, moins de notables avaient envie de venir... »
Il les attendait. Maintenant on sait bien qu'il ne les attend
plus...
« Des croulants ! » confiera-t-il (on
l'assure), à la vue de juristes réticents.
Un « anar » à sa manière, s'il n'avait pas lui-même appartenu à
cette société dont il accepte les valeurs, bien qu'il s'y
sente singulier, s'il n'avait eu surtout le « sens de l'État »,
et, au cœur, la volonté de commander. Ce n'est pas un déclassé.
Il s'est pourtant voulu inclassable, « sorti de l'échelle des
grades », sorti de tout.
Il le rappellera bien gentiment à Georges Duhamel qui eut assez
peu de pénétration pour lui proposer comme un honneur, à lui, «
général de Gaulle », un des pauvres fauteuils de cette Académie
française dont quatre ans de guerre — de guerre et d'occupation
— avaient fini par troubler la bonne conscience collective : «
De Gaulle, vous le savez bien, ne saurait appartenir à aucune
catégorie, ni recevoir aucune distinction. »
Resteront donc pour lui, à défaut des notables et des
notoires, des individualités — aristocrates, grands bourgeois,
bourgeois — assez puissantes pour rompre, sur ce
point du moins, avec leur milieu : des « compagnons » d'une
aventure personnelle autant que nationale.
Napoléon
avait ses dignitaires de la Légion d'honneur. Il
aura ses « compagnons de la Libération
» : son aristocratie,
mais non sa cour.
Au-delà de cette chevalerie des compagnons, eux aussi des
dépositaires, ni tout à fait ses pairs, ni tout à fait ses subordonnés,
en tout cas pas des « intermédiaires », il y a le
peuple, les indifférenciés, tous ces auditeurs inconnus, en
masse et un à un, les Français, le « populaire », la « multitude
», le « grand peuple » (« ah ! grand peuple »...), cela
dépend des jours et au-delà encore, très au-delà de ces
Français, il y a « la France », non pas le «cher et vieux
pays», plus que cela, une « certaine idée » qui ne peut prendre
corps qu'à travers les foules et les individus — d'où sa
politique et ses habilités – mais qui les transcende absolument
aussi et dont il a, par prédestination ou c'est tout comme,
l'immédiate intuition – d'où sa mystique et ses intransigeances
: Péguy et Machiavel…
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