Communiqué du 01 novembre 2008

 

Organiser la coopération et la sécurité des peuples de la « Grande Europe »

 

 

par Henri de GROSSOUVRE, Directeur du Forum Carolus, Président de « Paris-Berlin-Moscou »

et 

• La « Grande Europe » existe. Elle existe historiquement et géographiquement de « l'Atlantique à l'Oural », pour reprendre la formule du Général de Gaulle. Et la Russie est, pour l'essentiel, partie prenante de cette « Grande Europe », voire de la « Très Grande Europe » évoquée par Yves Lacoste, avec la « Russie européenne ». Certes, la Russie est bien territorialement ce pays démesuré qui s'étend de la Baltique au Pacifique et qui peut, par suite, jouer un jeu oscillatoire entre l'Occident et l'Asie. Reste que ses réseaux essentiels, ses dynamismes les plus importants, sont en Europe, et ses échanges se font majoritairement avec ses voisins européens. Et si, donc, elle peut et elle doit, pour certains, être qualifiée d'« européenne » - avec Michel Strogoff - et d’« asiatique » - avec Gensis Khan -, cette nation à cheval sur l'Europe et l'Asie est d'abord et surtout un Etat européen, à impliquer donc totalement dans le jeu européen.

• Cette « Grande Europe » existe donc historiquement et géographiquement, mais elle a été - pour en rester à la période contemporaine - divisée en son sein après la deuxième guerre mondiale dans les conditions que l'on sait : la France qui entend alors se prémunir contre un nouveau séisme sur le sol du Vieux continent, provoqué par l'Allemagne, tente d'organiser la sécurité de l’Europe en s'alliant à la Grande-Bretagne : c’est l’objet du Traité de Dunkerque du 4 mars 1947. Mais, dès juillet 1947, ce n'est plus tant outre-Rhin que paraissent se dessiner les préoccupations pour demain que plus à l'Est. En effet, l’URSS et les démocraties populaires refusent - comme le font les pays de l'Europe occidentale - de bénéficier du vaste programme de relèvement économique financé par les États-Unis (Plan Marshall) et de participer à l'organisme créé pour gérer cette aide : « l'Organisation Européenne de Coopération Economique » (OCDE). Dans le même temps, on va assister à une « soviétisation » de l'Europe de l'Est, l’Union Soviétique - qui va ainsi être territorialement à son apogée : elle retrouve « l’enveloppe spatiale » qui était la sienne au XVIIème siècle - souhaitant se donner « le glacis » qui lui a fait défaut face au 3ème Reich.

Le « Coup d'Etat communiste de Prague », le 25 février 1948, avive les inquiétudes des puissances de l’Europe occidentale - elles vont chercher à y répondre dans le cadre du Traité de Bruxelles du 17 mars 1948 (France, Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) ; Traité de Bruxelles qui sera complété (avec l'Allemagne et l'Italie en plus), on le sait, par les accords de Paris, signés le 23 octobre 1954, créant « l’Union de l’Europe Occidentale » (UEO) - tandis que le « blocus de Berlin », à partir du 24 juin 1948 - il devait durer 323 jours - consacrera la division de l’Europe (symbolisée par le « rideau de fer ») qui sera au coeur de l’affrontement des deux blocs (« l’Ouest » avec le Traité de l'Atlantique Nord, signé à Washington le 4 avril 1949, et l’OTAN ; « l’Est » avec le Pacte de Varsovie, conclu le 14 mai 1955) et de la « guerre froide »… de l’après deuxième guerre mondiale.

• Cette division au sein de la « Grande Europe » n'a pas pris fin - contrairement à ce qu'ont laissé à penser quelques commentateurs hâtifs - avec les changements géostratégiques de 1989-1991 : chute du mur de Berlin, dislocation de l'URSS, disparition du Pacte de Varsovie. À quoi a-t-on, en effet, assisté avec et après ces événements ? A un déplacement de la « ligne de démarcation » entre les deux coalitions, maintenant la division au coeur de la « Grande Europe ». Cette modification s’est faite - on le sait - au profit de l’OTAN (dans le cadre de son élargissement) et de l’UE (dans le cadre de la « politique européenne de voisinage » depuis 2004) qui - exploitant la faiblesse de la Russie dans la décennie 90 (récession de 1991 à 1998, réduction considérable des moyens militaires,…) - vont « pousser » vers l’Est en faisant basculer dans leur giron une dizaine d’Etats jadis placés, directement ou indirectement, sous la tutelle de Moscou qui - on s’en doute - n’a pas accepté de gaieté de cœur de voir réduire son « glacis », malgré tous ses efforts pour « contenir », « endiguer » cette progression de l’Ouest (on pense à la création de la CEI : Communauté des Etats Indépendants,…).

• Mais les rapports de force - et cette modification est à l'arrière plan du conflit caucasien - sont en train d'évoluer depuis quelques années puisque nous sommes rentrés dans la phase de déclin relatif de l'hyperpuissance américaine qui s'est intéressée à plein aux ressources énergétiques de la mer Caspienne dans la seconde moitié des années 90, et, dans le même temps, nous assistons au retour de la Russie comme acteur majeur de la scène internationale. En effet, sous l'impulsion de Vladimir Poutine, la Russie a retrouvé une croissance spectaculaire depuis 1999 (elle oscille entre 5 et 10% par an), appuyée sur ses formidables ressources énergétiques (elle est ainsi reconnue, depuis 2003, comme membre des fameux « Brics »), et le Kremlin, fort de ses « pétro-dollars », multiplie, ces dernières années, les signes d'un renouveau de sa puissance militaire (missiles Topol-M d’une portée de 6.000 Km à partir du cosmodrome de Plessetsk,…).

Pierre PASCALLON, Professeur Agrégé de Faculté, Président du Club « Participation et Progrès »


Paris-Berlin-Moscou : La voie de l'indépendance et de la paix, un ouvrage d'Henri de Grossouvre


Cette « nouvelle » Russie - que la fierté nationale et le dessien de puissance n'ont jamais quittée depuis la dislocation de son « empire » en 1991 - a entendu montrer à l'Occident, dans l'affaire géorgienne, que, requinquée par la croissance, les bénéfices du gaz et du pétrole, « l’ours » russe était sorti de son hibernation et que le Kremlin - sa détermination est totale, on le voit, avec désormais le « tandem » Menvedev-Poutine - n'accepterait plus la politique d'humiliation et d'encerclement de la Russie menée par les États-Unis et leurs satellites européens.

Il est clair que, si les États-Unis et l'Union Européenne devaient continuer demain - sans avoir pris en compte la « leçon géorgienne » - à chercher à « grignoter » le champ géopolitique de la Russie à ses frontières occidentales (en encourageant l'Ukraine, berceau historique de l'État russe, à adhérer à l'OTAN,…), alors, on ne se hasarde guère à avancer que l'on rentrera dans une « nouvelle guerre froide » - et des risques majeurs de confrontation -, et notre vieille Europe pourrait se retrouver bientôt au centre d'un «cataclysme mondial » (Mikhaïl Gorbatchev) qu’on voyait désormais davantage, au XXIème siècle - dans le « contexte de globalisation turbulente et de nations émergentes » (Benoît VI) de notre monde « uni-multipolaire » - et de ces évolutions -, se dessiner entre les États-Unis et la Chine.

• Face à cette perspective, à terme, de nouveaux conflits possibles sur le sol du Vieux Continent, il convient donc - « l’Union Européenne et la Russie ayant intérêt à chercher ensemble leur salut » (Alexandre Adler[1]) - de veiller à arrimer pour de bon la Russie… européenne à… l’Europe ; bref, de travailler à la constitution d'un ensemble « euro-russe »   - en retrouvant l’esprit de l'axe « Paris-Berlin-Moscou », que nous préconisons depuis longtemps -, et, au-delà, de travailler à la constitution d'un ensemble « Euro-russo…méditerranéen » (élargi, en effet, à la Turquie et pays du Sud et de l’est de la Méditerranée) : il y a là, pour certains - on partage ce point de vue - le grand pôle susceptible de maintenir « l'Europe » au niveau de 5-6 grandes zones dominantes des années 2050.

• La construction de cette « Grande Europe » (comprenant, donc, la Méditerranée, si possible) exige vraiment que « nous changions notre regard sur la Russie » (Roland Hureaux[2]) ; que nous refusions donc de considérer comme une donnée de départ, intangible, la division actuelle, sinon à se condamner au mieux à la recherche d'un « partenariat UE-Russie » officialisant ce schéma bilatéral, au pire, à l'affrontement de deux « blocs » dont l’un - le nôtre - a tendance à se poser en modèle de « civilisation » tandis que l’autre sera jeté dans les bras d’un triangle Russie, Inde, Chine[3] ; et qu'à l'inverse, nous voulions d’emblée l'organisation de la coopération et de la sécurité de ce seul ensemble « euro-russe» (sinon méditerranéen).

L’outil qui peut sans doute, au départ au moins, être l’instrument permettant d’avancer dans cette direction existe : c’est l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). On rappelle que l’OSCE est née - elle s'appelle alors CSCE (Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe) - en 1975 à Helsinki, dans une des phases de détente qui ont scandé la « guerre froide ». Cette CSCE s'est institutionnalisée en tant que structure pan-européenne de sécurité et de coopération lors du Sommet de Paris du 19 au 21 novembre 1990, seule institution ayant trait à la sécurité européenne dans laquelle se retrouvent les États-Unis et la Russie. La Russie et la France ont pensé alors faire de la CSCE la pièce majeure d'une vaste « toiture » de sécurité européenne. C'est dans cet esprit que le Sommet de Budapest de décembre 1994 décide du changement de nom : CSCE en OSCE, modification liée à la volonté de donner à l'institution plus de moyens.

On sait aussi que l’OSCE ne parviendra pas à jouer véritablement ce rôle de coordination et de supervision de la sécurité en Europe, les États-Unis - on l'a vu - parvenant peu à peu, dans la décennie 1990, à imposer l’OTAN comme cadre de cette sécurité européenne.

Mais on sait également que la Russie a remis en avant (depuis le discours du Président Medvedev à Berlin, le 5 juin 2008) l’idée d’un nouveau « pacte de sécurité européen » qui reprend la « filiation » CSCE/OSCE de la décennie 90. On se doute bien sûr - à l’heure où la Russie redevient… la Russie, c'est-à-dire, de toujours, un peuple, une histoire, un potentiel militaire, une grande puissance aspirant à la recherche d'un rôle dominant sur le continent européen - que cette démarche est au service de ses propres intérêts. Mais pourrait-on citer un « Etat-Nation » qui ait un autre comportement ?!

À l’heure où le « nouvel ordre » élaboré après l’effondrement de l'URSS en 1991 est mis en cause en Europe et où on sent bien la nécessité d’une « Conférence internationale » pour tenter d’aménager le « désordre » et les « turbulences » résultant du « nouveau » rapport de forces de notre fin de décennie 2000 sur le sol du Vieux Continent, on croit donc indispensable que la France (elle doit, pour ce faire, garder son statut particulier actuel dans l’OTAN) prenne l'initiative, comme dans les années 90, de réactiver l’OSCE - présente d’ailleurs dans le Caucase - pour faire avancer le projet de « Grande Europe… européenne », au mieux dégagée des tutelles extérieures, qui demain, après-demain, pourrait bouleverser la donne sur la scène internationale. Et nul doute que si Nicolas Sarkozy parvenait à poser quelques pierres de cette « utopie… réaliste » dans la filiation gaullienne[4], sa place lui serait réservée dans l'Histoire.

 

[1] Cf. Adler (A) : « L’Union Européenne et la Russie ont intérêt à chercher ensemble leur salut », Le Figaro, 06-07 septembre 2008.

[2] Cf. Hureaux (R) : « Changeons notre regard sur la Russie, Le Figaro, 27 août 2008.

[3] Dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shangaï (OSC).

[4] Terminons - nous aurions d’ailleurs sans doute pu et dû commencer par elle - par la fameuse citation du Général de Gaulle (1949) : « Moi je dis qu’il faut faire l’Europe avec pour base un accord entre Français et Allemands. (…) Une fois l’Europe faite sur ces bases (…), alors on pourra se tourner vers la Russie. Alors, on pourra essayer, une bonne fois pour toutes, de faire l’Europe toute entière avec la Russie aussi, dut-elle changer son régime. Voilà le programme des vrais Européens. Voilà le mien ».