La fragmentation délétère
de la nation
Par Max Gallo
Pouvons-nous et devons-nous continuer à nous affirmer comme nation ? A
nous faire «une certaine idée de la France», selon la célèbre
formule du général de Gaulle qui poursuivait, dans cette première page de
ses Mémoires de guerre : «La France n'est réellement elle-même qu'au
premier rang, seules les vastes entreprises sont susceptibles de compenser
les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même... Notre pays
doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à
mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur.»
Ou bien sommes-nous voués à nous fondre, peu à peu, dans des ensembles
plus vastes ? L'Union européenne, d'abord, où s'élaborera sous peu
l'essentiel de nos lois, dont nous utilisons la monnaie, qui va se doter
d'une Constitution et dont nous ne serons que l'un des vingt-cinq ou
trente partenaires avec, parmi eux, bientôt, une nation décrétée
européenne, la Turquie. Le monde, ensuite, dont les flux économiques,
humains, culturels nous recouvrent et nous changent, dont les centres de
décision nous échappent.
La raison, c'est-à-dire l'examen froid et réaliste de nos moyens, ne nous
impose-t-elle pas d'accepter cette dilution de notre identité nationale ?
Elle deviendrait – n'est-ce pas déjà le cas ? – l'une parmi tant d'autres
: l'européenne, la mondiale, la régionale, voire la religieuse,
l'ethnique, la sexuelle... Nous serions – nous sommes ? – les citoyens
«multicartes» d'un monde ouvert, fragmenté en communautés aux frontières
mouvantes, sécantes ou tangentes, chacun de nous choisissant l'une
d'elles, selon les circonstances, son penchant, ses passions, ses
intérêts, le poids de sa mémoire, le pays ou la religion de sa famille. La
communauté la moins revendiquée étant la communauté nationale, privée de
tous les attributs de la puissance (la banque, le budget – contrôlé –, la
défense et, à terme, la politique étrangère) et, donc, de toutes les
séductions qui, en fait, en émanent : de la création culturelle, de la
langue, de la modernité.
Pourquoi refuser cette évolution ? Au nom de quoi ? D'une histoire
nationale ? Mais n'est-elle pas, selon certains, la responsable de tous
les aveuglements, sinon de tous les crimes ? Allons, soyons modernes !
Visitons notre histoire comme on parcourt à grands pas, quand il pleut,
les galeries d'un musée, ou les oubliettes sinistres d'un château, et
retrouvons vite les rues et les places de l'Europe et du monde, là où
battrait le seul coeur du présent et de l'avenir. La nation n'étant plus
qu'une momie...
Telles sont les questions du moment que chaque Français – d'origine
ancienne ou récente – se pose, même si rares sont ceux qui les formulent.
Car si leurs réponses n'étaient pas conformes à l'orthodoxie du moment, on
les accuserait d'archaïsme, d'aveuglement, voire de nationalisme et de
racisme, et on les ostraciserait en les décrétant nuisibles et ridicules,
vieux croyants d'une forme obsolète d'organisation et adeptes de son
corollaire dangereux : le patriotisme. Et que des nations poussent partout
ne gêne en rien les censeurs.
Mais ce bâillon n'empêche pas les questions de demeurer et l'angoisse de
sourdre. Tout ce qui faisait la nation, de la monnaie à l'usine, de
l'école à la langue, de la racine chrétienne de notre histoire à la
République laïque, une et indivisible, disparaît ou se réduit. On nous
répète qu'il s'agit de l'inexorable et souhaitable modernisation de notre
Etat, de notre économie, de notre culture, de nos moeurs. Rien n'y fait.
Le trouble est si grand que, depuis plus de vingt ans, pas une majorité
politique n'a été reconduite, comme si le peuple cherchait en vain une
issue, une réponse à ses inquiétudes qui se disent chômage,
délocalisation, mais aussi insécurité, voile islamique, et qu'il faudrait
résumer à cette question posée d'entrée mais formulée ici plus brutalement
: que devient la France ? Où va-t-elle ? Est-ce que cela a encore un sens
de se vouloir, de se sentir français ?
Question légitime. Question récurrente de l'histoire nationale. Car nous
sommes, dès l'origine, un assemblage de peuples différents – une Europe à
nous seuls ! – que l'Etat souverain – celui des rois, des jacobins, de
Napoléon – a amalgamés de gré ou de force, créant la nation centralisée et
l'unité linguistique. Et cette fusion martiale a naturellement rencontré
des résistances farouches. «Ferments de dispersion, danger mortel»,
écrit de Gaulle. Albert Camus précise : «On déteste à ce point chez
nous l'adversaire politique qu'on finit par tout lui préférer, et jusqu'à
la dictature étrangère (1).» On ne saurait mieux dire.
Dans toutes les crises nationales de longue durée qui ont déchiré la
nation – guerre de Cent Ans, guerres de Religion, crise révolutionnaire –
l'un des camps en présence a recherché l'appui de l'étranger, ouvrant les
portes des villes aux Anglais ou aux Espagnols, aux Prussiens, aux
Autrichiens ou aux Russes. Le XXe siècle a connu une crise
aussi profonde : l'effondrement de 1940 – et un ambassadeur du
gouvernement de Vichy... à Paris auprès de l'occupant allemand ! –, la fin
de l'Empire colonial. Certes, à chaque fois, l'unité se reconstitue et la
nation ressurgit de l'abîme. Jeanne d'Arc, Henri IV, Napoléon, de Gaulle :
autant de figures devenues mythiques qui incarnèrent cette résurrection.
«Voici que le temps fait son oeuvre, écrit de Gaulle. Un jour
les larmes seront taries, les fureurs éteintes, les tombes effacées, mais
il restera la France.»
Mais si la donne avait changé ? Autrement dit, si la crise nationale que
nous traversons était la plus grave de toutes ? Certes, il y a eu, après
les moments paroxystiques (mai-juin 1940 et l'Occupation, les déchirements
de la décolonisation), reconstitution, apaisement et apparente rémission.
Mais la crise, loin de disparaître, s'est au contraire aggravée – qu'on
pense à l'élection présidentielle de 2002 – tout en étant masquée, tue.
Peut-être n'y a-t-il plus dans ce pays des hommes assez nombreux parmi les
élites pour l'identifier – en ne la limitant pas à la question, certes
importante, du déclin, pour affirmer, comme le faisait Camus, que,
«pour trouver la société humaine, il faut passer par la société nationale.
Pour préserver la société nationale il faut l'ouvrir sur la perspective
universelle».
La nation est au contraire toujours l'accusée, l'encombrante vieille
mégère. On oublie, toujours selon Camus, que, «s'il est bon qu'une
nation soit assez forte de tradition et d'honneur pour trouver le courage
de dénoncer ses propres erreurs... elle ne doit pas oublier les raisons
qu'elle peut avoir encore de s'estimer elle-même. Il est dangereux en tout
cas de lui demander de s'avouer seule coupable et de la vouer à une
pénitence universelle. C'est en fonction de l'avenir qu'il faut poser les
problèmes sans remâcher interminablement les fautes du passé».
En fait, la conviction s'est répandue dans les secteurs influents que la
nation n'a plus d'avenir. Et, dès lors, comment pourrait-il encore exister
une identité française vivante et créatrice ? On ne préserve pas une
espérance en déracinant l'arbre qui la porte. Et on ne peut la greffer sur
un tronc dont la nature reste en fait indéfinie, incertaine (l'Europe, le
monde). Si bien que la société française se caractérise par une
fragmentation délétère. Il y a les furieux qui vivent dans la rage, la
perte d'identité, de repères et qui ne supportent pas qu'une mosquée se
construise près d'une église. Il y a ceux qui, avec joie et avidité, ont
fait leur deuil de la «France moisie» et s'en vont respirer l'air vif de
l'époque moderne telle qu'ils la découvrent – et en jouissent – à Londres,
à New York, en Californie. Il y a les mélancoliques, les déchirés, qui
sont contraints de quitter le pays pour pouvoir travailler et s'épanouir.
Il y a les silencieux qui savent que le monde change, que leur pays ne
peut rester ankylosé, écrasé par son histoire, qu'il devrait donc évoluer
et qui refusent pourtant de perdre ce qui a été le cadre de leur vie, de
leur identité. De ceux-là, on dit qu'ils refusent la réforme.
Mais si ce mot, précisément, révélait l'absence d'ambition nationale ? Si
en l'employant on s'avouait incapable de formuler un projet pour la
nation, c'est-à-dire non pas la plate imitation des autres que nous
proposent les «réformateurs», mais la liaison organique, l'échange
permanent entre Histoire et avenir, quand on trace pour le pays des
perspectives qui ne sont pas écrasées par la mémoire mais qui prolongent
ce qui a fait l'essence de la nation, dans sa longue histoire millénaire.
Mais ce projet suppose tout simplement qu'on aime la France, ses paysages,
son histoire, sa langue. Cela s'appelle «l'enracinement». C'est le
titre d'un livre de la philosophe Simone Weil, écrit à Londres en 1943.
«Un tel amour de la patrie, notait-elle, peut avoir les yeux
ouverts sur les injustices, les cruautés, les erreurs, les mensonges, les
crimes contenus dans le passé, le présent et les appétits du pays, sans
dissimulation ni réticence et sans être diminué, il en est seulement rendu
plus douloureux.» Elle ajoute dans ce livre qu'elle achève à la veille
de sa mort : «Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux
microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de
même il y a une certaine partie de l'âme en chacun et certaines manières
de penser et d'agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister
que dans le milieu national et disparaissent quand le pays est détruit
(2).»
Voulons-nous conserver vivante cette «partie de l'âme» ? Voulons-nous de
ce projet-là, qui devrait être l'axe directeur de toutes les réformes ?
C'est la question posée aujourd'hui à chacun de nous.
|