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N° 44 du 15 novembre 2006

 

La Poste : trop d'Europe pourrait tuer l'Europe !  de Paul ,Fabra - Les Echos du 10/11/06

 

Trouver, dans n'importe quelle grande ville américaine, un bureau de poste n'est pas toujours facile. Enseigne et locaux sont à l'avenant : vastes mais modestes. Il est clair qu'aucun lobby ne s'intéresse à l'US Postal Service, soit pour mettre la main dessus (il s'agit de ce qu'on appellerait chez nous un service public), soit, au contraire, pour mettre en valeur son caractère d'agence fédérale. Il n'empêche qu'aux Etats-Unis la distribution du courrier, soit le dernier maillon de la chaîne (collecte, tri, acheminement), demeure un monopole d'Etat et est appelé à le rester. Le contraste est grand avec les perspectives en train de s'ouvrir en Europe pour le tout-marché et son bras séculier, le capitalisme financier. Une nouvelle directive vient d'être proposée avec pour objectif « l'achèvement du marché intérieur des services postaux de la Communauté ». La précédente date de 1997, elle s'est traduite en France par le vote de la grande loi du 20 mai 2005 (un modèle du genre, ce n'est pas si fréquent) relative à « la régulation des activités postales ». L'énorme chambardement en cours avait en effet besoin d'un mentor, outre que cela est obligatoire. Les activités postales l'ont trouvé dans l'Autorité de régulation des communications électroniques et de la Poste (Arcep), présidée par Paul Champsaur. Tout espoir pour une évolution raisonnable n'est pas perdu.

Tout se passe comme si l'Europe communautaire avait tendance à se muer en un vaste champ d'expérimentation pour les formes extrêmes du néolibéralisme, auxquelles il arrive à l'économie américaine de se soustraire. Un exemple crucial est la réforme comptable, applicable à la seule Europe. Elle est tout entière orientée vers les besoins des grands groupes et la solution des problèmes que leur pose notamment la consolidation de leurs comptes (en vertu de laquelle, le « benchmark », pour l'économie française, est fixé par référence aux profits très élevés correspondant aux économies émergentes, d'où l'asphyxie progressive pour la nôtre). La Direction générale du marché intérieur de la Commission européenne est au service d'une logique économique indiscutable quand elle prône la notion de prix « orienté » par le coût (la directive ci-dessus mentionnée), mais très contestable quant à l'idée qu'elle se fait d'un marché concurrentiel. Osons souhaiter que La Poste reste le plus possible La Poste que nous connaissons. La directive est assez souple, les référendums français et néerlandais sont passés par là pour qu'un grand pays membre puisse exiger cela. Veillons pour cela à ce que (on n'en est pas encore là, mais c'est l'essentiel) sa nécessaire capitalisation - pour l'instant, la notion même de capital lui est étrangère - ne serve pas de prétexte pour la détourner de l'objectif qui est déjà le sien et qui devrait être aussi celui de toute entreprise capitaliste digne de ce nom : la satisfaction du client. Une seule condition devrait être posée, là réside l'élément nouveau à introduire avec prudence : que cette satisfaction soit compatible avec l'obtention d'un profit raisonnable (rien à voir avec les 15 % « exigés » par les fonds de pension !) pour l'entreprise.

Dans quelle mesure l'actuel monopole est-il un attentat contre l'économie de marché, ce que la directive le somme de corriger en « s'ouvrant à la concurrence » ? Impossible actuellement de se faire une idée de sa rentabilité : le ratio résultat net sur fonds propres échappe à tout calcul puisque ces derniers font défaut. On ne connaît que la rentabilité - un résultat net de 557 millions d'euros en 2005 - sur chiffre d'affaires (19 milliards d'euros environ), ratio qui est tout à fait autre chose. Cette marge d'exploitation est en progrès : 3,9 % en 2005 (après 2,8 % en 2004). Elle est particulièrement forte pour le seul courrier : 5,9 % pour les lettres, 5,6 % pour l'express, 7,6 % pour les colis (1). Tirons-en toutefois cette conclusion : globalement, La Poste ne coûte presque rien au contribuable. Les 557 millions d'euros qu'on vient de citer couvrent une bonne partie du seul déficit enregistré (750 millions d'euros) et qui provient du transport des journaux livrés aux abonnés par La Poste.

L'argument opposé à cette façon de présenter les choses est que la Poste est en mesure de financer par sa rente de monopole le «surcoût» que ses contraintes de service public lui valent. Cette opposition est largement artificielle. Ce n'est qu'en économie néolibérale (et encore dans son interprétation post-Bretton Woods) que le profit peut passer pour une donnée à laquelle le marché doit se conformer. En économie de marché libérale tout court, le prix (y compris le profit raisonnable et acceptable) s'établit au niveau nécessaire pour que les frais occasionnés par le client le plus mal placé (en l'occurrence l'usager de La Poste situé à 2.000 mètres d'altitude dans les Hautes-Alpes) soient couverts. Une condition pour que ce résultat soit obtenu par un marché concurrentiel : que les entreprises qui desservent (à un coût de revient très bas) les très gros clients du quartier de la Défense se voient confisquer par le fisc leurs superprofits - en réalité, leur rente de situation ! Voilà pourquoi un gouvernement préfère dans ce cas créer un « monopole ». Les monopoles publics, l'EDF en particulier mais dans une certaine mesure La Poste aussi, résolvent le problème en fixant un prix moyen établi entre la desserte la moins coûteuse et la desserte la plus coûteuse. En quoi ces pratiques heurtent-elles les principes de l'économie de marché, sauf à considérer qu'un prix moyen, c'est une péréquation, illicite par-dessus le marché ! Stupide.

On mesure le caractère artificiel de l'exercice auquel la directive convie La Poste : mesurer le surcoût des contraintes de service public, lesquelles, pour l'essentiel, ne sont pas autre chose que l'obligation de desservir tous les clients solvables (en l'occurrence l'immense majorité de la population). C'est le sous-entendu d'une telle proposition qui est contraire à la logique économique : que seules sont rentables les entreprises en position d'obtenir un certain taux de profit arbitrairement choisi comme « benchmark » par l'effet de la collusion entre les gérants de l'épargne collective et les managers des grands groupes. Ce serait un comble que l'ouverture à la concurrence fasse apparaître un surcout (et les subventions correspondantes) là où il n'y en a pas !

(1) En 2005, La Banque Postale n'existait pas encore. La marge d'exploitation pour les services financiers était de 7,4 %.