L'invité d'OBJECTIF-FRANCE MAGAZINE

 

Jean-Louis Caccomo

Maître de conférence en sciences économiques

Perpignan, le mardi 3 septembre 2002

 

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15/09/2002

La prévisible impasse des grands sommets

  Les récentes prises de position publiques de Stiglitz, récent prix Nobel d’économie, entrent quelque peu en contradiction avec ses écrits académiques bien moins médiatisés. S’il reconnaît et met en évidence les limites du marché – qu’il est bien difficile de contester -, il montre aussi que l’État et toute autre institution publique internationale ne sont pas plus aptes à corriger ces limites inhérentes à l’action humaine. Autrement dit, prouver l’existence de défaillances du marché ne prouve pas pour autant l’infaillibilité de l’action publique, laquelle implique aussi nécessairement des choix humains. D’ailleurs, dans de nombreux domaines où l’État s’est arrogé le monopole (justice, sécurité) ou prétend l’exercer (éducation, santé), l’action publique se montre souvent incapable de remplir ses propres objectifs – soit qu’ils sont trop ambitieux, soit que les moyens sont inadaptés. Cette défaillance de l’action publique contribue à l’émergence d’initiatives privées en suscitant des désillusions qui fragilisent toujours plus l’autorité publique. Comme le secteur informel vient au secours de l’économie officielle dans les pays trop dirigistes, le marché vient pallier les insuffisances de l’action publique dans des secteurs cruciaux de l’économie dans les pays où la réforme de l’État-Providence peine à s’imposer.

  Les économistes se doivent donc d’être très critiques sur l’existence de bureaucraties internationales comme le F.M.I. ou le G.A.T.T. qui prétendent « réguler » les phénomènes économiques et sociaux alors que leur action, très controversée, s'avère sans doute plus néfaste que les maux auxquels elles sont censées porter remède. Si l’on admet que les individus, de part leurs limites cognitives et leur rationalité privée, ne sont pas aptes à prendre les bonnes décisions ; si l’on admet que l’homme est imparfait ; pourquoi confier à certains d’entre eux le pouvoir de prendre les décisions pour eux ? Y auraient-ils une catégorie d’individus doués d’une nature supérieure, d’une sagesse plus grande ? Il serait illusoire et dangereux de le croire. Seule la compétition existant entre les individus et les organisations les oblige à corriger leurs comportements - nécessairement imparfaits -, la perspective de la faillite agissant comme le seul régulateur des phénomènes économiques et la perspective d'une sanction par le marché comme l'aiguillon de l'apprentissage.

  Aujourd’hui, les O.N.G. se disent déçues par le sommet de la terre, qui s’est terminé dans l'impasse des résolutions inapplicables et des vœux pieux. Mais, c’est le lot de toutes ces grandes messes qui prétendent régler tous les problèmes de la planète par règlements autoritaires et décrets. Au-delà du fait que l’on a toujours peu de chances de mettre d’accord des centaines de chefs d’État sur des questions mal définies reposant elles-mêmes sur des hypothèses peu assurées, il se trouve que des problèmes mal posés n'ont aucune chance d'être résolus. En matière de développement durable et de pauvreté, la confusion et les bons sentiments l’emportent trop souvent sur la rigueur et le raisonnement. Lorsque l’on parle de la pauvreté dans le monde ou dans les pays riches, on se place toujours finalement dans la même grille de lecture selon laquelle les « riches » seraient riches parce qu’ils exploitent les « pauvres ». Cela semble si évident que cela doit être vrai… et cela fut tellement vrai pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité. Mais, il a longtemps paru évident que la terre était plate ! Et depuis plus d’un siècle, tous les apports sérieux de la théorie économique et de l’histoire économique démontrent l’absurdité d’une telle proposition. Certes, elle pouvait s’appliquer aux régimes pré-capitalistes dans lesquels les mécanismes de création de richesses sont étouffés. Dans un tel contexte de niveau global de richesses donnés, l’enrichissement d’une minorité était basé sur l’appauvrissement du plus grand nombre, la fiscalité servant d’instrument de spoliation.

  Mais le développement du capitalisme repose justement sur un processus de création continue de richesse qui n’est en rien borné par la quantité nécessairement limitée de ressources naturelles, comme le montrent les récents développements de la théorie de la croissance. Cette dynamique de croissance profite à la collectivité dans son ensemble. Et si les revenus ne progressent pas tous aux mêmes rythmes, puisque les déterminants objectifs des revenus sont nombreux et variables, cela ne signifie pas pour autant que les revenus des plus riches ont été confisqué aux plus pauvres. Pourtant, le Président Chirac propose de « taxer les riches pour redistribuer aux pauvres ». Dans le même temps, son propre gouvernement se propose d’alléger les prélèvements qui pèsent sur l’économie française, reconnaissant ainsi que des prélèvements excessifs entravent la dynamique de création de richesses. La redistribution n'a jamais amélioré le sort des plus pauvres, la mobilité sociale s’avérant extrêmement faible dans les pays où la redistribution est forte. Tout au plus, profite-t-elle à une bureaucratie tentaculaire qui contribue, par son coût et son mode de fonctionnement, à appauvrir toute la société dans son ensemble. A Johannesburg, ce sont sans doute les représentants des pays du Sud qui ont raison de demander la suppression des aides aux agriculteurs dans les pays du Nord. Il ne faut pas étendre le système des subventions du Nord au Sud en généralisant des aides qui déresponsabilisent les acteurs économiques et aboutissent au productivisme ; il faut supprimer les subventions dans le Nord pour que le commerce soit réellement équitable et contribue au développement du Sud. Le président Chirac a soigneusement évité cette question qui est sans doute le véritable problème de fond.

  Les pays européens ont connu, pendant des siècles, des conditions de misère bien plus atroces que bien des pays en développement aujourd’hui parce qu’il n’y avait pas de pays riches pour leur porter secours à ces époques ou pour investir chez eux. Et ils retomberaient dans la pauvreté en quelques générations s’ils oubliaient comment ils ont connu la prospérité : par l'épargne et l'accumulation du capital, par l'échange et le progrès technique, tous ces phénomènes étant liés entre eux dans une dynamique qui est précisément l’objet principal de la science économique. Parce qu’ils sont entrés dans l’ère de l’économie de marché, qui implique certaines institutions politiques respectueuses des libertés fondamentales et des droits de propriété, les mécanismes de la croissance ont pu s’épanouir et l’occident a bénéficié de la prospérité de manière durable. Aujourd’hui, les pays qui sont parmi les plus pauvres sont justement ceux qui ne respectent pas ces conditions institutionnelles. Le souvenir de la colonisation ne facilite pas le dialogue entre le nord et le sud mais il n’est pas du tout sûr que celle-ci ait contribué à l’enrichissement des pays riches. La France n’a pas tiré grand avantage de son passé colonial et l’on pourrait même considérer que l’existence d’un empire colonial français a retardé l’ouverture de l’économie française au monde extérieur.

  Le capitalisme ne génère pas les inégalités entre les pays riches et pauvres, capitalisme qui devrait être régulé par des administrations internationales qui n’auraient de compte à rendre à personne. Il y a toujours eu des riches et des pauvres ; et les inégalités étaient bien plus grandes et plus injustes avant le capitalisme. En fait, on raisonne aujourd’hui comme si la pauvreté n’avait pas toujours existé. Mais, ce n’est pas la pauvreté qu’il faut comprendre, c’est le phénomène de la richesse qu’il s’agit d’expliquer, « l’origine des causes de la richesse des nations » pour reprendre le titre d’Adam Smith. La pauvreté est l’état initial dans lequel on retomberait si la dynamique de croissance économique venait à disparaître. Lorsque tous les pays sont à un même niveau de pauvreté et de détresse, comme ce fut le cas pour l’humanité dans son ensemble pendant des siècles, on considère la pauvreté comme un destin, une fatalité qu’il faut supporter. C’est seulement lorsque quelques pays se libèrent de cette situation que la situation des autres pays apparaît, par contraste, comme insupportable ; et la pauvreté apparaît alors comme une injustice. Il est heureux que certains pays se soient libérés de la misère, révélant ainsi que la pauvreté n’était pas une fatalité ; il est souhaitable que ce processus de croissance se généralise à l’ensemble des autres pays. 

  Mais, stopper la croissance dans les pays riches risquerait à coup sûr d’en compromettre sa diffusion. On reproche aux firmes multinationales d’exploiter la misère dans les pays du Sud mais l’absence des firmes multinationales dans ces pays ne contribuerait en rien à améliorer leur sort. La croissance s’est diffusée en Europe continentale dans la période de la révolution industrielle en grande partie sous l’effet des investissements directs britanniques, propageant ainsi un processus qui s’était déclenché initialement en Angleterre. A cette époque, les allemands ou les suédois ne pensaient pas le rattrapage de l’Angleterre possible. Il est, en fait, plus pertinent de comparer les conditions faites à ceux qui travaillent dans les sociétés multinationales dans les pays pauvres aux autres possibilités qu’ils ont dans le même pays. Généralement, dans les pays les moins développés, les multinationales payent leurs salariés deux fois plus que les employeurs locaux pour un poste équivalent. Et ceux qui travaillent pour une société américaine dans les pays les moins développés reçoivent huit fois le salaire moyen du pays en question.

  Là où la croissance ne parvient pas à décoller, les inégalités sont encore plus insupportables. Partout où les libertés fondamentales sont bafouées, partout où les droits de propriété sont bafoués, la misère grandit et l’heure du développement est sans cesse retardée. Si les pays riches ont une responsabilité envers les peuples des pays pauvres, elle est en grande partie morale. Elle est de ne pas voir cette réalité en face en soutenant les élites en place dans les pays pauvres, ces élites étant parmi les familles les plus riches du monde. Ces dictateurs et autres souverains peu légitimes jouent sur la culpabilité occidentale pour quémander l’aide internationale, laquelle n’a jamais provoqué le moindre développement puisqu’elle est systématiquement détournée par des bureaucraties corrompues pendant que les habitants des pays pauvres deviennent des candidats toujours plus nombreux à l’émigration. Et pour peu qu’un ancien pays pauvre parvienne à devenir un nouveau pays riche, ceux-là même qui font mine de s’inquiéter de la pauvreté dans le monde sont les premiers à brandir la menace de la concurrence exercée par ces nouveaux « rivaux ». Et la cohorte des syndicats et autres groupes de pression corporatistes vient faire pression sur le gouvernement en place pour mettre en oeuvre des politiques protectionnistes dans les pays riches. Que ce soit en Europe, au Japon ou aux USA, les centrales syndicales - et les politiciens peu courageux de leur déplaire - sont bien à l’origine des politiques protectionnistes qui sont largement défavorables aux pays pauvres alors même qu’elles sont extrêmement coûteuses pour les pays riches. La restauration d’une plus grande liberté des échanges est la seule voie possible d’une croissance durable et d’un développement équitable car seuls les pays riches ont les moyens de se protéger par des politiques protectionnistes dont les pays pauvres subissent chaque jour les conséquences.