Jean-Louis Debré, Président du
Conseil Constitutionnel |
Les oubliés
de la République
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Il ne veut pas commenter les réformes en cours,
mais...
Le livre que publie le président du Conseil constitutionnel est aussi
l'occasion de mettre en garde Sarkozy contre une réforme des
institutions oublieuse des leçons du passé
Le Nouvel
Observateur. - Vous
publiez un livre ( 1 )sur «les Oubliés de la République» en plein débat
sur la réforme des institutions souhaitée par Nicolas Sarkozy. Y a-t-il
un lien ?
Jean-Louis Debré.
- J'ai voulu rendre hommage à des personnages oubliés qui par leur
action et leur force de conviction ont donné à notre pays son visage
actuel. Tous ceux dont j'ai dressé le portrait ont, chacun à sa manière,
apporté leur pierre à l'organisation de notre système politique et
économique. Ils ont façonné notre régime institutionnel. Le passé
éclaire bien souvent le présent.
N. O.
- L'apport institutionnel de ces «oubliés» vous semble important
au moment où l'on célèbre le 50e anniversaire de la Constitution de 1958
?
J.-L. Debré.
- La plus grande réussite de la Ve République est d'avoir
fait oublier les dysfonctionnements de la IIIe et de la IVe République.
Il faut toujours avoir notre histoire parlementaire présente à l'esprit
car les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets. Si on relit ce
que disait André Tardieu, qui fut quatre fois président du Conseil, ou
tous ceux qui ont réfléchi au fonctionnement des institutions, comme
Jules-Louis Breton, député socialiste de 1898 à 1921 qui a voulu lutter
contre l'absentéisme, on se rend compte, par exemple, que le problème de
la présence des députés en séance n'est pas nouveau. Il est essentiel de
connaître le passé pour construire l'avenir. André Tardieu, comme
d'autres, a aussi dénoncé la tendance des parlementaires à vouloir
gouverner à la place des ministres.
N. O. -
Comme c'est le cas aujourd'hui, où l'on parle de «coproduction
législative» ?
J.-L. Debré. - Vous comprendrez aisément que je ne veuille en aucun cas
commenter les réformes en cours. Mais on oublie trop souvent les
expériences passées. Lorsque Joseph Caillaux, alors ministre des
Finances dans le cabinet de Georges Clemenceau, a voulu faire passer son
projet de loi sur l'instauration d'un impôt sur le revenu, il lui a
fallu sept ans pour le faire voter. Et il a fallu quatorze ans au député
républicain Léopold Goirand pour faire voter sa proposition de loi
donnant à la femme mariée la libre disposition de son salaire. Pourquoi ? Parce que le gouvernement n'avait pas la maîtrise de l'ordre du jour
du Parlement.
N. O. - C est justement l'une des mesures qui figurent dans la réforme
de la Constitution présentée par le gouvernement...
J.-L. Debré. - Cela pourrait arriver de nouveau dans le futur. Lorsque
le gouvernement n'a pas la maîtrise de l'ordre du jour, les réformes
peuvent être bloquées.
N. O. - Sous la IVe République, un ministre qui démissionnait retrouvait
son siège de parlementaire sans avoir à provoquer d'élection partielle,
comme c'est le cas aujourd'hui. Or la réforme voulue par le président de
la République annule cette disposition. Que vous inspire l'expérience du
passé sur cette question ?
J.-L. Debré. - Cela avait entraîné une grande instabilité
gouvernementale. Trois ministres ont démissionné du gouvernement
Queuille, huit dans le gouvernement Bidault, trois, dont François
Mitterrand, dans le gouvernement Laniel, sept dans celui de Mendès-France. On voit bien que cette règle accroît non seulement
l'instabilité gouvernementale mais met à mal la solidarité ministérielle
nécessaire pour gouverner. Les ministres qui sentent qu'un vent mauvais
se lève démissionnent du gouvernement d'autant plus facilement qu'ils
sont assurés de retrouver automatiquement leur siège au Parlement.
N. O. - Il est question dans la réforme actuelle de laisser les
parlementaires discuter du texte amendé en commission et non plus du
projet de loi gouvernemental. Vos «oubliés» avaient-ils une opinion sur
ce système-là ?
J.-L. Debré. - En étudiant ce qui s'est passé sous les Républiques
précédentes, on perçoit bien que cette disposition a eu pour conséquence
de faire perdre beaucoup de leur cohérence aux réformes envisagées.
Lorsque, en 1906, Clemenceau voulut faire accepter la loi sur les
retraites ouvrières et paysannes, il se heurta à la toute-puissance de
la commission compétente du Sénat, qui retarda de quatre ans l'adoption
définitive de la loi et la dénatura en très grande partie. C'était
pourtant une réforme audacieuse et essentielle.
N. O. - Finalement à vous entendre, la réforme actuelle n'est pas très
originale ?
J.-L. Debré. - Au regard de l'histoire, non. Mais je ne voudrais pas
qu'au nom d'une modernisation peut-être nécessaire on aboutisse à un
retour aux errements que nous avons connus autrefois, et qu'au prétexte
d'aller vers une VIe République on en revienne aux pratiques de la IIIe
ou de la IVe. On peut vouloir moderniser, mais il faut avoir en tête la
phrase de Bossuet : «Quand l'histoire serait inutile aux autres hommes,
il faudrait la faire lire aux princes : il n'y a pas de meilleur moyen
de leur découvrir ce que peuvent les passions et les intérêts, les temps
et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils».
(1)«Les Oubliés de la République», Fayard, 315 p., 20 euros.
Carole Barjon
Le Nouvel Observateur
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