Communiqué du 14 juin 2008

 

Constitution : Debré, pourquoi tu tousses ?

 

Jean-Louis Debré, Président du Conseil Constitutionnel

 

Les oubliés de la République

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Il ne veut pas commenter les réformes en cours, mais...


Le livre que publie le président du Conseil constitutionnel est aussi l'occasion de mettre en garde Sarkozy contre une réforme des institutions oublieuse des leçons du passé

 

Le Nouvel Observateur. - Vous publiez un livre ( 1 )sur «les Oubliés de la République» en plein débat sur la réforme des institutions souhaitée par Nicolas Sarkozy. Y a-t-il un lien ?

Jean-Louis Debré. - J'ai voulu rendre hommage à des personnages oubliés qui par leur action et leur force de conviction ont donné à notre pays son visage actuel. Tous ceux dont j'ai dressé le portrait ont, chacun à sa manière, apporté leur pierre à l'organisation de notre système politique et économique. Ils ont façonné notre régime institutionnel. Le passé éclaire bien souvent le présent.


N. O. - L'apport institutionnel de ces «oubliés» vous semble important au moment où l'on célèbre le 50e anniversaire de la Constitution de 1958 ?

J.-L. Debré. - La plus grande réussite de la Ve République est d'avoir fait oublier les dysfonctionnements de la IIIe et de la IVe République. Il faut toujours avoir notre histoire parlementaire présente à l'esprit car les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets. Si on relit ce que disait André Tardieu, qui fut quatre fois président du Conseil, ou tous ceux qui ont réfléchi au fonctionnement des institutions, comme Jules-Louis Breton, député socialiste de 1898 à 1921 qui a voulu lutter contre l'absentéisme, on se rend compte, par exemple, que le problème de la présence des députés en séance n'est pas nouveau. Il est essentiel de connaître le passé pour construire l'avenir. André Tardieu, comme d'autres, a aussi dénoncé la tendance des parlementaires à vouloir gouverner à la place des ministres.


N. O. - Comme c'est le cas aujourd'hui, où l'on parle de «coproduction législative» ?

J.-L. Debré. - Vous comprendrez aisément que je ne veuille en aucun cas commenter les réformes en cours. Mais on oublie trop souvent les expériences passées. Lorsque Joseph Caillaux, alors ministre des Finances dans le cabinet de Georges Clemenceau, a voulu faire passer son projet de loi sur l'instauration d'un impôt sur le revenu, il lui a fallu sept ans pour le faire voter. Et il a fallu quatorze ans au député républicain Léopold Goirand pour faire voter sa proposition de loi donnant à la femme mariée la libre disposition de son salaire. Pourquoi ? Parce que le gouvernement n'avait pas la maîtrise de l'ordre du jour du Parlement.

 

N. O. - C est justement l'une des mesures qui figurent dans la réforme de la Constitution présentée par le gouvernement...

J.-L. Debré. - Cela pourrait arriver de nouveau dans le futur. Lorsque le gouvernement n'a pas la maîtrise de l'ordre du jour, les réformes peuvent être bloquées.


N. O. - Sous la IVe République, un ministre qui démissionnait retrouvait son siège de parlementaire sans avoir à provoquer d'élection partielle, comme c'est le cas aujourd'hui. Or la réforme voulue par le président de la République annule cette disposition. Que vous inspire l'expérience du passé sur cette question ?

J.-L. Debré. - Cela avait entraîné une grande instabilité gouvernementale. Trois ministres ont démissionné du gouvernement Queuille, huit dans le gouvernement Bidault, trois, dont François Mitterrand, dans le gouvernement Laniel, sept dans celui de Mendès-France. On voit bien que cette règle accroît non seulement l'instabilité gouvernementale mais met à mal la solidarité ministérielle nécessaire pour gouverner. Les ministres qui sentent qu'un vent mauvais se lève démissionnent du gouvernement d'autant plus facilement qu'ils sont assurés de retrouver automatiquement leur siège au Parlement.


N. O. - Il est question dans la réforme actuelle de laisser les parlementaires discuter du texte amendé en commission et non plus du projet de loi gouvernemental. Vos «oubliés» avaient-ils une opinion sur ce système-là ?
J.-L. Debré. - En étudiant ce qui s'est passé sous les Républiques précédentes, on perçoit bien que cette disposition a eu pour conséquence de faire perdre beaucoup de leur cohérence aux réformes envisagées. Lorsque, en 1906, Clemenceau voulut faire accepter la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, il se heurta à la toute-puissance de la commission compétente du Sénat, qui retarda de quatre ans l'adoption définitive de la loi et la dénatura en très grande partie. C'était pourtant une réforme audacieuse et essentielle.


N. O. - Finalement à vous entendre, la réforme actuelle n'est pas très originale ?
J.-L. Debré. - Au regard de l'histoire, non. Mais je ne voudrais pas qu'au nom d'une modernisation peut-être nécessaire on aboutisse à un retour aux errements que nous avons connus autrefois, et qu'au prétexte d'aller vers une VIe République on en revienne aux pratiques de la IIIe ou de la IVe. On peut vouloir moderniser, mais il faut avoir en tête la phrase de Bossuet : «Quand l'histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait la faire lire aux princes : il n'y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les intérêts, les temps et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils».


(1)«Les Oubliés de la République», Fayard, 315 p., 20 euros.
 

 

Carole Barjon
Le Nouvel Observateur