Le
4 février 2008, le parlement réuni en Congrès à Versailles a
voté le projet de loi modifiant le titre XV de la Constitution
française. Trois jours plus tard, le 7 février, l’Assemblée
ratifiait le traité de Lisbonne. Sa publication au Journal
Officiel le 14 février entérine l’adhésion de la France au
nouveau traité européen.
Qu’est-ce que le
traité de Lisbonne, également appelé « traité simplifié » ou
« mini-traité » ? C’est un accord réformant les institutions de
l’UE à vingt-sept. Il a été rédigé à partir de la Constitution
européenne de Valéry Giscard d’Estaing qui fut rejetée par
référendum en France le 29 mai 2005 (55%) et aux Pays-Bas le 1er
juin 2005 (61%).
Que s’est-il
passé entre ces refus exprimés et l’adhésion des parlementaires
en 2008 ? Avant le vote de 2005, Valéry Giscard d'Estaing
déclarait : « C'est une bonne idée d'avoir choisi le référendum,
à condition que la réponse soit oui. » (1) Un an après, il
persiste : « Le rejet de la constitution était une erreur, qui
doit être corrigée. » (2)
Même après les Non français et
hollandais, des états adoptèrent une Constitution qui n’avait
pourtant aucune chance d’aboutir légalement, signe que le projet
initial n’était pas amendable : « Si c’est Oui, nous dirons :
« allons-y !» ; si c’est Non, nous dirons : « on continue ! »
(...) Il faudra attendre la fin du processus de ratification
dans l'Union européenne. Si à la fin de ce processus, on
n'arrive pas à résoudre les problèmes, les pays qui auront dit
Non devront se reposer la question » (3). Pourquoi donc avoir
soumis un texte aussi impératif aux aléas des consultations
populaires ? Convaincus que leur projet recevrait l’onction
populaire, les promoteurs de l’UE ont fait preuve de trop
d’optimisme. En 2005, le texte de la Constitution fut envoyé aux
citoyens qui, invités à suivre massivement la campagne, ne s’en
privèrent pas. Le débat déborda rapidement le cadre des grands
médias, marqués par leur préférence affichée pour le Oui (4), en
s’animant à travers de nombreux forums, rencontres, blogs et
publications diverses. Durant cette période, les partisans de la
Constitution défendirent leur projet en recourant à de grandes
généralités aussi vagues qu’impératives (« Il faut faire
l’Europe », « Il faut relancer l’Europe », « Il faut plus
d’Europe », etc.) ; en somme, il faut faire l’Europe parce qu’il
faut faire l’Europe. La méthode, fort commode, consista à faire
passer les arguments du Non pour de dangereux archaïsmes. La
prédiction de grands désastres devait convaincre les plus
hésitants (5). Ces incantations grandiloquentes occultèrent la
nature politique du projet en question ; Europe fédérale ?
Super-état européen ? Europe des nations ? Quoi qu’il en soit,
pour les tenants du projet de Constitution, il n’y avait pas de
« plan B », il fallait donc trouver un moyen pour « sortir
l’Europe de l’impasse. » Cette expression et ses variantes,
omniprésentes en 2005 comme en 2008, relèvent du récit fondateur
qui devait unir les peuples de vingt-sept nations souveraines
dans un nouveau cadre politique. L’UE reste persuadée que la
légitimité populaire va parachever son œuvre légale.
Les Non de 2005
provoquent une crise qui interrompt ce scénario idéal, sans
qu’il soit question de redéfinir le projet : ceci n’a tout
simplement jamais été envisageable. La « crise de l’Europe » ne
résidait finalement pas dans le choix d’une orientation
institutionnelle et politique, mais n’était qu’une péripétie
passagère à laquelle il convenait de remédier. Pourtant, aucun
nouveau texte ne fut proposé avant l’été 2007, et ceci pour deux
raisons : 1. Le calendrier électoral français, Jacques Chirac ne
pouvant revenir sur le verdict des urnes, ce rôle était donc
dévolu à son successeur. Nicolas Sarkozy promit de tenir compte
du vote du 29 mai et proposa « un traité simplifié pour
rassembler les mesures qui font consensus dans la Constitution
de Valéry Giscard d’Estaing » (6) qui serait ratifié par voie
parlementaire. 2. Il fallait prendre le temps d’élaborer ce
traité sur le principe suivant : « Toutes nos propositions
seront dans le nouveau texte, mais cachées ou déguisées » (7).
Ainsi l’UE
maquille la Constitution Giscard qu’elle se refuse à abandonner
pour en faire le traité de Lisbonne. La démarche du Président
était légitime dans la mesure où le « mini-traité » devait être
fondamentalement différent du texte précédent (8) (plus
protecteur, moins libéral, réconciliant le Oui et le Non…) ;
alors comment expliquer ces déclarations : « La substance de la
Constitution est maintenue. C’est un fait » (9) ; « Nous
n’avons pas abandonné un seul point essentiel de la Constitution
» (10) ; « Il n’y a rien du paquet institutionnel originel qui
ait été changé » (11) ; « Seuls des changements cosmétiques ont
été opérés et le document de base reste le même » (12) ; « C’est
essentiellement la même proposition que l’ancienne
Constitution » (13) ; « En n’appelant pas ce traité une
Constitution, ce qu’il y a de bien, c’est que personne ne pourra
demander un référendum » (14) ; « La substance du traité
constitutionnel a été préservée du point de vue du
Luxembourg… Bien entendu, il y aura des transferts de
souveraineté. Mais serais-je intelligent d’attirer l’attention
du public sur ce fait ? » (15) ; etc., etc. ? Comme autant de
soupirs de soulagement, ces aveux célébraient la sauvegarde du
traité originel mais trahissaient une volonté explicite de
dissimulation, à l’opposé de l’esprit de transparence qui visait
à recueillir l’adhésion des citoyens européens en 2005. « Le
but du traité constitutionnel était d’être plus lisible… Le but
de ce traité est d’être illisible… La Constitution voulait être
claire alors que ce traité voulait être obscur. C’est un
succès. » (16) Le traité de Lisbonne n’est pas un texte
homogène, mais un assemblage de modifications à la Constitution
européenne, de références aux traités antérieurs et d’annexes
permettant d’isoler les parties trop critiquées en 2005. La
méthode « consiste à vouloir conserver une partie des
innovations du traité Constitutionnel et à les camoufler en les
faisant éclater en plusieurs textes. Les dispositions les plus
innovantes feraient l’objet de simples amendements aux traités
de Maastricht et de Nice. Les améliorations techniques seraient
regroupées dans un traité devenu incolore et indolore.
L’ensemble de ces textes serait adressé aux Parlements, qui se
prononceraient par des votes séparés. Ainsi l’opinion publique
serait-elle conduite à adopter, sans le savoir, les dispositions
que l’on n’ose pas lui présenter en direct. » (17) Peu importe
dès lors que le « mini-traité » fasse 267 pages, environ 3000
avec les annexes (18). Cette supercherie permet de contourner
les peuples réticents, procédé qui jette rétrospectivement un
voile de suspicion sur les étapes précédentes de l’intégration
européenne. Car, après tout, comme l’a dit José-Manuel Barroso,
« Si on avait organisé un référendum sur la création de la
Communauté européenne, ou sur l’Euro, vous croyez vraiment que
ce serait passé ? » (19)
Avec ce genre de
méthode, la ratification française n’était plus qu’une formalité
une fois Nicolas Sarkozy élu et disposant d’une majorité au
Parlement, puisque « [Les modifications] ont été conçues pour
permettre à certains chefs de gouvernement de vendre à leur
peuple l’idée d’une ratification parlementaire, plutôt que par
référendum. » (20) Les étapes suivantes du processus
s’enchaînent sans difficultés : le 13 décembre 2007, le traité
est signé par les chefs d’état des vingt-sept à Lisbonne ; la
France est le cinquième pays à le ratifier. Un climat
d’approbation médiatique et politique, accompagné d’un discours
apaisant de « sortie de crise », permet de ne soulever aucun
débat sur le contenu du projet rejeté par le peuple en 2005.
L’année 2008 sera consacrée aux ratifications nationales, la
mise en application des nouvelles institutions européennes
interviendrait dès le 1er janvier 2009. A ce jour,
l’Irlande est le seul pays à organiser un référendum, sa
Constitution l’y obligeant. La date initialement prévue a été
repoussée, les sondages n’étant pas favorables. Favorables au
Oui, s’entend.
« Il est
plus facile de légaliser certaines choses que de les légitimer »
Chamfort
[1]
Le Monde, le 6 mai 2005.
2 Discours devant la
London School of Economics, le 26 juin 2006.
3 Jean-Claude Juncker,
Premier Ministre luxembourgeois, quelques jours avant le
référendum français en 2005, Daily Telegraph, le 26 mai
2005. D’ailleurs, le Luxembourg ratifia la Constitution le 10
juillet 2005.
4 29% d’interventions
télévisées en faveur du Non contre 71% en faveur du Oui selon
l’émission « Arrêt sur images », France 5, le 10 avril
2005.
5
Deux exemples parmi d’autres : « Si vous votez Non, vous nous
exposez à un risque de guerre. » Pierre Lellouche, député UMP de
Paris, France 2, le 26 avril 2005 ;
« Ceux qui font la fine bouche devant la Constitution européenne
devraient avoir en mémoire les photos d'Auschwitz. » Jean-Marie
Cavada, dépêche AFP datée du 22 janvier 2005.
6 Nicolas Sarkozy,
Europe 1, le 31 janvier 2007.
7
Valéry Giscard d’Estaing, Sunday Telegraph, le 1er
juillet 2007.
8
« Il va de soit que ce traité simplifié, ça ne peut pas être une
nouvelle Constitution, car la Constitution, les Français ont dit
non, et d’autres ont dit non également. Mais il faut doter
l’Europe d’institutions qui font consensus. » Nicolas Sarkozy,
rencontre avec José-Manuel Barroso, Bruxelles, le 23 mai 2007.
9 Angela Merkel,
chancelière d’Allemagne, The Daily Telegraph, le 29 juin
2007.
10 José Luis Zapatero,
Premier Ministre du Royaume d’Espagne, discours du 27 juin 2007.
11 Astrid Thors,
ministre des Affaires européennes de la République de Finlande,
TV-Nytt, le 23 juin 2007.
12 Vaclav Klaus,
Président de la République Tchèque, The Guardian, le 13
juin 2007.
13 Margot Wallstrom,
commissaire européen, Svenska Dagbladet, le 26 juin 2007.
14 Giuliano Amato,
ancien vice-Président de la Convention européenne, discours
devant la London School of Economics, le 21 juillet 2007.
15 Jean-Claude Juncker,
Premier Ministre du Grand Duché de Luxembourg, Agence Europe,
le 24 juin 2007.
16 Karel de Gucht,
ministre belge des Affaires étrangères, Flandreinfo, le
23 juin 2007.
17 Valéry Giscard
d’Estaing, Le Monde, le 14 juin 2007.
18 A comparer aux 191
pages de la Constitution européenne et aux 30 pages de la
Constitution française.
19 Président de la
Commission européenne, Daily Telegraph, le 14 novembre
2007
20
John Bruton, ancien Premier
Ministre d’Irlande, ambassadeur de l’Union Européenne auprès des
Etats-Unis, Irish Times, le
30 juin 2007.
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