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N° 44 du 15 novembre 2006

 

 La modernité du gaullisme : « Puisque tout recommence toujours,... »

 

 

 

 

Nicolas DUPONT-AIGNAN
Candidat à la présidence de la République
Député de l’Essonne
Président de Debout la République

Le 9 novembre 2006
texte au format PDF

"Puisque tout recommence toujours,
ce que j'ai fait sera, tôt ou tard,
une source d'ardeur nouvelle après que j'aurai disparu.
"
Charles de Gaulle

 

On entend souvent dire que le gaullisme est une nostalgie, que c’est un "logiciel" politique qui correspondait à l’Hexagone des années 60 mais qui n’est plus applicable à la France du XXIème siècle, dont le destin dépendrait désormais de l’intégration européenne et de la mondialisation.

Une chose est sûre, le gaullisme est devenu une légende : on en fait des films consensuels à succès, on élit de Gaulle « plus grand Français de tous les temps », on invoque parfois - quoique de moins en moins souvent - son souvenir dans les discours officiels, etc. En entrant dans le patrimoine national, la figure de de Gaulle a cessé de diviser les Français, mais son message et son héritage ont paradoxalement perdu de leur lisibilité et de leur force pour nos contemporains.

Comment en serait-il autrement, alors que les héritiers autoproclamés du gaullisme n’ont eu de cesse ces dernières années d’en dévoyer le sens, décrétant possible et nécessaire, au nom d’une invraisemblable « modernité », le mariage de tous les contraires. Ils y ont été aidés, il est vrai, par la mode ambiante d’un relativisme bon teint et dilettante, pour lequel la grille de lecture historique, l’esprit critique comme la rigueur intellectuelle et morale, passent pour des inutilités à l’heure du village-monde en marche.

Ainsi, un peu comme à l’époque de la Monarchie de Juillet, où le régime du Roi-bourgeois s’appropriait le souvenir de Napoléon pour mieux trahir son œuvre, la France de 2006, consciente de ses dérives et de son affaissement, soupire après une icône dont ses élites se font un commode alibi. Coup double car, ce faisant, on amuse la galerie à peu de frais tout en empêchant que soit sérieusement débattu le nécessaire retour aux sources.

Egarés dans les « fausses fatalités de l’histoire » où les ont conduits des dirigeants veules et irresponsables, les Français se sentent orphelins de de Gaulle et, plus encore, de la France gaullienne des Trente Glorieuses.

A juste titre, me semble-t-il : comme on va le voir, non seulement les principes intemporels du gaullisme constituent l’une des seules réponses viables aux défis du XXIème siècle, mais aussi les Français eux-mêmes, un peu comme M. Jourdain fait de la prose sans s’en apercevoir, en viennent parfois à manifester par le biais des urnes une attitude toute « gaullienne ». Sans toujours s’en apercevoir, ils aspirent dans leurs profondeurs et dans leur majorité, à bâtir une France sûre de sa propre identité, libre, forte et humaniste. Une France qui soit à nouveau « à la hauteur de l’histoire » et qui assume résolument sa mission historique dans un monde où la tentation hégémonique des uns et des autres constitue une éternelle menace pour la paix, le bien-être et le développement des nations.

Préalable à tout sursaut national, il est indispensable que le pays retrouve la conscience de ce qui fonde son identité, l’estime et même une certaine fierté de lui-même.

*        « Une certaine idée de la France »

A force de se jeter à corps perdu dans les bras d’une « modernité » bien incertaine, modernité d’ailleurs ouverte par ceux qui se targuent d’avoir été les tombeurs du Général en 1968, la France a progressivement perdu le contact avec elle-même, s’abandonnant à des dérives d’apparence sympathique mais en réalité mortifères pour sa cohésion et sa force morale.

Aujourd’hui, il n’est question de France qu’en termes négatifs, qu’il s’agisse soit de flétrir son histoire nationale, soit de se lamenter sur l’archaïsme crispé de son « modèle », soit de vilipender les travers prétendument indécrottables (et forcément pire que ceux des autres nations) de son peuple.

L’histoire nationale ? Au mieux est-elle évoquée au travers de sa grandeur passée, de sa culture qui jadis faisait l’admiration du monde, de quelques grandes figures « dissidentes » injustement oubliées. Au pire, elle est résumée et caricaturée sous les traits de Vichy, de la traite négrière, de la révocation de l’édit de Nantes, d’un colonialisme éminemment raciste, d’une Révolution qui a troublé le repos d’une Europe paisible et bienheureuse, etc. L’aventure nationale française est tellement devenue indigne et honteuse, qu’aucun ministre n’est présent aux cérémonies commémoratives d’Austerlitz, célébrées en catimini dans la cour d’honneur des Invalides. Mais bien sûr, cela ne privera pas ce même gouvernement d’envoyer le fleuron de la marine nationale, le… Charles de Gaulle !, prêter main forte aux vaisseaux de Sa Gracieuse Majesté pour l’anniversaire de Trafalgar. Célébrer des victoires, oui, pourvu que ce soit celles des autres, de préférence celles qui ont vu la défaite de nos armes. Dans le contexte actuel de prolifération de journées nationales du souvenir, on pourrait presque venir à se demander si certains ne songent pas à célébrer l’armistice de juin 1940, le désastre de Waterloo (un certain 18 juin…1815) ou encore, pourquoi pas, la signature du traité de Troyes de 1420 ! Bref, c’est le règne du « Tout sauf la France ! »

Le « modèle » français n’est pas mieux traité. Dès son accession au pouvoir, en 1995, Jacques Chirac qui se présentait comme l’héritier du Général de Gaulle, déclarait avec fracas que « le colbertisme, c’est fini. » Au-delà du débat, légitime bien que technique, sur l’ajustement permanent du rôle de l’Etat dans l’économie, il y avait bien plus sûrement la volonté de récuser toute intervention publique dans ce domaine et, au-delà, dans la vie de la nation. Que l’Etat ait traditionnellement – et heureusement - suppléé aux insuffisances et à la frilosité des corps intermédiaires dans notre pays, qu’il constitue à travers les âges la colonne vertébrale de la Nation, n’avait bien entendu pas effleuré le président de la République. Que cet interventionnisme existe de manière constante, bien que plus discrètement, aux Etats-Unis, au Japon, en Grande-Bretagne, etc. moins encore ! Cette déclaration était à elle seule tout un programme, celui de « l’adaptation » nécessaire et désirable de notre pays à un modèle anglo-saxon, en fait plus imaginaire que réel, celui de l’Etat minimal, dilettante et irresponsable, dont rêvent les éternels adversaires de la puissance publique dans notre pays. Pourtant, rattrapé par la réalité qui se venge toujours, Jacques Chirac laissait dix ans plus tard son premier ministre créer par dizaines des pôles de compétitivité et remettre à l’honneur, au moins en discours, le « patriotisme économique ». Cet exemple n’est pas isolé. Il en va de même pour les services publics, que l’on s’emploie à privatiser à tour de bras afin de boucler les fins de mois et faire impression à Bruxelles, pour la décentralisation-abandon, qui signe le désengagement historique de l’Etat des territoires de la République, de l’Education nationale, livrée aux pédagogues haineux de la culture, du savoir et du mérite, du français, qui ne cesse de reculer dans les institutions communautaires,…

Enfin, le peuple français a rarement été tenu en aussi mauvaise estime par ses élites, qui le craignent ou s’en défient : sont dénoncés pêle-mêle son conservatisme atavique, son ethnocentrisme, ses caprices, son irascibilité, son racisme,… Meilleur exemple entre tous, le rejet de la Constitution européenne est interprété en chœur par les élites politiques et médiatiques bien-pensantes comme le résultat d’un simple mouvement d’humeur ou d’une ignorance à laquelle un peu de saine et sainte « pédagogie » européenne remédiera. Que les Français, dans leurs profondeurs et leurs tréfonds, puissent refuser de voir leur pays disparaître dans un magma européiste des plus hasardeux, ne leur vient naturellement pas à l’esprit.

On le sent, la perception de la France par ses élites, mélange de condescendance et d’ignorance quasi délibérée de son histoire, est à des années-lumière de la « certaine idée de la France » de de Gaulle, laquelle était assise sur le respect de sa tradition historique, de sa civilisation originale et de son peuple.

Foncièrement pragmatique, de Gaulle avait pour habitude de prendre les réalités « comme elles sont » et de les lire au travers de permanences historiques qui méritent d’être connues et assumées. C’est bien pourquoi l’Etat-nation lui apparaissait comme le mode d’organisation le plus abouti et le plus à même de réaliser les aspirations humaines, individuelles et collectives : « Le communisme passera, la France ne passera pas », disait-il en s’attirant les moqueries de la pensée unique d’alors. Mais cinquante ans plus tard, il n’est plus aucun soviétologue pour ricaner de « l’archaïsme dix-neuvièmiste » de de Gaulle et chacun voit combien la nation russe a « bu le communisme comme l’aurait fait un buvard. » Preuve de la modernité de la vision gaullienne, par delà les idéologies, les modes et le magistère moral des petits clercs.

Dans le concert des nations, qui fondent les réalités premières de l’ordre humain, la France occupe bien entendu une place à part : construction politique par obligation ethno-géographique et grâce à l’impulsion pluriséculaire de l’Etat, inventrice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de l’Etat-nation démocratique moderne, la France est un Janus identitaire, à cheval sur le singulier et l’universel, dont la tendance naturelle est de défendre pour elle-même et donc aussi pour les autres la liberté et la diversité face à la tentation éternelle de l’hégémonie impériale. A ce titre, se souvient-on dans les palais nationaux que c’est elle, sous le règne de François 1er, qui a « inventé » les relations internationales modernes en nouant avec la Porte, au grand dam de la Chrétienté, une alliance de revers contre le Saint-Empire germanique ? Prolongement externe de la démocratie interne, l’indépendance nationale et l’universalisme politique qui en découle, sont des inventions françaises, ce qui n’est nullement un hasard.

Le caractère « artificiel », construit, de la France à travers les âges explique bien des « exceptions françaises » : le lien très fort entre la citoyenneté et la nationalité, la passion des Français pour l’égalité et leurs ferments de discorde permanents, notamment lorsque le projet national est insuffisant pour entraîner la cohésion sociale et l’unité du pays. En somme, pour exister, la France doit raisonnablement nourrir l’idéal d’elle-même, elle doit le vouloir. Mais pour qu’elle le veuille, encore faudrait-il que ses dirigeants le veuillent eux-mêmes et soient d’abord inspirés par un certain amour de leur pays, de son histoire, de sa civilisation et de son peuple. On l’a vu, ce n’est plus le cas, ce qui m’apparaît comme la première cause de la crise française, la cause fondamentale qui explique toutes les crises, économique, sociale, politique, culturelle et morale.

En toute probabilité, de Gaulle n’aurait pas reconnu ses successeurs, dont la première faute n’est pas d’avoir voulu moderniser le pays, mais de l’avoir fait, par ignorance ou cynisme, sans se soucier de ce qu’est la France, au risque de la répudier.

Assumer notre exception nationale sans rougir, ni nous en gargariser à l’excès, est un préalable moral indispensable à toute politique de redressement de notre pays.

*        La France libre

De Gaulle n’envisageait pas la France autrement que libre, c'est-à-dire respectueuse des aspirations profondes de son peuple à l’intérieur et, par voie de conséquence, indépendante de toute sujétion étrangère à l’extérieur.

Cette constante du gaullisme ne serait pas aujourd’hui reniée par une majorité de Français : des Français qui, précisément, n’en peuvent plus d’une classe politico-médiatique qui baisse les bras face à des difficultés et des dérives prétendument insurmontables - lorsqu’elle ne s’en fait pas le chantre – elles-mêmes soi-disant dictées par la fameuse « contrainte extérieure ». Par ce syllogisme peu glorieux, les élites trouvent ainsi le moyen de rompre avec le premier devoir de tout responsable en charge des affaires d’un pays, devoir que le Cardinal de Richelieu exprimait en ces mots dans son testament politique : « Il faut être pour la France ». Parce qu’elles le jugent trop lourd à porter ou pas assez « tendance », nos élites ont en fait renoncé à défendre toujours et partout l’intérêt de la France.

Et, à l’évidence, le renoncement à l’indépendance nationale face à l’intégration fédéraliste européenne et à son corollaire, la mondialisation sauvage, a fini par déteindre sur les politiques internes : habituées à gérer une normalisation euro-atlantique autant contraire à l’intérêt national et à l’autonomie des politiques publiques, qu’attentatoire à la cohésion sociale et à la souveraineté populaire qui fonde notre identité, les élites de droite et de gauche se contentent d’accompagner ou d’aggraver les difficultés des Français plutôt que d’y remédier. Face à la légitime résistance de nos concitoyens, elle les accuse par-dessus le marché d’être la cause d’un immobilisme responsable des difficultés du pays. Suprême escroquerie !

Dans leur bouche, le mot « réforme » ne se comprend qu’à sens unique : une aggravation de la casse ultralibérale et dérégulatrice, porteuse d’un surcroît d’insécurité économique, là où précisément nos concitoyens attendent des mesures pour remettre sur ses jambes notre modèle économique et social, dans le respect de nos spécificités nationales.

De là vient essentiellement l’incompréhension béante entre la base et le sommet, cette situation paradoxale où les Français aspirent comme jamais au changement, aux « réformes », mais donnent le sentiment de se cabrer à la moindre mesure. Ce malentendu fondamental sur le sens des fameuses « réformes » démontre à l’envi combien les élites ont perdu le sens de l’intérêt national et général, auquel nos compatriotes demeurent, pour leur part, viscéralement attachés.

Au fond de tout réside une ambiguïté délibérément entretenue par les gouvernants successifs depuis une vingtaine d’années : ceux-ci ont accepté et épousé une construction européenne qui bafoue la liberté de la France, mais ils n’osent pas l’avouer. Leur l’Europe n’est tout bonnement pas conciliable avec l’Etat-nation démocratique hérité de 1789, car elle prétend s’y substituer et faire disparaître la souveraineté nationale sans laquelle la France deviendrait le fantôme d’elle-même. Car, ce faisant, l’intégration supranationale touche à l’identité française elle-même, à cet idéal volontariste qui cimente et anime la « France éternelle ». Pire, tourmentée par des dogmes idéologiques surannés, l’Europe supranationale se révèle incapable de bâtir quoi que ce soit de tangible et de satisfaisant en lieu et place des démocraties nationales qu’elle cherche à faire disparaître sans oser l’avouer.

De Gaulle, face à cette sorte de conspiration des élites contre les peuples, avait eu des mots très durs et sans aucune ambiguïté : « Tout cela est combiné pour couillonner les gouvernements. »*1 Quant à la supranationalité, son jugement était également sans appel : « Les Français n’accepteront jamais que, sur l’essentiel, leur destin leur soit imposé par des étrangers […] Avec ce système, la France entrerait dans la lune. »*2 Face aux politiciens qui s’affublent le temps d’une campagne présidentielle ou référendaire d’un faux-nez gaulliste, les faiseurs d’opinions et les Français devraient s’en souvenir.

Rétablir aujourd’hui la liberté de la France signifie tout simplement rétablir la plénitude de la souveraineté populaire et nationale, la démocratie à l’intérieur et l’indépendance à l’extérieur. Le peuple français doit tout bonnement redevenir maître chez lui, qu’il s’agisse de maîtriser l’immigration ou de refuser les diktats de l’Union Européenne.

*        Un 29 mai gaullien et gaulliste

A cet égard, le 29 mai 2005, dont les élites cherchent à minimiser le sens et la portée, a constitué un sursaut historique qui, dans la lignée des hauts faits de notre histoire nationale, force l’admiration. Le 29 mai 2005, le peuple français a massivement rejeté le « Traité établissant une Constitution pour l’Europe. » Le score de 55% est d’autant plus remarquable qu’il a été précédé, dans la dernière ligne droite de la campagne, d’une brutale tentative d’intimidation unissant le Président de la République, les responsables des partis dominants, les dirigeants européens ingérés dans les affaires intérieures françaises et les principaux médias, locaux et nationaux.

Sans cet impressionnant forcing de dernière minute, qui a coalisé tout ce que l’Europe et la France compte de puissants et d’officiels, le non aurait probablement dépassé les 60%, comme l’indiquaient toutes les enquêtes d’opinion confidentielles réalisées avant le 29 mai.

Le non a ainsi reculé face à la formidable contre-offensive des tenants du oui, mais il n’en est pas moins sorti massif des urnes. Rien qu’en cela, le rejet retentissant de la Constitution a pris les allures d’un geste gaullien : venu des « profondeurs du pays », notamment de ses franges populaires, jeunes et actives, il a été porté par un esprit de résistance contre la fatalité d’une Europe où les aspirations du peuple français auraient irrémédiablement été sacrifiées. Un esprit de résistance qui s’est aussi manifesté contre des élites qui, n’ayant reculé devant rien pour défendre l’indéfendable, se sont rendues odieuses au pays.

Le malheureux « je ne vous comprends pas », lancé par Jacques Chirac à une jeunesse qu’il imaginait béate, docile ou résignée, sonne comme l’envers du retentissant « je vous ai compris » du général de Gaulle. Cruelle vengeance de l’histoire, qui a trouvé l’héritier putatif du gaullisme à la tête d’une cause contraire aux intérêts du pays !

Le 29 mai fut donc gaullien. Est-il pour autant gaulliste ? Ce n’est pas l’avis, on s’en doute, des partisans défaits du oui comme des tenants du « non de gauche ». Les premiers cherchent à enterrer l’événement pour en nier le sens et ne pas avoir à en tirer les conséquences. Les seconds cherchent à le détourner, pour justifier un virage courageux sur l’Europe mais à hauts risques pour le rassemblement de leur camp en 2007.

Mauvais perdants, les vaincus du 29 mai ont, dès l’annonce des résultats, pris le parti de s’affranchir des règles du jeu, de tricher avec la démocratie. S’empressant de noyer le non dans la foule des motivations hétéroclites et contradictoires qui l’aurait soi-disant inspiré, ils ont conclu à un simple accident de parcours, à un mouvement d’humeur passager porté par des difficultés purement nationales. Ils se croient donc fondés aujourd’hui à remettre en selle la défunte Constitution au travers d’un exercice de « pédagogie européenne » qui, le hasard faisant bien les choses, doit s’achever après l’élection présidentielle de 2007. Disons-le tout net : c’est un véritable coup d’Etat de velours qui se prépare, avec la bénédiction effarante de tous ceux, médias en tête, qui se posent ordinairement en gardiens sourcilleux de la démocratie. On se croirait revenu aux heures sombres de la deuxième République lorsque Thiers, un certain 31 mai 1850, assassinait en cachette le suffrage universel dans le confort feutré des salons parisiens.

De la part de gens qui méprisent à ce point la souveraineté populaire - essence même de la démocratie pour de Gaulle - il n’y a là rien de très surprenant. Mais leur attitude est surtout révélatrice de la nature antidémocratique de la construction européenne qu’il défendent au travers de la Constitution, celle-ci semblant très bien s’accommoder du viol de la souveraineté populaire et des fondements du droit international, dont elle se réclame pourtant par ailleurs, pour parvenir à ses fins.

Le « non de gauche », pour sa part, ne cesse de protester de sa bonne foi européenne, plaidant pour une Europe à la fois plus sociale et plus fédérale, comme pour se disculper de toute accusation en « souverainisme ». Mais ses ténors y croient-ils eux-mêmes une seule seconde ? Car chacun sait bien que le développement de l’Europe fédérale se traduit mécaniquement par le recul du système social français, la plupart de nos partenaires (de gauche comme de droite) n’y souscrivant pas. D’ailleurs, en leur for intérieur, les électeurs du non de gauche ont bien compris qu’en rejetant la Constitution pour défendre leurs services publics, ils ont fait le choix de la France au détriment de l’Europe telle qu’elle est et telle qu’on se proposait de la consolider au travers du traité.

Plus profondément encore, on peut considérer que le 29 mai a été un acte d’autodétermination national, un acte véritablement identitaire. Le oui était en effet sous-tendu par la logique supranationale, ainsi que l’a illustré l’ingérence maximale de dirigeants étrangers dans la campagne référendaire. A mots couverts, ceux-ci nous ont dit à peu près la chose suivante : « ce n’est pas en tant que peuple français souverain que vous avez à vous prononcer, mais en tant que 1/25ème d’un peuple européen en formation qui est majoritairement pour la Constitution. Vous devez donc vous soumettre démocratiquement à la volonté majoritaire de ce peuple européen dont vous faites désormais partie et vous résigner au oui. Sinon, vous ne serez plus des Européens ni même des démocrates, mais des nationalistes tout juste bons à être jetés dans les oubliettes de l’histoire. » En disant non, les Français ont rejeté l’identité supranationale sous-jacente à la Constitution dans laquelle on les sommait, en filigrane, de se reconnaître.

Contre le vent dominant, ils ont ainsi refondé leur identité de nation souveraine et démocratique. Le 29 mai est en quelque sorte la réplique miraculeuse de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, qui a fondé la France contemporaine. Le non est une magistrale leçon d’histoire et de démocratie, une véritable correction, administrée par le peuple français à ses dirigeants, oublieux de leurs devoirs vis-à-vis de la nation, bien commun le plus sacré.

Au bout du compte, le référendum sur la Constitution a fait apparaître dans toute sa crudité le choix qu’implique l’Europe actuelle : soit l’intégration politique, soit la souveraineté nationale, mais pas les deux en même temps. La vacuité du concept fumeux de « fédération d’Etats nations », auquel s’accrochent les fédéralistes en France, a ainsi clairement été mise à nue. Ni hétéroclite sur l’essentiel, ni sérieusement social-fédéral, le 29 mai exprime, au moins par défaut, l’attachement réaffirmé du peuple français à son Etat-nation en tant que cadre de référence identitaire, politique, économique et social. Objectivement, il est par essence souverainiste et donc gaulliste, car il exprime, dans son geste comme dans sa réponse, la primauté du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sur toute autre considération.

Cette primauté nationale est-elle nationaliste ? Les partisans du oui l’ont bien sûr affirmé, amalgamant l’attachement légitime à son pays - le patriotisme - à un réflexe xénophobe - le nationalisme. « Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres. » : ce propos lumineux de Charles de Gaulle s’applique sans aucun doute au 29 mai, qui est à la fois patriote et européen. En effet, le rejet de la Constitution ne signifie pas le rejet de tout projet européen et le repli sur le pré-carré national, comme le réclame l’extrême droite.

Les Français rejettent certes l’idéologie supranationale, qui vise aussi bien à abolir les nations qu’à étendre indéfiniment l’Europe afin de la diluer dans le libre-échange mondial. Mais ils aiment l’idée d’Europe, d’ouverture vers les autres peuples (le succès de la fameuse « Auberge espagnole ») et surtout d’addition des puissances européennes face à l’émergence des géants de la mondialisation. L’alliance de cœur et de raison que concrétisent par exemple la PAC, Airbus, Ariane ou Eurocopter, suscite bien entendu leur adhésion enthousiaste. Ainsi, ils veulent une Europe démultiplicatrice de puissance pour la France, qui rapproche aussi progressivement les peuples du continent, quitte un jour à les unir si la chose devenait possible. Cette vision de l’Europe, réaliste car respectueuse de la nation et donc de la démocratie qui en procède, est précisément celle que défendait le général de Gaulle, authentique père fondateur de l’autre Europe.

Enfin, le non à la Constitution a aussi été d’inspiration gaulliste dans la mesure où il a mis un coup d’arrêt à des dérives qu’aurait certainement combattues le général de Gaulle. De son vivant, on l’a vu, il avait naturellement refusé la supranationalité, cœur du traité constitutionnel. Mais sa réaction face à la remise en cause de la parité franco-allemande en Europe, de l’exception culturelle, de services publics quasi-identitaires pour les Français ou encore de l’inféodation de l’Europe à l’OTAN, ne fait guère de doute, elle non plus. De même, comment imaginer qu’il aurait admis l’inscription dans le marbre d’un Pacte de stabilité illégitime et profondément inadapté aux besoins de l’économie française, la sacralisation de l’idéologie du libre-échange intégral qui expose l’Europe à un commerce international déloyal plutôt qu’elle ne l’en protège, ou encore la perspective implicite de l’entrée de la Turquie dans l’Union ?

Sur ce dernier point, on a entendu des choses incroyables avant le 29 mai, notamment que de Gaulle aurait été l’initiateur de l’adhésion turque ! Comme si une adhésion éventuelle à la CEE des années 60 équivalait à l’entrée de plain-pied dans une Europe intégrée où des Etats - notamment les plus peuplés - sont en mesure d’imposer leurs vues aux autres pays membres en vertu de la règle de la majorité qualifiée ! Comme si de Gaulle aurait pu souscrire une seconde à l’idéologie superficielle et moralisatrice du mélangisme culturel qui inspire cette folle intégration !

A l’inverse, on peut raisonnablement imaginer qu’il n’aurait pas refusé la réorientation profonde de l’Europe qu’implique le non du peuple souverain et sur lesquelles se retrouvent la plupart des tenants du non. Pour ma part, je propose comme signes clairs de :

- rompre les négociations avec la Turquie pour montrer à nos concitoyens que le temps de l’élargissement est enfin terminé ;

- revoir du tout au tout la gestion de l’euro pour permettre une politique monétaire favorable à la croissance ;

- conditionner la mise en œuvre de l’élargissement aux nouveaux pays entrants à l’arrêt du dumping social et fiscal excessif (taux minimum d’impôts sur les sociétés) ;

- autoriser des coopérations renforcées sans passer par la Commission de Bruxelles pour mener des projets à la carte permettant de relever les défis de la mondialisation.

On pourrait ainsi stabiliser la construction européenne avant de s’engager dans une réforme plus profonde, qui remettrait au cœur de l’Union le fait national cher au général de Gaulle.

*        Les Français attendent un authentique projet national et républicain

Gaullien et gaulliste dans sa dimension européenne, le 29 mai ne l’est pas moins dans sa signification nationale. Malgré les exhortations à ne pas juger le traité constitutionnel à l’aune de la situation intérieure, le lien entre Europe et crise française est apparu dans toute sa réalité, même si cette évidence est taboue depuis le référendum sur Maastricht. Par ce qu’elle fait (70% de notre législation est d’origine européenne), par ce qu’elle interdit de faire (concurrence, monnaie,…) et par le rôle inavoué de substitution au projet national qu’elle entend jouer, l’Europe intégrée est à la fois l’alibi et l’instrument de la politique de démission nationale à l’œuvre depuis près de 25 ans dans notre pays. Une politique contre laquelle les Français se révoltent vainement à chaque élection en sanctionnant la majorité sortante, mais dans laquelle les partis dominants, de gauche comme de droite, les enferment à chaque alternance. Nulle surprise, d‘ailleurs, que l’on ait retrouvé ces mêmes partis main dans la main (en tout cas leurs franges dirigeantes) pour défendre un oui de résignation au traité constitutionnel.

Là est en vérité le point de départ de la crise sans précédent que traverse notre pays et que renferme, de manière ultime, le débat européen. Les Français sont orphelins d’un projet national respectueux de leur tempérament, de leurs valeurs et de leurs aspirations profondes. Et leur impatience grandit à mesure que les élites font la sourde oreille, au point d’aboutir à de véritables révoltes électorales, comme le 21 avril 2002 ou maintenant le 29 mai 2005.

L’enjeu est simple : permettre à la France de renouer avec la prospérité et la grandeur, et aux Français de retrouver le bien-être et la confiance dans leur avenir individuel et collectif. Manifestement, la politique au fil de l’eau inspirée par l’horizon de l’Europe supranationale a complètement échoué sur tous ces tableaux. Comment en serait-il autrement, puisque le sens de ses politiques est inadapté aux besoins de notre pays et parce que l’Europe intégrée se révèle incapable d’incarner un bien commun dans lequel se reconnaissent vraiment les Français ?

Seul le retour du sens de l’intérêt national et de la responsabilité démocratique qui lui est liée pourra inverser la vapeur. Le projet de société que les gaullistes défendent pour la France pourrait donner corps à ce véritable sursaut national.

Les urgences sont multiformes mais peuvent être regroupées en deux grandes catégories : la cohésion républicaine et nationale d’un côté, la résolution de la fracture économique et sociale en gagnant la bataille de l’emploi, de l’autre.

Le pacte républicain aujourd’hui se lézarde, il faut le rétablir.

L’ordre républicain est contesté, l’insécurité demeure à un niveau trop élevé, ce qui nécessite une action plus résolue encore en matière de sécurité publique et de justice, dont les moyens doivent être accrus.

Par ailleurs, l’immigration doit enfin être maîtrisée pour permettre l’assimilation dans de bonnes conditions des Français d’origine étrangère et rendre tout son sens à la nationalité française : abrogation du regroupement familial, reconduction aux frontières des immigrés en situation irrégulière, lutte sans merci contre le travail clandestin, instauration de quotas par métiers pour l’immigration légale, application stricte de la laïcité,… ce ne sont pas les mesures de bon sens qui manquent.

De même, l’école de la République doit redevenir le creuset de la citoyenneté et le gage d’une plus grande égalité des chances par le mérite, et non par la discrimination positive : l’accent doit être porté sur l’acquisition des savoirs fondamentaux et un suivi plus personnalisé doit permettre de faire redémarrer l’ascenseur social.

La République doit aussi redevenir le garant de l’égalité territoriale, avec une relance de l’aménagement du territoire et le maintien des services publics en zone rurale.

Enfin, une réforme institutionnelle doit rétablir l’esprit originel et la pratique de la Vème République, tout en l’adaptant aux exigences démocratiques d’aujourd’hui : d’un côté, il y a urgence à rétablir le septennat, à introduire un vrai référendum d’initiative populaire et surtout à gouverner la France avec le sens de l’intérêt national. De l’autre, pour oxygéner le système et desserrer l’emprise des appareils dominants, il serait souhaitable par exemple de créer un statut de l’élu pour favoriser le renouvellement du personnel politique et de clarifier la décentralisation en favorisant une articulation nouvelle entre l’échelon régional et départemental. De telles mesures pourraient profondément changer la donne.

Mais rien ne pourra se faire sans le retour de l’emploi et de la croissance. Il s’agit aussi bien de libérer les forces vives du pays pour favoriser l’activité et l’investissement que de mieux associer les salariés à la vie comme aux résultats de leur entreprise.

Le choix d’une économie relativement ouverte ne peut pas se passer de la réduction des charges qui pèsent sur le travail et constituent de véritables droits de douanes tournés contre nous-mêmes. En transférant ces charges sur une TVA sociale que la consommation domestique serait parfaitement en mesure de supporter (a fortiori en contexte de plein-emploi), on ferait coup double : d’un côté on sauverait le système de protection sociale français (santé, retraite) en mettant à contribution les produits importés qui profitent à trop bon compte de l’accès à notre marché national, de l’autre on abaisserait massivement le coût du travail en France, relançant l’activité consommatrice de main d’œuvre et les exportations.

Parallèlement, une refonte en profondeur de la fiscalité du patrimoine doit permettre le retour des capitaux particuliers et leur investissement (grâce à des mécanismes incitatifs) dans l’économie productive et la recherche : l’exonération d’ISF accordée aux œuvres d’art pourrait ainsi - ce serait bien le moins - être étendue au développement économique du pays, gage de ses emplois présents et à venir. En contrepartie, la participation, qui a discrètement mais indéniablement fait ses preuves depuis 30 ans, serait massivement relancée. Elle seule pourrait à la fois réconcilier les salariés et les entreprises, améliorer la capitalisation de celles-ci face aux menaces d’OPA étrangères, rendre à chacun sa place et accroître le patrimoine des Français. Pour que l’esprit de ce grand projet national ne soit pas détourné, il faudra spécifiquement encourager l’actionnariat salarié et ouvrir rapidement la voie à la participation aux décisions au sein des conseils d’administration. C’est ainsi une politique du donnant-donnant qu’il faut mettre en œuvre, qui puisse rétablir la confiance dans un modèle économique français où chacun y retrouve son compte et sa dignité.

Au plan plus spécifiquement social, un effort important devra aussi s’engager en faveur du logement et de la famille, deux aspirations élémentaires qui ne sont plus correctement satisfaites aujourd’hui. Tout en concourant à l’accomplissement personnel de chaque ménage français, ces politiques auront une incidence forte sur la croissance et permettront de mieux assurer l’avenir à long terme du pays.

Enfin, l’Etat doit à nouveau impulser de grands programmes industriels, infrastructurels et de recherche qui garantiront demain la prospérité et la puissance de notre pays. Il doit se faire stratège aussi, pour mieux anticiper les axes de notre développement économique et technologique, tout en défendant nos entreprises contre les OPA hostiles.

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Tout ceci peut paraître bien loin du 29 mai. Pourtant, en reprenant en main son destin qu’il veut national dans une Europe solidaire, le peuple français a clairement fait savoir qu’il ne renonçait pas à bâtir un avenir meilleur, un avenir qui lui ressemble, sans pour autant imposer ses vues aux autres pays de l’UE. C’est tout l’enjeu de la séquence ouverte par le non à la Constitution européenne, dont le deuxième acte, décisif celui-là, se jouera en 2007. Sauf à encourir le risque d’un 21 avril encore plus grave que celui de 2002, les candidats à l’élection présidentielle devront se souvenir de la modernité du gaullisme et de la promesse d’avenir que continue d’incarner l’incontournable horizon national.

Au-delà de la question des hommes et malgré ce qu’en disent les chantres éternels du renoncement, la nécessité d’une politique nationale s’impose aujourd’hui comme hier. De Gaulle avait bel et bien raison d’écrire : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera, tôt ou tard, une source d’ardeur nouvelle après que j’aurai disparu. »

 


*1 : Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome II, Fallois-Fayard, 1997, p 300.

*2 : Idem, p 296.