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N° 45 du 22 décembre 2006

 

Les anti-fédéralistes sont des chiens par Christophe Beaudouin - Observatoire de l'Europe

 
  • vendredi 26 janvier 2007

La polémique enfle au sein de la doctrine française depuis que quarante professeurs d’université, parmi nos plus éminents juristes, ont jeté un pavé dans la mare du conformisme eurobéat, en publiant il y a un mois une lettre ouverte au Président de la République. Ils mettent en garde contre une dérive normative communautaire « gravement attentatoire à la démocratie puisqu’elle retire aux législateurs nationaux tout pouvoir ».

S’opposant à la proposition de règlement de la Commission européenne sur la loi applicable aux obligations contractuelles (revenant sur la convention de Rome du 19 juin 1980), ces professeurs mettent en garde contre une « entreprise qui, par sa portée, dépasse en gravité tous les excès de pouvoirs auxquels, hélas, les autorités communautaires se sont désormais habituées ». Il suffit de se reporter ainsi aux nombreux arrêts rendus par la Cour de justice qui bousculent la lettre des traités européens au nom d’une interprétation téléologique revendiquée pour faire « avancer » l’intégration supranationale. L’arrêt du 13 septembre 2005 autorisant la Commission à édicter des sanctions pénales en lieu et place des Etats, en est le dernier fameux exemple. Pour les éminents signataires de la lettre ouverte, « la proposition de règlement communautaire est très gravement attentatoire à la démocratie puisqu’elle retire aux législateurs nationaux tout pouvoir ».

Excès de pouvoir manifeste

Solennels, ils placent d’emblée leur interpellation sur le terrain de la « démocratie », c’est-à-dire de la « légitimité » du pouvoir édictant la règle de droit dont dépend l’obéissance citoyenne.

« Dans une démocratie organisée selon les principes de l’Etat de droit, une règle n’est légitime que si elle émane d’une autorité investie du pouvoir de l’édicter » rappellent-ils. Or, selon les professeurs, « Comme on l’enseigne aux étudiants de première année des facultés de droit, sinon déjà aux collégiens dans leurs cours d’instruction civique, ce n’est qu’à cette condition qu’elle est une règle de droit et mérite donc obéissance ». Evoquant un « excès de pouvoir manifeste » de la Commission de Bruxelles, les quarante enseignants préviennent qu’« ils ne pourront plus longtemps se résoudre à se déshonorer, dans leurs écrits comme dans leurs enseignements, en affectant de tenir pour du droit ce qui n’en est évidemment pas ».

« Vice du consentement » de la France

Ils demandent en conclusion au Président de la République de « rappeler aux institutions de l’Union européenne que le Traité CE ne lie la France que tel que le Conseil constitutionnel en a autorisé la ratification et non pas tel qu’elles veulent le comprendre ».

On se souvient que, dans des termes similaires, le président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud lui-même, avait adressé cette mise en garde, en observateur averti de la « chose » européenne qu’il est, évoquant carrément un « vice du consentement » du peuple français : « Oui, il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable » [1], ce dont il sait parfaitement qu’elles sont hélas coutumières depuis l’origine.

Réplique

Quelques jours après cette publication, d’autres universitaires, moins inquiets que leurs collègues sur l’évolution européenne actuelle, entendaient leur répondre, dans la même revue (JCPG, 10 janvier 2007, p. 13). Ces soixante-dix-sept professeurs de droit estiment que, en ce qui les concerne, ils « ne considèrent pas qu’ils se déshonorent en enseignant, oralement ou par écrit, le droit communautaire et en le tenant pour du Droit ». Dans ce qui se présente comme un rappel à l’ordre d’une partie de la doctrine à l’égard d’une autre, ces derniers jugent que, « quelles que soient les opinions que l’on peut avoir sur la construction de l’Europe, les problèmes difficiles posés par la transformation de la convention de Rome en règlement appellent des réponses plus constructives que le très excessif procès d’intention intenté par les auteurs de la lettre ».

Dont acte, pourrait-on dire, un passionnant débat est ainsi ouvert. Et pourtant non. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir, semble-t-il, de débat de fond sur l’Europe telle qu’elle roule.

Procès Kravchenko

On lira en effet avec dépit ou amusement c’est selon, l’article à ce sujet publié sur le blog personnel du correspondant accrédité de Libération à Bruxelles, Jean Quatremer. Les quarante signataires de l’interpellation s’y voient inondés d’insultes, d’ailleurs aussi peu originales qu’imbéciles, parce que ces professeurs de droit ont le tort de ne pas penser la construction européenne comme M. Quatremer.

« Tous les anti-communistes sont des chiens » disait Sartre. M. Quatremer poursuit, lui, page après page, avec hargne les anti-fédéralistes, ou supposés tels. Courant visiblement après le titre de blogueur le plus intolérant du web, le journaliste, s’en prend violemment à ces juristes, joliment qualifiés de « souverainistes les plus rancis », ce qui sous sa plume est à lire comme un pléonasme, puisqu’il n’est plus selon lui de souverainetés nationales admissibles, du moins en Europe.

Se livrant à un réquisitoire digne du procès de Kravchenko, M. Quatremer cite nommément trois ou quatre de ces professeurs dissidents, qu’il expédierait bien durablement à l’ombre. L’un des prévenus décroche même le titre de « très réactionnaire » (Soljenitsyne ou de Gaulle ont entendu la même chose), qualificatif qui ne s’appliquerait donc pas à M. Quatremer, lui qui défend avec acharnement un retour au supranationalisme européen, le progressisme même ! Il est amusant de lire plus loin qu’il invite cordialement les internautes qui déposent des commentaires à « rester polis » car « ceux qui sont racistes, malveillants, grossiers, complètement hors sujet ou ceux qui contiennent des faits manifestement erronés, seront effacés ». Ouf !, on a eu peur que « réactionnaire » et « ranci » soient des termes malveillants ou grossiers...

« Fanatisme antieuropéen »

Le journaliste de Libé s’embarque ensuite dans une pauvre caricature de la lettre ouverte des quarante profs, faute d’être intellectuellement armé et politiquement distant pour y répondre par des contre-arguments : « Le moment est venu de terrasser la « bête immonde », ce droit européen impur polluant notre beau droit national ! » ricane-t-il dans son petit coin derrière son clavier.

Jusqu’à ce qu’il s’étrangle en lisant dans la liste des signataires un autre grand nom du droit français qu’il appréciait jusque là : « Ils ont curieusement réussi à embarquer dans leur aventure un grand juriste comme Pierre Mayer (Panthéon Sorbonne) », définitivement disqualifié à ses yeux pour avoir osé critiquer la "bête immonde" et expédié à son tour dans un champs de maïs pour "fanatisme antieuropéen", le fanatisme proeuropéen ayant donc lui, au contraire, droit de cité. Et de conclure, en lettres rouges que « L’affaire pourrait être anecdotique, digne d’un moderne Clochemerle, mais elle est grave car ces gens forment des générations de juristes qui auront une vue pour le moins tronquée du droit européen » Ah ma pauv’dame, c’est plus comme de not’ temps, avec tous ces jeunes désoeuvrés ! Ils feraient mieux de venir se former au droit communautaire sur le blog de M.Quatremer, c’est sûr.

M. Quatremer aurait été mieux inspiré de relever que le « non » du 29 mai a eu le mérite de libérer les consciences, y compris les plus éminentes, sur l’avenir européen qui est l’affaire de tous, pas seulement la sienne. Encore faut-il aimer sincèrement la démocratie et se soucier de sa vitalité.

Aujourd’hui, les grandes orientations économiques et trois lois sur quatre sont d’origine communautaire, échappant donc aux parlements nationaux élus. Les Français le savent. Il est donc normal de pouvoir débattre sereinement, publiquement et sans s’injurier, de la légitimité démocratique du droit applicable en France et en Europe. Est-il possible dans ce pays d’entrer enfin dans le fond du débat européen, d’avoir le droit de discuter de toutes les questions qui se posent effectivement, sur la dilution du contrôle démocratique, sur le sens, le contenu et les limites d’un projet politique comme celui-là, sans se faire admonester, insulter, excommunier toute la journée par les institutions de Bruxelles et leurs obligés... ?

Mauvaise mine du canari

Certains « progressistes » croient encore comme Marx qu’il y a un « sens de l’Histoire », et que nul ne saurait en dévier sans s’exclure lui-même. Tel n’est pas notre avis.

Nous ne ferons pas d’ailleurs comme eux, en allant scruter ou émettre des hypothèses sur les appartenances politiques ou philosophiques des soixante dix sept autres juristes signataires de la contre-lettre défendant, et c’est leur droit, la Commission européenne et la Cour de Luxembourg.

Nous n’irons pas vérifier combien d’entre eux sont titulaires de chaires « Jean-Monnet » ou sont « relais d’opinion » de la Commission européenne, c’est à dire dans les deux cas financièrement soutenus donc dépendants des mannes de Bruxelles. Nous croyons, nous, à la nécessaire tradition universitaire d’indépendance financière, garante de l’indépendance intellectuelle et politique des professeurs et de la pensée.

Non, il n’y a pas que les chaires « Jean-Monnet » et leurs comparses qui ont le droit de parler d’Europe ! La violence plumitive de M. Quatremer qui ne répond à aucun des arguments et se contente d’insulter est sans doute un symptôme du désarroi de la machine. L’auteur du présent article s’attend d’ailleurs, à son tour, à un procès en fascisme aggravé sur le fameux blog, puisque tel en est visiblement l’objet. (Voilà, c’est fait le 25 janvier à 8h50). Heureusement, plusieurs internautes sont venus, eux, échanger des arguments en marge de l’invective du journaliste-militant.

Comme autrefois on plaçait des canaris dans les galeries des mines, il suffit en réalité de lire son blog depuis plusieurs mois pour constater l’asphyxie progressive dans laquelle se trouve le système. Avec cette dernière salve, on imagine que la machine bruxelloise est manifestement au bord de l’apoplexie.