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16/06/2004

Ecrivain, Max Gallo publie L'Empire, Tome I ; L'Envoûtement, une fresque romanesque en trois volumes, racontant l'aventure coloniale française (Fayard).    (1) In Avant-propos aux Chroniques algériennes, 1939-1958, Folio 2002. (2) S. Weil, L'Enracinement (Folio-Essais).

 


Objectif-France publie dans sa rubrique "coup de coeur" les les articles qui ont retenu particulièrement l'attention de la rédaction et dont elle approuve le contenu.
 


La fragmentation délétère
de la nation
Par Max Gallo
 

Pouvons-nous et devons-nous continuer à nous affirmer comme nation ? A nous faire «une certaine idée de la France», selon la célèbre formule du général de Gaulle qui poursuivait, dans cette première page de ses Mémoires de guerre : «La France n'est réellement elle-même qu'au premier rang, seules les vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même... Notre pays doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur.»

 

 

Ou bien sommes-nous voués à nous fondre, peu à peu, dans des ensembles plus vastes ? L'Union européenne, d'abord, où s'élaborera sous peu l'essentiel de nos lois, dont nous utilisons la monnaie, qui va se doter d'une Constitution et dont nous ne serons que l'un des vingt-cinq ou trente partenaires avec, parmi eux, bientôt, une nation décrétée européenne, la Turquie. Le monde, ensuite, dont les flux économiques, humains, culturels nous recouvrent et nous changent, dont les centres de décision nous échappent.

La raison, c'est-à-dire l'examen froid et réaliste de nos moyens, ne nous impose-t-elle pas d'accepter cette dilution de notre identité nationale ? Elle deviendrait – n'est-ce pas déjà le cas ? – l'une parmi tant d'autres : l'européenne, la mondiale, la régionale, voire la religieuse, l'ethnique, la sexuelle... Nous serions – nous sommes ? – les citoyens «multicartes» d'un monde ouvert, fragmenté en communautés aux frontières mouvantes, sécantes ou tangentes, chacun de nous choisissant l'une d'elles, selon les circonstances, son penchant, ses passions, ses intérêts, le poids de sa mémoire, le pays ou la religion de sa famille. La communauté la moins revendiquée étant la communauté nationale, privée de tous les attributs de la puissance (la banque, le budget – contrôlé –, la défense et, à terme, la politique étrangère) et, donc, de toutes les séductions qui, en fait, en émanent : de la création culturelle, de la langue, de la modernité.

 

Pourquoi refuser cette évolution ? Au nom de quoi ? D'une histoire nationale ? Mais n'est-elle pas, selon certains, la responsable de tous les aveuglements, sinon de tous les crimes ? Allons, soyons modernes ! Visitons notre histoire comme on parcourt à grands pas, quand il pleut, les galeries d'un musée, ou les oubliettes sinistres d'un château, et retrouvons vite les rues et les places de l'Europe et du monde, là où battrait le seul coeur du présent et de l'avenir. La nation n'étant plus qu'une momie...

 

Telles sont les questions du moment que chaque Français – d'origine ancienne ou récente – se pose, même si rares sont ceux qui les formulent. Car si leurs réponses n'étaient pas conformes à l'orthodoxie du moment, on les accuserait d'archaïsme, d'aveuglement, voire de nationalisme et de racisme, et on les ostraciserait en les décrétant nuisibles et ridicules, vieux croyants d'une forme obsolète d'organisation et adeptes de son corollaire dangereux : le patriotisme. Et que des nations poussent partout ne gêne en rien les censeurs.

 

Mais ce bâillon n'empêche pas les questions de demeurer et l'angoisse de sourdre. Tout ce qui faisait la nation, de la monnaie à l'usine, de l'école à la langue, de la racine chrétienne de notre histoire à la République laïque, une et indivisible, disparaît ou se réduit. On nous répète qu'il s'agit de l'inexorable et souhaitable modernisation de notre Etat, de notre économie, de notre culture, de nos moeurs. Rien n'y fait. Le trouble est si grand que, depuis plus de vingt ans, pas une majorité politique n'a été reconduite, comme si le peuple cherchait en vain une issue, une réponse à ses inquiétudes qui se disent chômage, délocalisation, mais aussi insécurité, voile islamique, et qu'il faudrait résumer à cette question posée d'entrée mais formulée ici plus brutalement : que devient la France ? Où va-t-elle ? Est-ce que cela a encore un sens de se vouloir, de se sentir français ?

 

Question légitime. Question récurrente de l'histoire nationale. Car nous sommes, dès l'origine, un assemblage de peuples différents – une Europe à nous seuls ! – que l'Etat souverain – celui des rois, des jacobins, de Napoléon – a amalgamés de gré ou de force, créant la nation centralisée et l'unité linguistique. Et cette fusion martiale a naturellement rencontré des résistances farouches. «Ferments de dispersion, danger mortel», écrit de Gaulle. Albert Camus précise : «On déteste à ce point chez nous l'adversaire politique qu'on finit par tout lui préférer, et jusqu'à la dictature étrangère (1).» On ne saurait mieux dire.

 

Dans toutes les crises nationales de longue durée qui ont déchiré la nation – guerre de Cent Ans, guerres de Religion, crise révolutionnaire – l'un des camps en présence a recherché l'appui de l'étranger, ouvrant les portes des villes aux Anglais ou aux Espagnols, aux Prussiens, aux Autrichiens ou aux Russes. Le XXe siècle a connu une crise aussi profonde : l'effondrement de 1940 – et un ambassadeur du gouvernement de Vichy... à Paris auprès de l'occupant allemand ! –, la fin de l'Empire colonial. Certes, à chaque fois, l'unité se reconstitue et la nation ressurgit de l'abîme. Jeanne d'Arc, Henri IV, Napoléon, de Gaulle : autant de figures devenues mythiques qui incarnèrent cette résurrection. «Voici que le temps fait son oeuvre, écrit de Gaulle. Un jour les larmes seront taries, les fureurs éteintes, les tombes effacées, mais il restera la France.»

 

Mais si la donne avait changé ? Autrement dit, si la crise nationale que nous traversons était la plus grave de toutes ? Certes, il y a eu, après les moments paroxystiques (mai-juin 1940 et l'Occupation, les déchirements de la décolonisation), reconstitution, apaisement et apparente rémission. Mais la crise, loin de disparaître, s'est au contraire aggravée – qu'on pense à l'élection présidentielle de 2002 – tout en étant masquée, tue. Peut-être n'y a-t-il plus dans ce pays des hommes assez nombreux parmi les élites pour l'identifier – en ne la limitant pas à la question, certes importante, du déclin, pour affirmer, comme le faisait Camus, que, «pour trouver la société humaine, il faut passer par la société nationale. Pour préserver la société nationale il faut l'ouvrir sur la perspective universelle».

 

La nation est au contraire toujours l'accusée, l'encombrante vieille mégère. On oublie, toujours selon Camus, que, «s'il est bon qu'une nation soit assez forte de tradition et d'honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs... elle ne doit pas oublier les raisons qu'elle peut avoir encore de s'estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s'avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence universelle. C'est en fonction de l'avenir qu'il faut poser les problèmes sans remâcher interminablement les fautes du passé».


En fait, la conviction s'est répandue dans les secteurs influents que la nation n'a plus d'avenir. Et, dès lors, comment pourrait-il encore exister une identité française vivante et créatrice ? On ne préserve pas une espérance en déracinant l'arbre qui la porte. Et on ne peut la greffer sur un tronc dont la nature reste en fait indéfinie, incertaine (l'Europe, le monde). Si bien que la société française se caractérise par une fragmentation délétère. Il y a les furieux qui vivent dans la rage, la perte d'identité, de repères et qui ne supportent pas qu'une mosquée se construise près d'une église. Il y a ceux qui, avec joie et avidité, ont fait leur deuil de la «France moisie» et s'en vont respirer l'air vif de l'époque moderne telle qu'ils la découvrent – et en jouissent – à Londres, à New York, en Californie. Il y a les mélancoliques, les déchirés, qui sont contraints de quitter le pays pour pouvoir travailler et s'épanouir. Il y a les silencieux qui savent que le monde change, que leur pays ne peut rester ankylosé, écrasé par son histoire, qu'il devrait donc évoluer et qui refusent pourtant de perdre ce qui a été le cadre de leur vie, de leur identité. De ceux-là, on dit qu'ils refusent la réforme.

 

Mais si ce mot, précisément, révélait l'absence d'ambition nationale ? Si en l'employant on s'avouait incapable de formuler un projet pour la nation, c'est-à-dire non pas la plate imitation des autres que nous proposent les «réformateurs», mais la liaison organique, l'échange permanent entre Histoire et avenir, quand on trace pour le pays des perspectives qui ne sont pas écrasées par la mémoire mais qui prolongent ce qui a fait l'essence de la nation, dans sa longue histoire millénaire.

 

Mais ce projet suppose tout simplement qu'on aime la France, ses paysages, son histoire, sa langue. Cela s'appelle «l'enracinement». C'est le titre d'un livre de la philosophe Simone Weil, écrit à Londres en 1943. «Un tel amour de la patrie, notait-elle, peut avoir les yeux ouverts sur les injustices, les cruautés, les erreurs, les mensonges, les crimes contenus dans le passé, le présent et les appétits du pays, sans dissimulation ni réticence et sans être diminué, il en est seulement rendu plus douloureux.» Elle ajoute dans ce livre qu'elle achève à la veille de sa mort : «Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l'âme en chacun et certaines manières de penser et d'agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent quand le pays est détruit (2).»

 

Voulons-nous conserver vivante cette «partie de l'âme» ? Voulons-nous de ce projet-là, qui devrait être l'axe directeur de toutes les réformes ? C'est la question posée aujourd'hui à chacun de nous.