janvier 1961

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Instruction pour l’ambassade de France à Washington

après la prise de fonction de John Fitzgerald Kennedy

 

Au moment où va s'installer une autre administration américaine, vous aurez à évoquer avec les nouveaux dirigeants les principaux problèmes internationaux, compte tenu des objectifs de notre politique extérieure et de notre souci de mieux organiser notre coopération avec les Etats-Unis.

Ce souci se manifestait déjà dans le mémorandum du général de Gaulle de septembre 1958, dont nous souhaitons qu'il soit connu et pris en considération par le gouvernement de M. Kennedy. Aujourd'hui comme hier, en effet, les États-Unis sont la force principale de l'Alliance atlantique ; ils sont, sans doute, intéressés d'une manière vitale à l'avenir de l'Europe ; enfin, ils jouent un rôle essentiel face au problème de l'évolution des pays sous-développés, lequel nous concerne aussi au premier chef dans le monde entier.

 

Vous connaissez la politique du gouvernement dans les domaines essentiels, telle qu'elle a été en particulier à plusieurs reprises définie par le général de Gaulle.

  • L'Alliance atlantique demeure indispensable pour la défense de l’Occident. Toutefois, son organisation répond mal à l'ensemble de la situation dans laquelle se trouve le monde libre. Elle doit donc être révisée et complétée, en particulier par le développement de la coopération tripartite. D'autre part, elle ne doit pas rester sous la conduite quasi exclusive, notamment au point de vue militaire, des États-Unis. Des réformes sont indispensables pour que l'Europe y exerce des responsabilités adéquates à sa capacité et y développe volontiers son effort.

  • Notre politique européenne est fondée sur l'organisation d'une coopération politique entre les États européens, avec la perspective ultérieure d'une confédération. Actuellement, c'est entre les Six participants du Marché commun que peut et doit croître une telle organisation.

  • Notre politique africaine a conduit à l'émancipation de nos anciennes colonies et doit permettre de maintenir avec les nouveaux États africains, à l'avantage de tous et, en particulier, de l'Occident dans son ensemble, des liens économiques étroits et une coopération confiante dans tous les domaines.

  • En Algérie enfin, la politique d'autodétermination vient d'être approuvée de manière éclatante par le peuple français et nous devons attendre de tous nos alliés qu'ils appuient par les moyens qui sont en leur pouvoir l'action du chef de l'État sans, bien entendu, prétendre l'influencer.

Ceci étant rappelé, je vous donne les indications suivantes concernant la politique américaine et nos rapports avec les États-Unis.

 

  L’entente tripartite pour une meilleure coordination occidentale*

Nous désirons continuer avec l'Administration de M. Kennedy les contacts tripartites sous forme de réunions des ministres, précédées de rencontres entre fonctionnaires, ainsi que ce fut le cas dans l'année écoulée. Bien entendu, nous ne pouvons être vraiment satisfaits des expériences récentes. Des décisions ont été prises liant en principe les gouvernements, mais qui furent ignorées presque aussitôt après dans l'application. Je ne rappellerai que les conversations de septembre à New York sur le Laos, et celles de décembre à Paris sur le Congo. Sans vouloir donner à de telles réunions un caractère plus statutaire qu'il ne convient, encore conviendrait-il que les décisions prises à trois soient assurées de prendre un caractère d'application pratique.

Il convient naturellement d'envisager que ces réunions courantes soient couronnées de temps à autre par des réunions au sommet à deux ou à trois, comme il en a été tenu, à différentes reprises, avec le président Eisenhower. Toutefois la question ne se pose sans doute pas dans l'immédiat et, de toute manière, vous ne devez pas donner l'impression que nous sommes demandeurs.

Cet accord entre les trois doit être maintenu devant les Organisations internationales. Il se peut que la tendance du nouveau gouvernement américain, si l'on en juge par l'importance de la personnalité désignée comme délégué à New York, soit de faire passer davantage encore l'essentiel de la politique américaine par les Nations unies. Nous devons mettre en garde nos partenaires contre une illusion de ce genre. Avant tout et comme par définition, nous ne pouvons souscrire à toutes les vues que peut exprimer une majorité de plus en plus hétéroclite d'États dont un nombre croissant viennent à peine de voir le jour et risquent de disparaître. D'autre part, il est trop commode aux Américains de s'abriter, lorsqu'ils croient y voir leur avantage, derrière un pareil paravent et du même coup d'éviter l'effort et la responsabilité de l'action proprement dite et de la coopération. En tout cas, nous pensons que le concert entre les trois doit se faire en dehors des couloirs de New York et qu'ensuite nos délégations aux Nations unies devraient recevoir sur les sujets importants des consignes arrêtées dans les réunions tripartites. Ce qui est vrai pour l'ONU l'est, d'ailleurs aussi, pour les réunions du Conseil atlantique.

Le cadre ainsi fixé pour le retour aux pratiques d'une véritable diplomatie, il est important d'assurer un meilleur fonctionnement de notre alliance et d'éviter certaines initiatives que pourrait prendre Washington et qui sont susceptibles d'affecter gravement nos intérêts.

 

  L’Afrique et les pays sous développés*

Le meilleur exemple est celui de l'Afrique. Nous n'avons pas manqué d'être surpris par certaines déclarations faites à leur retour de Washington par plusieurs sénateurs démocrates qui viennent d'effectuer un voyage en Afrique en compagnie du jeune frère du président. Si l'on en croit ces personnalités, l'administration américaine devrait, au cours des prochaines années, s'intéresser intensément à ce continent, prendre grand soin de dissocier totalement leur politique de toute compromission avec les puissances ex-coloniales, de développer la pratique de la langue anglaise, de venir enfin systématiquement en aide à tous les leaders africains qui entendraient secouer le joug politique ou économique européen.

Il s'agit là d'un ensemble de tendances qui vont, à l'évidence, à l’encontre de la raison et même des réalités. Une action précipitée des Américains en Afrique sur un terrain qu'ils connaissent mal, ne peut avoir comme résultat, contrairement à leurs espoirs, que d'inviter les Soviétiques à faire eux aussi un effort dans la région pour contrecarrer l’influence de leurs rivaux. La France et la Grande-Bretagne ont su, dans l'ensemble, accorder un nouveau régime politique aux pays qu'elles administraient jusque-là en conservant avec ces peuples et leurs dirigeants de bonnes relations. Il n'est point question d'instaurer du jour au lendemain des courants nouveaux, ni de se livrer à quelque inutile entreprise de remplacement. Pour tout dire, il nous semble que certains plans, que l'on peut prêter à l'administration américaine future ou à certaines fondations, ne peuvent avoir pour effet que d'attirer davantage les Soviétiques en Afrique et de pousser vers le déclin les influences européennes sans les remplacer vraiment. Il serait fâcheux que l'Amérique engloutisse des millions de dollars à cet effet, tout en suscitant entre alliés de déplorables frictions.

Ce problème soulève celui, plus large, de l'aide américaine aux pays sous-développés. Là où une aide existe et est assurée par des pays comme le nôtre, à la satisfaction des populations locales, toute surenchère doit être exclue et une coordination étroite s'impose. Il ne s'agit pas de nous réserver un monopole dans tel ou tel pays, mais là où nous faisons un effort particulier, l'aide américaine ne peut prendre que la forme d'un appoint apporté d'accord avec nous, non point d'une concurrence, encore moins d'une éviction.

 

  La France et le désarmement*

Dans les autres initiatives qu'est susceptible de prendre le gouvernement américain, figure en particulier, si l'on en croit les premières indications, la question du désarmement. Les Américains doivent connaître notre position. Ils savent qu'ils iraient contre celle-ci en proposant aux Russes et en concluant avec eux des accords interdisant tout nouvel essai atomique ou toute production de matières fissiles à des fins militaires, sans reconversion des stocks ou contrepartie importante dans la voie d'un réel désarmement. Toutes les formules avancées jusqu'ici semblaient trop laisser entendre que les possédants garderaient leurs stocks et leurs privilèges et qu'il serait interdit à ceux qui étaient venus plus tard dans la compétition, de continuer leur effort. Cela ne veut pas dire, bien au contraire, que le gouvernement français ne soit pas favorable à un véritable désarmement qui, en assurant les mesures de sauvegarde nécessaires, irait plus loin que des mesures de simple contrôle. Nous avons fait, l'an dernier, des propositions précises sur les fusées, les rampes de lancement et les divers véhicules. Il parait d'autant plus nécessaire de reprendre cette étude que les bases fixes sont progressivement remplacées par des points de départ mobiles et que, de ce fait, tout véritable contrôle se révélera bientôt impossible. On ne pourra même plus, alors, imaginer des mesures pratiques de désarmement.

 

  Les rapports Est-Ouest et la détente*

Nous désirons, bien entendu, que la coopération généralement satisfaisante qui a régné au cours des dernières années en ce qui concerne la question des rapports Est-Ouest et plus particulièrement les problèmes allemands, soit continuée avec la nouvelle administration. Nous ne nous opposons pas à toute initiative bilatérale qui pourrait amener une détente dans les rapports entre l'URSS et les Etats-Unis, pas plus qu'à des mesures susceptibles de diminuer la tension entre le monde soviétique et la République fédérale allemande. Encore conviendrait-il que le gouvernement américain nous tienne entièrement au courant de ses projets et ne cherche pas, par des initiatives individuelles, à bouleverser par exemple l'exercice des droits que nous détenons à Berlin ou à engager dans un sens nouveau la structure, les frontières, l'avenir de l'Allemagne.

 

  L’indépendance de la France*

Dans le domaine de la sécurité, nous nous réservons d'étudier les propositions concrètes que la nouvelle administration américaine pourrait être amenée à faire et qui donneraient ou non une suite réelle aux suggestions concernant cette « force atomique atlantique » à laquelle le secrétaire d'État des États-Unis a fait allusion au cours du dernier conseil de l'OTAN. Mais l'on doit bien comprendre à Washington que, de toute façon, le gouvernement français ne peut être détourné de sa volonté de mettre au point une force nucléaire nationale, complément nécessaire aux exigences d'une Alliance que nous voulons conserver très étroite.

 

  Les relations avec les USA*

S'agissant de la France et des États-Unis, il est bien peu de problèmes concernant l'un des pays auxquels l'autre ne soit pas aussi, directement ou indirectement, intéressé. Un bon exemple, pour ce qui nous concerne, est celui de l'Amérique latine où, s'il est vrai que les États-Unis ont des intérêts économiques, politiques et militaires majeurs, il n'est pas moins vrai que la France possède, dans l'ordre économique, dans l'ordre politique et dans l'ordre culturel, une tradition ancienne et des positions solides et, par conséquent, se préoccupe elle aussi de l'évolution latino-américaine à laquelle elle peut aider.

Pour notre part, cependant, nous avons toujours cherché à ne point gêner les Américains dans les parties du monde où leurs intérêts primordiaux sont en jeu. Nous l'avons montré en particulier à propos des Caraïbes et des incidents dans les mers de Chine. Nous comptons que, de la même façon, la nouvelle administration américaine aura toujours présents à l'esprit nos intérêts proprement nationaux et ne sera point amenée à des mesures qui, soit par illusion et inexpérience, soit par désir de plaire aux majorités des Nations unies, affecteraient sérieusement le bon fonctionnement de notre coopération.

Je vous laisse naturellement le soin de vous inspirer des considérations énoncées ci-dessus, au fur et à mesure des contacts divers que vous pourriez avoir avec les futurs collaborateurs du nouveau président des États-Unis et avec ce président lui-même.

Je me suis, dans le présent télégramme, borné à fixer les grandes lignes de la coopération politique qu'il faut envisager entre la France et les États-Unis. Cette coopération n'est, cela va de soi, qu'une partie d'un ensemble. Lorsque vous aurez pu exposer ces données permanentes à vos interlocuteurs et que vous aurez recueilli leur réaction, je vous indiquerai la manière dont devraient être appliqués les mêmes principes sur le plan stratégique et militaire.

 


* les titres des rubriques ne sont pas du texte original