Avec
l’embuscade tragique qui a coûté la vie à dix de ses soldats, la France
a compris brusquement qu’elle était engagée en Afghanistan dans une
vraie guerre.
Avant
tout, ces soldats méritent notre hommage et, avec leur famille, notre
compassion. Ils sont vraiment « morts pour la France. » Honneur à eux.
My coutry, right or wrong disent les Américains.
Mais
l’émotion n’interdira pas longtemps de poser la question de la justesse
de l’engagement de 3000 soldats français dans la guerre d’Afghanistan.
Quelles peuvent en être les justifications ?
Pour
les Etats-Unis, il s’agissait au départ de « punir » et de chasser du
pouvoir les complices de l’attentat du 11 septembre : le régime taliban
du mollah Omar, lequel abritait Ben Laden et les camps d’entraînement
d’Al Qaida.
Gent
fort ingrate au demeurant puisque le mouvement taliban avait été créé de
toutes pièces par les Américains en 1994 afin, déjà, de punir et chasser
du pouvoir un de leurs protégés, Gulbuddin Hekmatyar maladroitement
compromis dans un premier attentat contre le World trade center.
L’objectif de chasser les talibans fut très vite atteint, à un prix il
est vrai lourd : pour les 3000 victimes du 11 septembre, plus de 100.000
victimes civiles et militaires afghanes environ, dont la quasi totalité
n’était impliquée ni de près ni de loin dans l’attentat de New York.
« Œil pour œil, dent pour dent », dit l’antique adage biblique,
finalement point si inhumain : on est, on le voit, dans cette affaire,
très au-delà du compte.
L’incapacité des Américains à installer un pouvoir stable à Kaboul (
leur refus d’une restauration du roi Zaher Chah n’a pas facilité les
choses) et la haine bien naturelle de l’occupation étrangère ont vite
permis aux talibans de reprendre du poil de la bête au point qu’ils
seraient déjà revenus à Kaboul si celle-ci n’était défendue par les
Occidentaux.
La « guerre des civilisations » ?
On
arrive au second but de la guerre : empêcher une faction susceptible de
protéger les terroristes islamiques de reprendre le pouvoir. La guerre
en Afghanistan ne serait dans cette perspective que la pointe avancée de
la lutte de l’Occident contre le terrorisme, singulièrement islamique,
un avatar de la nécessaire « guerre des civilisations ».
Ce
but de guerre s’inscrit dans une conception aujourd’hui répandue – et
qui a largement inspiré le récent Livre blanc de la défense nationale -,
de « stratégie globale », selon laquelle le concept de défense du
territoire national au sens classique serait périmé, à la fois parce que
territorial et parce que national.
L’idée de contrer un parti pro-terroriste semble tenir la route sur le
papier. Elle ne prend cependant pas en compte un certain nombre de
données concrètes :
- la
base afghane n’a joué qu’un rôle accessoire dans le 11 septembre : loin
d’être un coordonnateur tout-puissant, Ben Laden a surtout labellisé cet
attentat - et d’autres ; si les « camps afghans » ont permis une mise
en condition idéologique de certains comparses, l’attentat du 11
septembre a d’abord été préparé en Occident par des éléments
occidentalisés, arabes et non afghans ;
- de
toutes les façons, les talibans contrôlent aujourd’hui suffisamment de
territoire pour protéger Ben Laden ; est-il vrai, comme le disent
certains militaires français, que les Américains à qui ils avaient
signalé sa position, ont refusé de l’arrêter ? Comme si le méchant
devait rester vivant jusqu’à la fin du film !
- il
n’y a plus eu d’attentat significatif aux Etats-Unis et dans la plupart
des pays d’Europe depuis 2001 ;
- l’efficacité de la coordination policière entre les partenaires
occidentaux, singulièrement entre les Etats-Unis et la France, est la
cause principale de ce reflux du terrorisme : c’est là un facteur
autrement sérieux, dans la lutte contre le terrorisme, que d’obscurs
combats dans les vallées du Panshir ;
- les
talibans se préoccupent peu de Ben Laden : ils ont d’abord le sentiment
de se battre pour défendre leur patrie et leur foi ; c’est d’ailleurs
leur force ;
- si
les talibans revenaient au pouvoir, il y aurait moyen par des frappes
ciblées de les dissuader d’apporter un concours aux terroristes,
concours qui, de toutes les façons, vu leur position géographique, ne
pourrait être que modeste ;
- le
vivier des talibans est la tribu des Pachtounes à cheval sur la
frontière du Pakistan : ce pays immense, bien plus peuplé que
l’Afghanistan, à la « gouvernance » catastrophique, travaillé par les
intégrismes, disposant de l’arme nucléaire et pourtant protégé par les
Etats-Unis, représente un risque autrement grave pour la paix que ne le
serait un Afghanistan islamiste ;
- le
concept de « sécurité globale », dépassant le seul cadre militaire, est
à la mode : malgré ses défauts, le régime taliban avait supprimé la
culture du pavot ; sept ans après l’Afghanistan fournit 93 % de l’opium
consommé en Occident !
A
supposer que malgré ces considérations, on accepte encore la logique
« guerre contre les talibans = guerre contre le terrorisme », il
faudrait pour que notre engagement soit justifié, qu’on ait l’espoir de
gagner cette guerre.
Or
aucun stratège raisonnable n’imagine aujourd’hui une telle victoire
possible. Comment croire qu’un engagement en définitive assez limité
viendra à bout de milices aguerries et bien armées, recrutées dans des
tribus aux fortes traditions guerrières, se battant dans un terrain
particulièrement difficile qu’elles seules connaissent, et qui, après
avoir résisté à la colonisation, ont tenu pendant dix ans la dragée
haute aux Russes, voisins directs engagés avec des moyens autrement
puissants ? Cette guerre est, de l’avis commun, encore bien plus mal
emmanchée que ne l’était celle du Vietnam.
On
dira en désespoir de cause que, même s’il ne peut gagner la guerre,
l’Occident se doit d’être présent à cet endroit là pour marquer une
attitude offensive dans la guerre générale qui est menée contre
l’islamisme. Mais à quel coût et jusqu’à quand ?
De
plus cyniques, - il en est dans nos états-majors -, avouent en privé que
peu importe la légitimité de cette guerre : elle est un utile terrain de
manœuvre en en vraie grandeur, permettant aux armées de l’OTAN de rester
aguerries. C’est faire bien peu de cas des victimes civiles afghanes,
d’autant plus nombreuses que les bombardements indiscriminés, aussi
habituels en ces circonstances que contre-productifs, sont pratiqués à
grande échelle.
La défense est d’abord nationale
Mais
par-delà les considérations d’opportunité se pose la question de
principe de la « stratégie globale »
Qui
ne voit que les considérations géostratégiques fumeuses peuvent
justifier n’importe quelle expédition lointaine ?
Elles
vont en tous les cas à l’encontre de la conception traditionnelle,
capétienne si l’on veut (mais aussi bien républicaine) de la défense
nationale : dans cette conception, la guerre est tenue pour une chose
grave qui ne se justifie que quand se trouve en jeu pour un pays un
intérêt à la fois essentiel, spécifique, et certain. Si la lutte contre
le terrorisme est assurément un intérêt essentiel, il s’en faut de
beaucoup qu’il soit certain ni spécifique.
Nous
avons montré le caractère incertain du lien entre la lutte contre le
terrorisme et la guerre civile d’Afghanistan.
Même
si les Etats-Unis furent bien peu solidaires de la France au temps où
celle-ci subissait de plein fouet le terrorisme tout aussi islamiste du
FIS algérien, on veut bien admettre que par son ampleur, l’attentat du
11 septembre mérite notre solidarité, mais pas au point que l’intérêt
de la France soit entièrement fondu dans un intérêt occidental unique.
Un
pays n’est pas une entité abstraite perdue dans le champ de la
mondialisation : il a une géographie et une histoire particulières qui
déterminent ses intérêts propres. Même si ses frontières nationales ne
sont pas pour le moment menacées, la France a des intérêts spécifiques,
notamment en Afrique, qui ne sauraient être sacrifiés, comme on
s’apprête à le faire, à des considérations de « stratégie globale. »
Empêcher les milices Jandjaouies d’entrer au Tchad est aussi
important pour nous que fermer la route de Kaboul aux talibans.
L’Afghanistan se trouve très clairement en dehors des zones d’intérêt
traditionnelles de la France.
Cette
conception de la défense nationale fut celle du général de Gaulle qui,
lui, savait combien la guerre est une chose grave : c’est peut être
pourquoi il termina deux guerres et n’en commença aucune ; il fut aussi,
on l’ignore trop, à partir de 1962, plus avare d’expéditions outre-mer
qu’aucun de ses successeurs.
La
vertu qui gouverne cette conception est la prudence, laquelle ne
signifie nullement une quelconque pusillanimité munichoise mais implique
au contraire de savoir frapper fort quand il le faut, c’est à dire
rarement.
Le
faut-il dans le cas de l’Afghanistan ? Les considérations qui précèdent
montrent clairement que non. |