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Communiqué du 24 mars 2006
 

 

Non, la France n'est pas frileuse !

 
  • Les Échos du 21 mars 2006 -  Chronique d’ HENRI GUAINO*

De toute évidence, le CPE cristallise une crise morale et sociale qui le dépasse, et comme à chaque crise sociale le sempiternel refrain de la France frileuse est de retour. Hantée par son déclin, allergique au risque, tentée par le repli, la France souffrirait d'un syndrome du déni du réel.

Les « insiders », ceux qui sont bien insérés, qui ont un emploi stable, un statut, des protections solides, tous agrippés à leurs avantages, à leurs rentes, à leurs acquis sociaux et qui ne veulent rien lâcher, rien partager seraient les grands responsables de la précarité, du chômage, de l'exclusion.

Un secteur abrité qui accaparerait les gains de productivité du secteur exposé, un secteur public qui vivrait aux crochets du privé et qui ruinerait sa compétitivité, des retraités qui ne cesseraient d'obtenir plus de pouvoir d'achat au détriment des actifs.

Bref, la France serait une société vieillissante et apeurée de rentiers, de fonctionnaires et d'assistés cherchant à s'abriter du grand vent de la concurrence et du progrès derrière la ligne Maginot des acquis sociaux et assumant une sorte de préférence collective pour le chômage de masse comme prix à payer de son immobilité. L'inégalité instrumentalisée derrière le paravent de l'égalitarisme, l'insatiable appétit des « insiders » disposant de tous les pouvoirs économiques, sociaux et politiques comme cause des malheurs des « outsiders » et du déclin français, les « inclus » contre les « exclus »...

Le diagnostic désigne la voie d'une République vertueuse et courageuse fondée sur le partage par tous des sacrifices qu'impose la compétition mondiale et l'acceptation des réalités de l'économie moderne, qui rebat sans cesse les cartes. Thèse brillante, mais infondée.

Qu'importe que dans tous les classements internationaux la France soit l'un des pays les plus attractifs du monde pour les capitaux étrangers, que, selon l'Insee, 13 % des salariés français soient employés dans des filiales d'entreprises étrangères quand ils ne sont que 10 % au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux Pays-Bas, et que ces filiales produisent 17 % de la valeur ajoutée du pays contre 10 % il y a dix ans ! Il est entendu que la France est un pays fermé et frileux !!

Qu'importe que l'austérité prévale depuis bien longtemps pour tous les salariés, même ceux qui paraissent les mieux protégés ! Dans une étude parue en 2005, le CERC-Association pointait quelques réalités souvent oubliées. Et d'abord celle-ci : en vingt-cinq ans, la part des revenus du travail dans le revenu disponible des ménages s'est effondrée pendant que la part des revenus de la propriété explosait du fait de la stagnation du pouvoir d'achat des salaires.

En vingt-cinq ans, en utilisant l'indice des prix à la consommation comme déflateur, le pouvoir d'achat du salaire net n'a augmenté que de 0,2 % à 0,3 % par an, et à structure de qualification constante il a diminué. Si l'on fait la distinction entre privé et public, à structure de qualification constante, il a à peine augmenté dans le privé et significativement baissé dans la fonction publique. Et encore ce tableau est-il enjolivé par le fait que l'indice des prix à la consommation ne tient pas compte des bouleversements de prix relatifs.

Ainsi, dans les grandes villes, malgré la revalorisation du SMIC, un smicard n'a-t-il plus aujourd'hui les moyens de se loger décemment. Cette remarque renvoie à une autre réalité qui est celle de la multiplication des travailleurs pauvres, qui, bien qu'ayant un emploi, ne peuvent plus vivre convenablement des revenus de leur travail. Environ 10 % des salariés français gagnent moins que le SMIC, soit le double d'il y a vingt ans, essentiellement à cause de la multiplication des emplois à temps partiel souvent subi.

Le sociologue François Dubet n'a pas tort de dire que la crise qui s'est nouée autour du CPE est la réplique pour les classes moyennes de la crise des banlieues de l'automne dernier. C'est que les prétendus « insiders » ont payé très cher la « modernisation » de l'économie. Car si les retraités des Trente Glorieuses ont accumulé des rentes de situation confortables au moins pour une partie d'entre eux, en revanche les générations suivantes ont subi de plein fouet non seulement l'austérité salariale, mais aussi, dans le privé, la montée de l'insécurité de l'emploi, qui n'a épargné ni les salariés en CDI, ni ceux qui étaient couverts par des conventions collectives généreuses, ni les cadres qui jusqu'au début des années 1990 ne s'imaginaient pas que l'entreprise pourrait un jour se révéler à leur égard d'une aussi froide ingratitude. Mais un autre phénomène a joué un rôle décisif dans le malaise bien réel des « insiders ».

François Dubet a encore raison de souligner que « la question du chômage a évincé celle des conditions de travail ». Sociologue des organisations réputé, François Dupuy, dans un petit livre stimulant sur la « fatigue des élites », pointait il y a quelques mois la détérioration du travail induite par la transformation de l'organisation depuis que « la mondialisation a eu pour effet d'inverser la relation de pouvoir entre les fournisseurs et leurs clients ».

Le déclin du taylorisme s'est accompagné d'un déclin de la fonction d'encadrement et d'une forme de « déprotection organisationnelle » qui place le cadre au cœur de toutes les pressions, les tensions et les contradictions de l'organisation moderne... Comme le fait remarquer Robert Castel, dans l'organisation posttaylorienne, « l'opérateur est en quelque sorte obligé d'être libre, sommé d'être performant tout en étant largement livré à lui-même » : « Car les contraintes, évidemment, n'ont pas disparu, et elles ont même tendance à s'accuser dans un contexte de concurrence exacerbée (...). Chacun se retrouve ainsi surexposé et fragilisé. » Tout est dit du mal-être des inclus coincés entre la peur de perdre leur travail et leur difficulté croissante à l'assumer.

On dit trop vite qu'en 1968 il s'agissait de contester le système et qu'aujourd'hui il s'agit d'y entrer. En réalité, le souhait d'y entrer se combine avec une contestation de plus en plus radicale, tant les sacrifices, qui ont déjà été énormes, paraissent avoir été consentis pour rien et tant ils ne semblent servir qu'à gonfler les profits et les revenus des classes dirigeantes.

 

Le CPE, désormais, à tort ou à raison, s'inscrit psychologiquement dans ce sentiment de régression sans fin et de fragilisation croissante. Et la politique se fait aussi avec de la psychologie et des symboles.

 

Les Français ne sont pas frileux. Mais les politiques réformatrices ne peuvent réussir que si elles prennent en compte la réalité des traumatismes générés par la globalisation et celle des sacrifices déjà consentis par les exclus, mais aussi par la grande majorité des inclus, sans céder à la tentation de les opposer les uns aux autres.

Elles ne peuvent réussir que si elles sont enfin capables d'opposer une espérance nouvelle au sentiment d'une chute sans fin indexée sur des exigences de rentabilité du capital exorbitantes et sur l'entrée sur le marché du travail mondial chaque année de quelques dizaines de millions de travailleurs à bas salaires, sans protection sociale, taillables et corvéables à merci.

 

*HENRI GUAINO est ancien commissaire général au Plan.