Traités européens introuvables :
un journaliste irlandais témoigne
On sait que les Parlements nationaux qui
se sont empressés de ratifier le traité de Lisbonne l'ont fait,
pour certains, sans en avoir jamais reçu le texte (!), pour les
autres y compris le Parlement français le 5 février dernier,
sans en avoir jamais eu la version consolidée c'est à dire
codifiée. Les traités "consolidés" sont, rappelons-le, le texte
final et définitif des deux traités révisés : le "traité sur
l'union européenne" d'une part, "le traité sur le fonctionnement
de l'union européenne" d'autre part, tels qu'amendés par le
traité de Lisbonne. Comment en effet comprendre et voter pour ou
contre le traité de Lisbonne sans avoir au moins sous les yeux
ce qu'il ajoute et modifie aux traités existants ? Cela n'a
visiblement pas posé problème aux parlementaires, qui de toutes
façons obéissent majoritairement aux consignes de vote, non du
peuple (deux s'étaient tout de même exprimés clairement par
référendum en 2005) mais des partis dont ils tiennent leur
investiture.. Cette absence de version officielle "consolidée"
des traités européens posera-t-elle problème au seul peuple
consulté par référendum, le peuple irlandais ? Peut-être bien
que oui.
Vincent Browne, l'un des plus célèbres
journalistes irlandais (directeur du magazine Village,
chroniqueur à l'Irish Times et au Sunday Business Post,
titulaire d'une émission de radio quotidienne jusqu'à l'année
dernière) vient d'en faire personnellement l'amère expérience.
La dernière chronique de ce journaliste, situé à gauche, publiée
par le Sunday Business Post est d'autant plus intéressante
lorsqu'on sait l'influence du personnage sur l'opinion publique
irlandaise.
Vincent
Browne raconte qu'il est allé aux bureaux de la Commission
européenne à Dublin, pour demander un exemplaire du traité de
Lisbonne, sur lequel les Irlandais vont devoir se prononcer par
référendum. A la réception, on lui a donné une photocopie du
texte (seule forme sous laquelle il était disponible).
Il découvre que l'article 1 dit ceci : « Le
traité sur l'Union européenne est modifié conformément aux
dispositions du présent article. »
Et qu'en bas de la page est écrit :
Le troisième alinéa est remplacé par le
texte suivant : L'union est fondée sur le présent traité et sur
le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après
dénommés "le traité").
Il demande alors s'il peut avoir un
exemplaire du traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne, puisqu'il n'est manifestement pas possible de
comprendre le traité de Lisbonne sans avoir le "traité
sur le fonctionnement de l'Union européenne".
Les personnes de l'accueil lui répondent
qu'elles n'ont pas ce texte. Quelqu'un descend l'escalier,
Vincent Browne lui expose son problème. Cette personne lui
répond qu'il n'existe rien qui ressemble à un « traité
sur le fonctionnement de l'Union européenne ». Elle pense
que le conseil de l'Union européenne a décidé d'en publier une
version en avril, mais elle n'en est pas sûre.
Arrive une autre personne, qui lui explique que le « traité
sur le fonctionnement de l'Union européenne » est en
réalité une compilation de tous les traités antérieurs. Elle
ajoute qu'elle peut lui donner un résumé du traité de Lisbonne,
ce qui suffit amplement à expliquer en quoi il consiste.
Non, répond-il. "Je voudrais me faire ma propre opinion sur
le traité, et je voudrais le comprendre, mais comment le
pourrais-je si je n'ai pas un exemplaire du traité qu'il est
censé amender ?"
L'interlocuteur répond alors, comme le précédent, que le conseil
des ministres de l'UE pourrait le publier en avril, mais que ce
n'est pas certain.
Vincent Browne réplique : "comment peut-on voter pour ce
traité si l'on ne peut pas savoir ce qu'il signifie ?"
Réponse : nos hommes politiques,
démocratiquement élus, pourront dire aux citoyens ce que
contient le traité, et sur cette base nous pourrons voter.
Cela ne me satisfait pas, insiste Vincent Browne, car je veux me
faire ma propre idée.
Une autre personne lui dit alors que
l'Institut des Affaires européennes a publié une version annotée
du traité de Lisbonne, qui explique tout. Vincent Browne : "J'ai
dit que je voulais me faire ma propre opinion, or l'Institut des
Affaires européennes n'est qu'une pom-pom girl de l'Union
européenne et ne peut pas m'offrir une analyse objective du
traité".
Quelqu'un de la réception a une autre idée : pourquoi ne pas
traverser la rue et aller au Journal officiel ?
Vincent Browne traverse la rue, et demande au Journal Officiel
s'ils ont le « traité
sur le fonctionnement de l'Union européenne ». Ils n'en
ont jamais entendu parler. Ils regardent leur catalogue : rien.
Ils consultent l'ordinateur : rien.
Il lui reste donc à essayer de lire le
traité de Lisbonne. Mais il est totalement incompréhensible de
bout en bout si l'on n'a pas en regard le « traité
sur le fonctionnement de l'Union européenne » pour s'y
référer à chaque article.
Vincent Browne commente :
"Considérez
seulement l'arrogance effarante de nos élites qui veulent que
nous nous rendions aux urnes comme des moutons et que nous
votions oui à un traité qu'il est impossible de comprendre à
partir de la documentation mise à notre disposition. Si un
directeur de banque ou un agent immobilier vous demande de
signer un formulaire, est-ce que vous n'insistez pas pour savoir
ce que c'est avant de le signer ?".
"Comment
peut-on attendre de nous que nous approuvions un traité qui
modifie notre Constitution, alors que nous ne pouvons pas
comprendre de quoi il s'agit autrement qu'en croyant sur paroles
ces arrogants artistes de la tromperie ? Je parierais mon
premier dollar qu'aucun membre du gang suivant n'a la moindre
notion de ce que dit le traité article par article, pour la
bonne raison qu'il est littéralement incompréhensible".
(Suivent les noms des principaux ministres irlandais, et du
président de l'Institut pour les affaires européennes).
Conclusion du journaliste :
"La
seule attitude responsable, sensée, raisonnable, intelligente, à
adopter est de voter non à ce traité, au motif que nous ne
savons pas, et que nous ne pouvons pas savoir, ce qu'il veut
dire."
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