Communiqué du 12 mai 2005
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L'après référendum : Et maintenant ?

 

 

  •  Par Dominique Daguet
     

Est-ce que tous les enseignements du référendum qui a vu le net avantage du non ont été retenus ? Cela n’est pas évident, à voir la façon dont le parti socialiste a évincés scandaleusement ceux pourtant qui avaient participé à cette victoire : en somme, voilà un parti qui aime la défaite et s’y complaît…

Le résultat de ce référendum est à prendre tel qu’il nous a été donné : une condamnation pure et simple de la vision centralisatrice de l’Europe, vision imposée depuis une trentaine d’années et qui ne correspond pas à l’idée initiale des fondateurs, condamnation accentuée par une volonté très nette de ne pas laisser les pays d’Europe à découvert face aux pays dont émergent les économies avec une agressivité dont il ne serait pas facile de sortir indemne ; condamnation que complète l’exigence d’une politique sociale qui ne soit pas commandée par la vision simpliste qu‘exportent à l’usage des autres les Etats-Unis…

Ce résultat ne saurait être aucunement compris comme un rejet du désir sincère que nourrissent les peuples européens de vivre en l’harmonie d’une union juste et équilibrée, union qui à l’évidence pour les électeurs ne signifie ni confusion ni surtout fusion.

Référendum exemplaire à plus d’un titre, notamment parce qu’il montre combien il eut été désastreux et antidémocratique de procéder par la voie parlementaire pour ratifier le Traité constitutionnel, comme cela s’est fait notamment en Allemagne et ailleurs : on découvre aujourd’hui qu’il était la seule formule acceptable et légitime pour un choix aussi décisif. En effet, notre parlement aurait commis l’impair et l’injustice de procéder à cette ratification, pourtant contraire, on l’a vu, aux vœux du peuple de France.

L’heure n’est ni au triomphalisme ni au défaitisme : elle est à l’examen lucide de ce qu’un peuple majeur, mais trop souvent tenu en laisse, a voulu faire savoir à ceux qui le gouvernent comme à ceux qui y aspirent pour demain. Il refuse de concevoir l’Europe selon des schémas bureaucratiques et/ou idéologiques. Il ne veut point la voir comme la copie conforme d’un Etat, il la devine comme un « lieu » nouveau pour les peuples et les Etats qui les représentent, comme un « esprit » plutôt qu’un règlement, esprit qui serait adopté par toutes les nations mais sans les obliger à se dépouiller de tout ce qui est leur héritage. Plutôt en somme comme une organisation souple, peut-être à plusieurs degrés ou niveaux, et non un carcan uniformisateur de nature jacobine, centralisatrice à la ressemblance de certains de nos états, et par-là même réductrice de nos libertés.

Nombre des commentaires qui ont fleuri à profusion depuis la nuit du 29 au 30 mai – double anniversaire (fortuitement ?) symbolique de la bataille de Lépante et de la mort de Jeanne d’Arc – se contentent en général d’évoquer l’anecdotique et de culpabiliser une « opinion » dont on refuse en somme qu’elle puisse n’avoir pas suivi les mots d’ordre : mais on ne peut ici se contenter d’analyser aussi superficiellement un tel résultat, dont les seuls critères de l’économie ne saurait rendre compte. Il nous faut chercher plus au fond les éléments d’une appréciation positive en tenant compte, par exemple, de ce qui anime les peuples, dans l’évidence de leur histoire ou au plus obscur de ce qu’ils perçoivent d’eux-mêmes, car ils ont tous une conscience vivante de ce qu’ils sont, même si elle ne s’exprime que par des approximations parfois contradictoires.

Le Président de la République avait eu, en 1978, alors qu’il était Premier Ministre, une intuition très juste de ce qui ne convenait pas à l’Europe réelle, celle du possible et du souhaitable comme du nécessaire. Cette intuition rejoignait pour l’essentiel celle qu’en avait eu le Général de Gaulle au moment de la formulation du Traité de Rome : l’ardente nécessité s’imposant à tous d’aller vers une structure relativement légère, donc sans pesanteurs accablantes, dotée d’une règle commune minimale mais surtout harmonieuse, mesurée, et ne retenant pour les besoins de sa mise en œuvre que seulement ce qui pouvait servir, au sens strict, l’intérêt général des peuples en cause, sans empiéter jamais sur le domaine propre à la subsidiarité, sans même chercher à la définir en lieu et place des premiers intéressés.

Le souci de tous ici aurait dû être de ne pas succomber à la tentation de constituer pour demain le plus puissant empire économique en vue d’atteindre la plus grande puissance politique sans pour autant cesser d’être lié, pour le meilleur comme pour le pire, à l’actuelle hyper-puissance : c’était se mettre d’emblée hors du sujet.

Quel est donc ce sujet ? Les pays européens ont besoin d’un outil commun pour collaborer, travailler ensemble, créer et perpétuer une ère et une aire de prospérité comme de bonne entente, de saine émulation et de paix, en vue de connaître un commun développement familial, culturel, social, politique et économique, un développement qui soit satisfaisant sinon exemplaire. Un outil facilement utilisable par tous sans obliger personne à devenir un jour le clone de l’autre… Avec le Traité rejeté, à l’évidence bâclé quoique, nous dit-on, l’on ait mis cinq années ou plus à le rédiger, nos pays allaient au contraire vers la tutelle économique et sociale de chaque peuple, mis alors au service de l’idole, l’entité abstraite et dévorante dont le siège est à Bruxelles.

La réflexion est toute à reprendre, afin que l’on puisse, enfin si j’ose dire, se reconnaître dans le labyrinthe peu à peu formalisé autour de chacun de nous et où nous nous perdons comme dans le Château imaginé par Kafka. Il nous faut apprécier ce qui nous est  bon et ce qui nous est mauvais, sinon pervers, dans tout ce qui s’est agglutiné d’une façon étrange et parfois grotesque dans l’enceinte bruxelloise. Il nous faut également préciser quelles limites imposer à la construction envisagée afin que ne puisse s’élever jamais au-dessus de nos têtes quelque appendice superfétatoire mais pernicieux, ce qui nous détruirait sans pour autant rendre l’outil efficace.

Ce référendum invite fortement les politiques, souvent si prompts aux lamentations indignées ou aux dithyrambes inutiles, les philosophes, j’allais ajouter les poètes, mais surtout les citoyens soucieux d’exercer leurs responsabilités civiques à s’engouffrer dans la brèche ouverte si bienheureusement dans le mur des directives cache-misère élevé autour de la citadelle de Bruxelles, où règne la non-imposition des élites, inacceptable privilège d’aristocrates. Qu’ils entrent tous dans le débat afin que soient dégagées les fondations et réinventées les formes de la demeure qui reste à bâtir. Que ne serve plus seule, pour tenter de définir le siècle à venir, la politique dite de l’économie, qui ne saurait être l’unique étalon de ce qui convient aux hommes.

Le non du 29 mai n’est ni de gauche ni de droite : il émane du peuple de France, peuple qui sait mieux que d’autres ce qui lui convient ou non. Ce peuple ne veut pas d’une Europe où l’homme peut être mis au service de la machine ou du rendement financier, mais il veut habiter par contre une nation liée d’amitié avec toutes ses voisines, pays où le politique, le culturel, l’économique, le social et le familial soient réinventés, reformulés afin que les textes, et donc l’action, soient pleinement et seulement au service de l’homme : un homme à la dignité réaffirmée et non plus bafouée quotidiennement au nom de principes par essence révisables.

Il ne veut pas, ce peuple, d’une Europe qui, de par sa taille déraisonnable, constituerait une hégémonie source de misères et de tentations, un empire en somme d’un modèle déjà connu et qui serait rassemblé au bénéfice premier d’une technocratie politique et bureaucratique, élitiste et oligarchique, laquelle n’aurait rien de plus urgent à entreprendre que d’effacer à son profit la réalité charnelle des nations : cela entendu sans la moindre nuance de nationalisme rentré ou pervers. Il ne veut pas d’une exaltation idolâtre d’un super-état qui rendrait tous les autres ridicules, et pas plus d’une nation repliée sur elle-même comme s’adorant et se complaisant dans de morbides visions décadentes. Pas plus il ne désire la réalisation de l’internationalisme des révolutionnaires dont le XXe siècle a suffisamment montré et démontré qu’ils n’étaient toujours que les porteurs de valise du totalitarisme, c’est-à-dire du désespoir et de la mort.

Ce non du 29 mai est l’expression forte même si imprécise et contradictoire en ses motifs d’un désir informulé, peut-être informulable, d’aboutir à l’élaboration d’une charte d’alliance d’un nouveau type, au sein de laquelle les nations ne seraient pas contraintes à l’humiliation d’une relégation ou d’un effacement progressif ; où les peuples ne seraient pas poussés, comme par un principe absolu et autoritaire, à se fondre en un tout homogénéisé au mépris de leur propre histoire ; où les cultures ne seraient pas appréciées seulement à l’aune de ce qu’elles ont de commun mais surtout peut-être pour ce qu’elles offrent toutes de différent, leurs qualités intrinsèques ; où les langues ne seraient pas avilies et rejetées, comme prises en otages au bénéfice de la langue dominant le commerce et s’arrogeant le droit de dire la science alors qu’elle n’est pas la plus indiquée pour ce faire. Ainsi, la francophonie, mais également l’hispanophonie, la lusitanophonie et la germanophonie pourraient enfin être prises en compte.

Qu’est-ce donc que l’Europe peut apporter à chacun des peuples qui voisinent en elle ? Faut-il qu’invinciblement elle devienne leur tombeau, les réduise à se soumettre à une dynamique centripète, ce qui reviendrait, par une dynamique inverse, à mettre en péril ce qui est déjà acquis depuis la réconciliation franco-allemande, la paix entre eux tous ? C’est la question centrale qu’a fait surgir le débat si passionné sur le texte soumis à référendum. Elle fut examinée trop légèrement par les auteurs du texte prétendu constitutionnel, question ancienne mais qui revient avec une force singulière.

Oui, ce référendum, de par son résultat, est ainsi devenu porteur d’espoir. Mais cela ne sera vrai que si les peuples de toute l’Europe s’en saisissent avec nous afin de construire consciemment et durablement leur destin.

écrivain