Né en 1954

 

* Économiste, Directeur d’études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales.

  • Le Figaro du 4 juin 2005

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05/06/2005

 

Il est l'heure d'être radical PAR JACQUES SAPIR *
 

«Il est l'heure d'être radical». C'est par ces mots que l'économiste Paul Krugman interpella ses collègues aux heures les plus sombres de la crise financière de 1998. Le rejet massif par près de 55% des électeurs du traité constitutionnel européen le 29 mai, survenant après le premier coup de tonnerre du 21 avril 2002, constitue une crise d'une semblable ampleur, que ce soit en France ou en Europe. Croire que des ajustements mineurs seraient des réponses constituerait une grave erreur. S'imaginer que la politique économique promue en France depuis le «tournant de la rigueur» initié par Jacques Delors en 1983 par des majorités diverses puisse être poursuivie constitue un coupable aveuglement.

La forte mobilisation que l'on a connue lors de cette campagne, et qui se traduit par une participation de près de 70% tranche avec l'atonie habituelle des élections européennes. Il y a là aussi un message qu'il convient d'entendre. Il montre que c'est le mode de construction européenne et le résultat auquel on a abouti depuis plus de 20 ans qui sont rejetés par une large fraction du peuple français.

Contrairement à ce qu'affirment certains partisans du oui, ce vote ne correspond pas à une crise du politique. La vigueur du débat et la force de la participation montrent au contraire que le politique va bien. Il faut beaucoup de rage, de cécité politique, et de mépris contre l'électorat pour considérer comme apolitique et émotionnel un résultat profondément politique qui s'est construit dans des milliers de réunions locales depuis l'automne 2004. La réalité, aujourd'hui, c'est la crise d'une politique, celle du consensus des élites au pouvoir ces deux dernières décennies. Il y a bien une forte cohérence dans l'alliance qui a porté le non au traité constitutionnel européen.

Elle se construit d'abord autour du refus du projet euro-libéral des deux dernières décennies. La prégnance du mot «social» dans le débat, son hégémonie dans discours des partisans du non, montrent bien où se trouve le centre de gravité des arguments qui ont conduit au refus de ce texte.

La sociologie de ce vote traduit bien cette cohérence. Une immense majorité des ouvriers et des employés a voté non. La seule catégorie où le oui soit nettement majoritaire est celle des cadres supérieurs et dirigeants d'entreprise. La répartition régionale le confirme. Le non dépasse les 60% dans le Nord industriel, dans les régions industrielles de la Loire et du Centre, enfin dans les régions industrielles fragilisées du Midi. Si l'on ajoute à ces régions celles où le non a dépassé les 55%, c'est bien une carte de la France du travail que l'on dessine. À l'inverse, les couches sociales liées aux services mondialisés, à la communication et à la finance, elles ont voté oui. Le résultat de Paris intra-muros et des banlieues de l'ouest parisien est clair à cet égard.

Osons alors une formule : la victoire du non est celle des prolos contre les bobos (bourgeois-bohèmes).

Il y a cependant un deuxième axe à cette cohérence. C'est aussi le constat de l'échec à faire cohabiter dans le même corps d'institutions européennes deux projets, tout aussi généreux et légitimes l'un que l'autre, mais complètement distincts : le projet du «noyau» initial du traité de Rome de 1957 et celui d'une ouverture à l'ensemble du continent au nom de la liquidation des séquelles de la Seconde Guerre mondiale.

La confusion des deux projets dans la pratique d'un élargissement sans principes a conduit à un affaiblissement de l'idée européenne. On voit désormais, à travers la manière dont les États-unis poussent les candidatures de la Turquie et de l'Ukraine. Cet élargissement a conduit à mettre sous le même toit des économies et des sociétés par trop hétérogènes. Le non massif du 29 mai sanctionne cette démarche et son échec.

Ce constat impliquera une redéfinition des institutions européennes. On ne peut pas faire vivre ces deux projets, qui ont chacun leur mérite et leurs justifications, dans les mêmes institutions. Il faudra donc penser de manière séparée les institutions d'un noyau européen, et celles d'un grand espace européen. Ce dernier a pour vocation naturelle d'associer tous les pays qui participent de la culture et de l'histoire européenne, incluant l'Europe slave (Biélorussie, Ukraine, Russie, mais aussi les pays de l'ex-Yougoslavie), ainsi que les pays qui sont liés à cette histoire, comme la Turquie, bien entendu, mais aussi l'Algérie, le Maroc et la Tunisie. Il faut alors comprendre que c'est dans une relation privilégiée avec la Russie que seront construites les conditions de stabilité et de prospérité de ce grand espace européen.

Cette cohérence dans les thèmes comme dans l'objet du refus n'est pas propre à la France. Les tensions perceptibles en Allemagne avec la fondation d'un nouveau parti contestant le SPD sur ses propres terres et aux Pays-Bas où le non au TCE est aussi majoritaire montrent que le mouvement est profond. Il est appelé à s'étendre dans les mois à venir dans d'autres pays européens, comme on le voit dans les débats qui se développent en Suède et au Danemark.

Des réponses s'imposent pour sauver et régénérer le projet Européen initial. Elles impliquent une véritable rupture avec les politiques antérieures sous peine de conduire à une cassure définitive entre les populations et les classes politiques, dont les conséquences pourraient être dramatiques. Cependant, ce n'est certainement pas en se précipitant vers encore plus de libéralisme que l'on trouvera une solution. Bien au contraire. Dans ce cas, pour reprendre le mot fameux du maréchal Mac-Mahon, «Les Chassepots partiraient tout seuls».

Deux thèmes seront essentiels dans tout projet de reconstruction. Il y a tout d'abord le retour à la souveraineté sociale et fiscale garantissant que les citoyens restent maîtres en derniers recours des choix de leur société.

Ce retour passe par des protections tarifaires pénalisant les pays qui se livrent au dumping social, écologique et fiscal. À l'intérieur de l'UE, ceci impliquera sans doute d'imaginer, à titre transitoire, des montants compensatoires sociaux et fiscaux sur le modèle des anciens montants compensatoires monétaires.

Mais la reconstruction passe aussi par une transformation profonde des institutions de la zone euro pour en faire un véritable instrument de croissance. Ceci implique que le statut de la BCE et sa politique seront les enjeux des prochains affrontements politiques. C'est à une réforme profonde de l'euro, mettant la BCE sous le contrôle des autorités politiques des pays de la zone et lui imposant de prendre la croissance et le plein emploi comme objectifs, qu'il faut s'attacher si on ne veut pas que la zone euro disparaisse. Les intérêts de l'Allemagne et de la France sont ici clairement convergents. C'est dans cette direction qu'il faut aller de l'avant.