Même
si elle est aujourd'hui orientée à la baisse, la cote de popularité de
François Fillon se tient depuis plusieurs mois très au-dessus de celle
de Nicolas Sarkozy.
Résultat d’autant
plus remarquable que le premier ministre n’a rien fait d’autre pour
l’atteindre que de rester calme et digne. On se souvient qu’au cours de
l’été 2007, la position de Fillon était particulièrement délicate : tenu
pour une sorte de directeur de cabinet du président (et les
commentateurs de gloser sur le modèle américain, aboutissement logique
de nos institutions), il voyait toute la communication et la
coordination gouvernementales confisquées par le président et ses
proches collaborateurs. Le premier ministre a assumé avec patience cette
position dévalorisée. Il n’est aucune action d’envergure qu’on puisse
lui attribuer mais l’opinion a eu le sentiment que dans le tourbillon
présidentiel, il maintenait la dignité de l’Etat. Car les modernes
l’ont trop oublié, exercer le pouvoir, n’est pas d’abord de l’ordre du
faire, mais de l’ être. Au début, on riait de Fillon ; aujourd’hui on
ne rit plus.
La baisse dramatique
de la popularité du président de la République a des causes diverses.
Des raisons de fond d’abord : l’échec à relever le pouvoir d’achat et
même à réaliser des réformes significatives, les atteintes à
l’indépendance nationale (traité européen dit « simplifié »,
réintégration de l’OTAN) à laquelle les Français sont plus attachés
qu’on ne croit, suffisaient à le précipiter des cimes illusoires qui ont
suivi son élection. Mais les formes ont aggravé les choses : une vie
privée trop voyante, des accointances ostensibles avec les puissances
d’argent et surtout un comportement virevoltant qui n’est pas celui que
les Français attendent du chef de l’Etat. Son attitude générale, faite
de mouvement perpétuel et souvent stérile a été jugée par beaucoup
indigne d’un président.
En empiétant
largement sur le rôle du premier ministre, jusqu’à se rendre aux
réunions du parti majoritaire, Nicolas Sarkozy ne s’est pas grandi mais
au contraire dévalué. Surtout, il a assumé seul l’impopularité liée à
des politiques qui ne pouvaient être qu’ insatisfaisantes.
Il n’est pas certain
que, face aux empiètements présidentiels, l’attitude de François
Fillon ait été préméditée. Du fait de son tempérament et surtout parce
qu’on ne lui laissait pas d’autre rôle, il n’avait d’autre choix que
« la jouer calme ».
L’inversion des
rôles
Et c’est ainsi
qu’entre les deux premiers personnages de l’Etat, les rôles se sont
inversés.
La hauteur, la
distance qui sont généralement l’apanage du chef de l’Etat se sont
trouvés transférés sur le premier ministre.
Etre sur la brèche,
donner l’impression de se démener au quotidien, qui est ce que l’on
attend généralement du premier ministre, c’est le chef de l’Etat qui l’a
assumé.
Tout se passe comme
si les deux personnages se trouvaient aux deux extrémités d’une
balançoire. En descendant de sa hauteur Sarkozy a, de manière
automatique, fait remonter le premier ministre.
Bernard de Fallois
(1) avait comparé de manière irrévérencieuse mais avec subtilité, la
répartition des rôles entre le président et le premier ministre sous
la Ve République avec ceux du clown blanc et de l’Auguste : le premier
dominateur et légèrement sadique vis-à-vis du second, ce dernier à la
fois victimaire et courant partout. Tout se passe comme si, sur la piste
constitutionnelle française, il y avait deux costumes et deux
seulement. Si l’un abandonne le sien pour usurper celui de l’autre, ce
dernier endosse automatiquement le premier.
Levi-Strauss aurait
dit qu’il y a là un « effet de structure » : les deux rôles se
définissent non en soi mais l’un par rapport à l’autre.
Le paradoxe de
Sarkozy est qu’il a volontairement endossé le mauvis rôle, celui de
l’Auguste !
Ce qui s’est passé
au cours des derniers mois sur le plan à la fois psychologique et
constitutionnel a été, à cet égard, d’autant plus probant si François
Fillon n’est pas doté d’une personnalité exceptionnelle. La stature
qu’il a acquise résulte principalement de la situation.
L’inversion des
rôles est allée très loin : ainsi Fillon, plus qu’aucun de ses
prédécesseurs, multiplie les voyages à l’étranger, ce qui n’entre pas
dans la fonction habituelle du premier ministre, tenu classiquement
pour une sorte de super ministre de l’ intérieur - disons des
affaires intérieures.
Surtout,
l’inversion touche aussi la cote de popularité. En s’économisant, le
président de la République (Mitterrand sut le faire mieux que personne)
préservait son prestige, se tenait en position de recours et, par là,
maintenait mieux sa popularité. Le premier ministre, tenu d’aller au
front, se trouvait être, au contraire, plus vulnérable : il était, selon
l’expression consacrée, le « fusible ». Il ne pouvait donc qu’être moins
populaire que le président. Si, par exception, il le devançait dans
les sondages, l’équilibre était menacé et le président devait assez
rapidement s’en séparer. Mais il ne fallait pas non plus qu’il tombe
trop bas car alors il ne jouait plus son rôle de paravent : dans ce cas
aussi, il fallait le remplacer. Le Pompidou de juin 1968, Chaban-Delmas
se rattachent au premier cas de figure, Michel Debré, Pierre Mauroy au
second. Or dans l’inversion des rôles auquel nous assistons, non
seulement le président essuie en première ligne l’impopularité de
l’action gouvernementale tandis que le premier ministre demeure
préservé, mais il se passe entre eux ce que les présidents craignaient
autrefois : le président tombe si bas qu’aux dernières nouvelles, il
commence à entraîner dans sa chute le premier ministre !
Commet finira cette
affaire ? Il est difficile de le dire. L’usage était qu’en début de
septennat ou de quinquennat, le président choisisse un premier ministre
politique ayant son poids propre, et se replie ensuite sur une
personnalité du sérail, tenue pour plus proche de lui : Couve de
Murville après Pompidou, Messmer après Chaban, Barre après Chirac,
Cresson et Bérégovoy après Rocard. Le second bénéficiait de la
popularité préservée du premier. Il sera difficile à Nicolas Sarkozy de
jouer le même jeu. Ou il gardera Fillon ou il sera tenu de choisir
quelqu’un qui lui apporte quelque chose et qui ait donc un poids
politique propre, deux perspectives également insatisfaisantes.
Quoi qu’il en soit,
ce qui se passe aujourd’hui montre combien le fonctionnement du binôme
Président–Premier ministre a dans la culture française un enracinement
– et sans doute une raison d’être profonds. Si le fauteuil
présidentiel est laissé vacant par son titulaire, l’opinion y installe
quelqu’un d’autre !
Pas de régime
présidentiel « à l’américaine »
De temps immémorial,
les fonctions de chef de l’Etat et de principal ministre ont opéré ce
jeu de bascule. Les rois forts avaient des premiers ministres discrets.
Les rois plus faibles, comme Louis XIII eurent un premier ministre fort.
Le drame de Louis XVI fut de ne pas trouver son Richelieu ! Avec Louis
XIV et Napoléon, le chef était si fort qu’on ne savait plus qui était
premier ministre, mais à la différence de Sarkozy, l’un comme l’autre,
quoique très actifs, surent garder leur dignité. Les IIIe et IVe
Républiques ont inversé les rôles : le président s’efface – mais en
demeurant cependant dans cette réserve qui maintient la popularité, le
président du conseil s’affirme et s’use. Un schéma que l’on retrouve
aujourd’hui en temps de cohabitation.
C’est dire toute la
richesse à la fois symbolique et pratique du binôme gouvernemental
français et par là l’erreur où se trouvent ceux qui s’en vont répétant
depuis des lustres qu’ une évolution vers un régime présidentiel pur
« à l’américaine » est inéluctable. C’est dire aussi que ceux qui
préparent une révision constitutionnelle, si réforme constitutionnelle
il y a (2), devront impérativement prendre en compte le jeu de bascule
qui s’offre à nous aujourd’hui. Il se trouve en tout pays des
fondamentaux avec lesquels on ne joue pas impunément et auxquels il ne
faut toucher qu’avec crainte et tremblement : ainsi en France des
relations entre le président de la République et le Premier ministre.
Roland HUREAUX
1. Commentaire
n° 105- Printemps 2004, page 103
2. Le parti socialiste pourrait jouer un rôle
utile en bloquant la révision constitutionnelle que projette le
président. Il en a le pouvoir. Mais il est, paraît-il, divisé sur le
sujet...
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