(photo
: Celso Flores - flickr)
Marianne
:
Selon vous, une «
nation » européenne, au sens plein du terme, a-t-elle une chance
d’advenir ?
Hubert Védrine
:
Personnellement,
j’ai toujours été activement européen, mais je n’ai jamais cru en l’idée
fédéraliste
stricto sensu.
Il s’agit d’une belle idée, mais l’expérience m’a convaincu qu’elle ne
s’appliquait pas à l’ensemble européen. L’expression « Etats-Unis
d’Europe » a été un slogan utile pour sortir les Européens des ornières
du repli sur soi, mais pas un programme véritable. Mon sentiment,
aujourd’hui plus fort que jamais, est qu’il n’y a pas une « nation »
européenne ; il y a des nations européennes qui sont toujours là et,
selon la formule déjà ancienne de Delors, une « fédération
d’Etats-nations ».
Je ne crois pas non
plus en l’idée d’une « dynamique », sur le mode : « c’est une étape »,
« on ira plus loin », « l’opinion n’est pas encore mûre », etc. Il me
semble que les opinions n’évoluent guère à ce sujet, qu’elles régressent
même plutôt… Je ne conçois donc pas l’avenir de l’Europe comme
s’inscrivant dans un processus de fabrication d’une nation européenne
venant en punition, en substitution ou en sublimation des anciennes
nations. Je crois en plus de coopération, plus de convergence, d’actions
communes, etc., entre elles. Bref, je vois les choses d’une façon
ambitieuse, mais autrement…
Pierre Manent
:
Je partage la
perspective que vous venez de tracer. Qu’il faille aller vers toujours
plus de coopération entre les nations européennes est un point sur
lequel les citoyens des différents pays européens peuvent se retrouver ;
mais cela suppose que les nations demeurent les éléments de base de
notre vie politique. Et ce pour trois raisons principales. D’abord parce
que, comme l’illustre l’histoire, le surgissement du principe consistant
à « se gouverner soi-même » passe par la constitution des unités
nationales. Il y a une solidarité étroite entre la formation des nations
et la cristallisation des démocraties européennes, au point qu’on se
demande si une démocratie détachée des nations est envisageable. En tout
cas, cela ne s’est jamais vu.
La deuxième raison
est que la constitution de l’Europe comme puissance n’a fait qu’un avec
la montée en puissance des nations. De même que la cité était la forme
politique propre à la Grèce, l’Etat-Nation est celle de l’Europe. Les
partisans doctrinaires d’une nation européenne rêveraient donc de
séparer l’effet de sa cause, la civilisation européenne de sa raison
politique, qui réside dans une relation entre les nations, faite d’un
mélange de rivalités et d’émulation.
Le dernier argument concerne un point de morale politique au sens large,
vient du fait que, pour que la vie politique soit humainement
satisfaisante, qu’elle ouvre un avenir qui ait du sens, il faut que les
hommes politiques soient responsables devant les citoyens. Et ceci ne
peut advenir qu’à l’intérieur d’une unité bien circonscrite. Les
Etats-Unis sont un pays très ouvert, à la population mêlée, mais il y a
une frontière nette entre les Américains et les autres, un processus
d’acquisition de la nationalité très strict, un contrôle sévère des
frontières. Le problème des institutions européennes est qu’on ne sait
pas devant qui elles sont responsables et qu’elles-mêmes l’ignorent !
Hormis, bien sûr, devant une certaine idée de l’Europe qu’elles ont
produite et entretenue. Ce manque de substance politique explique
aisément leur discrédit…
Marianne : Une
« nation » européenne peut-elle néanmoins valoir en tant que but ultime
des Européens, horizon de leurs actions communes ?
Hubert Védrine
:
En rappelant le
décalage qui existe entre la vision post-nationale que certains ont de
l’Europe et l’Europe telle qu’elle a été historiquement, Pierre Manent
montre bien les limites de cette idée. Car l’Europe n’a paradoxalement
jamais été aussi forte que lorsqu’elle était divisée : c’est la désunion
– ou plutôt la compétition et la rivalité entre les nations – qui ont
fait sa force du XVIe au XIXe siècle. Bien sûr, il n’est pas question de
transposer ces leçons au temps présent, mais parler d’une nation
européenne tient manifestement de l’oxymore. Je ne pense donc pas que ce
puisse être le but ultime.
Non
seulement cela n’arrivera pas, mais, si l’on considère les opinions
européennes, la curiosité des unes envers les autres est même plutôt
moins aiguisée qu’auparavant. On le voit bien en ce qui concerne la
langue, la culture, et même Erasmus. Les Français parlent moins
l’allemand qu’avant ; et il s’est généralisé, chez nous comme ailleurs,
une sorte d’anglais d’aéroport, purement fonctionnel, qui ne témoigne
d’aucun intérêt pour les autres cultures européennes, pas même
britannique ! Le temps ne me semble donc pas travailler en faveur de la
formation d’une nation européenne. C’est, à mon avis, une illusion, et
donc aussi une machine à créer de la désillusion.
J’ajouterais que cette idée est propre à entretenir une sorte
d’incompréhension radicale du monde extérieur par les Européens. S’ils
continuent à croire qu’ils vivent dans un monde post-tragique,
post-identitaire et post-national, ils risquent de moins comprendre que
jadis ce qui se passe dans le monde, y compris aux Etats-Unis.
L’objectif reste donc bien pour moi plus d’Europe, mais pas au sens
d’une dépossession des nations au profit d’un système mou, au rôle mal
défini et à la responsabilité incertaine : c’est plus d’Europe au sens
de plus de coopération entre les nations, plus de politiques communes.
Bref, il s’agit de prendre acte de la diversité de l’Europe, sans en
faire un drame, et de transformer cette diversité en force. Qu’on arrête
donc de sermonner les peuples européens en leur faisant honte de ce
qu’ils sont ! Se libérer de la représentation d’une Europe
transnationale permettrait de consacrer plus d’énergie à trouver entre
nous des objectifs communs.
Pierre Manent :
Je constate
d’ailleurs le même manque de curiosité mutuelle, que vous déplorez, dans
mon propre métier. La formule selon laquelle « l’Europe nous ouvre
l’esprit » dit exactement le contraire de ce qu’on observe. Quel doit
donc être l’objectif pour nous, dans ces conditions ? Des institutions
communes, nous en avons suffisamment, peut-être même trop ; ce dont nous
manquons, c’est d’actions communes, dans laquelle les pays européens
puissent se reconnaître et se réunir.
Marianne
:
Des événements
dramatiques comme la crise actuelle ne peuvent-ils pas modifier de fond
en comble ces données et pousser l’Europe à l’intégration ?
H.V.
:
Je n’y crois pas.
On évoquait tout à l’heure les cités grecques. Je ne suis pas sûr que la
menace perse ait abouti à les faire fusionner…
P.M.
:
Non, et chacune
procédait dans son coin à ses petites négociations avec les Perses…
Hubert Védrine
:
Même la menace
stalinienne, à l’origine de la construction européenne, n’a pas entraîné
une fusion des nations. Elle a engendré des structures collectives de
défense, une construction économique, un marché commun, pas plus… Je ne
vois pas quel phénomène extérieur, même la crise actuelle (sauf si la
Chine voulait dominer le monde et absorber l’Europe, ce qui n’est pas le
cas) pourrait forger une nation européenne. Comme le montre l’histoire
des nations anglaise, française ou autre, cela a été un processus très
long, avec beaucoup de violence, et de répression, l’interdiction des
langues locales, de la purification ethnique, etc. Tout cela est
heureusement impensable à l’époque moderne. En revanche, le moment est
peut-être favorable pour que l’Europe élabore ce « point de vue actif »
dont a parlé Pierre Manent.
C’est même
indispensable : si les Européens veulent conserver leur mode de vie et
leur type très particulier de société, avec ses équilibres et sa qualité
de liberté, ils doivent accepter de devenir une puissance – sinon, ils
seront condamnés à la dépendance et échoueront à se préserver. Et il me
semble qu’il y a, en ce moment, une vraie opportunité. Une certaine
désillusion se fait jour, le réalisme est à nouveau compris, et avec des
crises à répétitions, alimentaire, énergétique, écologique, financière,
etc., on entrevoit la fin d’un cycle américain irresponsable. Tout cela
crée une occasion pour que les Européens s’affirment, à condition, bien
sûr, d’en finir avec l’illusion du dépassement des identités –
officiellement abandonné mais subliminalement obsédant –, qui handicape
l’élaboration d’une vraie politique commune des Européens face au monde.
Pierre Manent :
A condition que l’on sorte aussi de cette « délégitimation » intime des
nations, née des guerres du XXe siècle et qui, depuis l’Allemagne, s’est
répandue à des degrés divers dans toute l’Europe. Comme si l’histoire de
nos nations se réduisait à la succession de leurs crimes, réels ou
supposés. Comment donc faire en sorte que chacune d’entre elles retrouve
une certaine « amitié avec soi-même » ? Peut-être la crise aura-t-elle
ce bon effet de nous ramener à une vie plus sobre et plus juste de ce
que nous sommes et pouvons être.
Hubert Védrine
:
On ne sortira, je crois, de ce dilemme que par une approche le plus
lucide possible de l’histoire, ce qui est le contraire de la repentance.
Et face à la crise économique, c’est la combinaison des réponses
nationales adéquates et coordonnées qui fait la réponse européenne.
Bref, on n’arrivera pas à imposer une Europe-puissance par une
substitution de l’Europe aux nations, mais par une prise de conscience
par celles-ci de la nouvelle dureté du monde et une volonté commune,
déterminée et durable.
*
Ancien ministre socialiste des Affaires étrangères, auteur de
Continuer l’histoire, Fayard, 2008.
**Directeur du centre Raymond-Aron, auteur de La Raison des nations,
Gallimard, 2006.