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Exception française et résistance :

« to be or not to be »
 

Propos de
Paul-Marie Coûteaux
[1]

 

recueillis par Sylvie Taussig, pour "Cités", magazine hors série, éditions PUF, 2002

06/01/2003

 

 

Sylvie Taussig– Le démon de l’exception française est-il un bon ou un mauvais démon ?

Paul-Marie Coûteaux – C’est un gentil démon : c’est lui qui fait vivre la France. S’en passerait-elle qu’elle disparaîtrait. Remarquez, certains seraient ravis. Mais pas la France ni ceux qui y sont attachés. C’est d’ailleurs ce qu’elle a d’exceptionnel : elle peut disparaître. Comme le disait Michelet, elle aurait pu ne pas être, et son existence est toujours à prouver. Simplement parce qu’elle n’est pas une donnée de nature. Ce n’est pas une île comme l’Angleterre, ni une race comme l’Allemagne.

La France est une construction politique qui a sa propre logique, son système, organisé depuis Clovis et la bataille de Tolbiac ou Bouvines, ou Jeanne d’Arc, autour de l’idée de résistance contre l’empire. Comme l’a écrit Braudel dans la préface de L’identité de la France : « Une nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s’opposer à autrui sans défaillance, de s’identifier au meilleur, à l’essentiel de soi. » Le mot important, c’est « essentiel de soi » : au fond, il y a une « essence » de chaque nation. En ce sens la France est héritière de la pensée grecque, néoplatonicienne et chrétienne : elle représente l’archétype de ce qui fait une nation. L’exception française n’est pas culturelle, elle est politique.

Il y a une seule culture universelle, c’est la vaste assemblée de ce qui se fait de mieux dans chaque civilisation ; mais chaque civilisation doit suivre sa propre logique pour faire vivre la diversité. Sans diversité de civilisations, pas de culture universelle ! De ce point de vue, la France n’est pas une exception, car toute civilisation est exceptionnelle, irremplaçable. Ainsi, faire vivre l’exception française, c’est se battre pour le concept même de civilisation, pour une conception du monde qui repose sur la diversité des civilisations, laquelle est indispensable à la constitution d’une culture universelle. Pensez par exemple au « musée imaginaire » de Malraux : on n’arrive pas à l’universel tout seul, l’universel c’est l’approfondissement des racines, le « dialogue racines contre racines », comme dit Tadao Takemoto, traducteur japonais de Malraux.

 

ST – Les Français sont-ils exceptionnels ? Méritent-ils leur exception ?

PMC – C’est un des principaux problèmes de la France : les Français retombent tout le temps par rapport à cette exigence de la France, qui doit tout le temps renaître, comme une ligne d’autoroute discontinue. Non, il ne faut pas rendre la France aux Français – ils en font de la bouillie -, mais rendre les Français à la France, c’est-à-dire les mettre au niveau de son exigence de résistance. Seuls quelques Français portent la France de siècle en siècle, aujourd’hui comme hier, ni plus, ni moins : c’est une logique aristocratique qui rencontre des obstacles certains dans les périodes démocratiques, mais quid novi ? La propagande rend la masse inaccessible à cette définition.

 

ST – Quel est le model de l’existence de la France ?

PMC – La résistance. La France est du verbe être parce qu’elle résiste, de Clovis à Astérix. C’est le Tintin auquel de Gaulle se compare dans Les chênes qu’on abat : « C’est mon seul rival international. Nous sommes les petits qui n’ont pas peur des gros. » Le petit qui ne s’en laisse pas compter, tel est le résumé de la France et, d’ailleurs, du gaullisme. Toutes nos figures sont des figures de résistance, imitant David, modèle biblique du bon roi (qui a tant inspiré les Capétiens) se battant contre le géant Goliath. Mais la France n’a pas d’autres modèles que ce modèle politique de la résistance ; et si elle n’est pas cela, elle n’est rien. Là est sa matrice. Sinon on est une collection de communautés dans une sorte de terrain vague qui commence au Rhin et va jusqu’à l’Atlantique. Il n’y a pas d’autre logique possible que le coup du 18 juin : « Je ne suis plus rien, la France n’existe plus, mais il n’est pas possible qu’elle ne soit pas… »

 

ST – Dans quel évènement voyez-vous l’acte de naissance de cette exception ?

PMC – La France n’est pas une personne, mais une idée, comme le beau, le bien. On la trouve chez Clovis, chez les Capet. C’est le soufflet que Philippe le Bel donne au pape Boniface VIII, en 1302, ou la mobilisation de Bouvines en 1224 contre le Saint Empire romain germanique. Pour les empereurs Allemands, les Othon, les Hohenstaufen, la France n’avait pas droit au chapitre. Cette souveraineté défendue contre l’Empire ou contre le pape, puis contre l’Angleterre, est exceptionnelle. Car c’était cela ou rien, sans logique de rechange : on résiste ou on crève. C’est la figure de Jeanne d’Arc.

 

ST - A quoi doit-elle résister aujourd’hui ?

PMC – Aujourd’hui comme hier, la diversité des civilisations s’oppose à l’unité impériale. L’unité est le grand thème de tous les empires : après les Habsbourg dont les enseignes portaient de façon très révélatrice l’acronyme AEIOU (Austria Est Imperare Orbi Universo – La Maison d’Autriche est faite pour diriger l’Univers), les Américains nous ressassent l’idée qu’il faut faire l’unité de l’Occident, sous leur coupe bien entendu. Ils ne sont en dialogue qu’avec ce qui leur ressemble. La mondialisation, c’est du pipeau : c’est la vieille logique de l’empire, non pas la mondialisation mais l’américanisation du monde.

 

ST – Pensez-vous que la logique de résistance de la France puisse servir de modèle ?

PMC – La France est un phare de la résistance universelle qui devrait être celle de tous les peuples. Car nous sommes tous chargés de faire vivre la diversité du monde. De faire vivre et prospérer l’idée même de civilisation ! Vous connaissez la phrase de Malraux devant les assises du RPF : « La France n’est la France que quand elle porte une part de l’existence du monde. »

La France ne peut être qu’en endossant le thème de la diversité des civilisations. A la logique de la puissance, de l’empire, de la domination, elle oppose une logique de l’être : to be or not to be. C’’est de l’ordre de l’ontologie, une affaire spirituelle : il faut opposer aux Puissants un essentialisme, ce que l’on pourrait appeler un résistantialisme.

 

ST – L’homme de l’exception française ne s’oppose-t-il pas à l’homme des droits de l’homme ?

PMC – La diversité des civilisations est la voie incontournable vers l’homme universel ; elle fait vivre l’unité du monde contre la similitude, l’homogène selon une dialectique complètement chrétienne : je t’aime parce que tu n’es pas mon semblable. C’est la grande épopée de Jésus-Christ. Il y a un universalisme français qui suppose un homme ordonné sous la diversité des civilisations, et non pas un homme abstrait. Pour le catholique romain que je suis, on atteint l’universel que par le particulier. Jean-Paul II l’a dit en 1980 devant l’UNESCO : on ne va pas à Dieu que par les voies propres de sa civilisation. Il parlait en bon Polonais. La phrase bien connue de Claudel va tout à fait dans ce sens : « Ce que chacun peut apporter de meilleur au monde, c’est lui-même. » Ce n’est pas en me fondant dans le monde, mais en étant fidèle à ma propre histoire, que je peux apporter quelque chose. On ne va pas tout de suite à l’universel : il faut un travail humain.

 

ST – L’exception française est-elle une construction ?

PMC – Elle n’est que cela. Tout ce qui est construit nous rend français, à commencer par la langue qui est dans le système de la France une sorte de sacré laïc. Elle est ce qui rend « immortel » : le séjour des dieux, c’est l’Académie française. A toute atteinte portée à la syntaxe, à l’orthographe, le sacré frémit. Je pourrais encore citer Camus : « J’ai une patrie : la langue française.» De Gaulle a dit à propose de je ne sais quel écrivain d’opposition : « Qui écrit, et écrit bien, sert la France. » La question de la langue est sans doute pour l’Europe le grand débat des mois et années prochains : pour la France, le choix de l’anglais comme langue véhiculaire, c’est une terrible dépossession, plus que nulle part ailleurs !

 

ST – Les intellectuels ont-ils un rôle à jouer dans le fonctionnement de cette matrice ?

PMC – Le problème des intellectuels, c’est la culture, et non pas leur civilisation : il faut être édité et invité à l’étranger, faire partie du petit cercle des gens d’esprit. Ainsi Voltaire préfère-t-il aller servir sa soupe à un tyran ; ainsi Diderot et sa Catherine. Les intellectuels qui daubent sur l’exception française refusent en réalité l’existence même de la France. Ils trahissent souvent, tel l’évêque Cauchon qui était, ne l’oublions pas, le grand maître de la Sorbonne ; tel Voltaire ; tel Philippe Solers. L’anti-populisme de l’intellectuel moyen l’empêche d’avoir un rôle historique. Or il faut travailler sur la masse pour l’arracher à la propagande des puissances qui ont tout intérêt à ce que la France n’existe pas.

Le politique est le véritable acteur : c’est lui qui rend le pays à ce qu’il est. Par exemple aujourd’hui, si le président de la République provoquait un débat au Conseil de sécurité et mettait son veto au projet américain de guerre contre l’Irak, son geste aurait un sens pour les peuples dans le monde.

Différentes initiatives françaises, comme celle de Bové ou Attac dont le succès mondial est indéniable, s’opposent à l’unité impériale américaine, mais ils ne présentent pas d’alternative politique crédible. L’alternative, c’est la France – ou, pour mieux dire, la diversité des nations dont la France est le modèle. Encore faut-il cristalliser la résistance autour de la France. Mais si la cristallisation n’est pas faite, c’est par défaut de souveraineté – autrement dit, de liberté politique. Et sans souveraineté, la matrice de « faire France » est morte.

 

ST – Le démon de l’exception française en est-il un qui dissuade, comme celui de Socrate, ou un qui persuade, comme un tentateur ?

PMC – C’est un démon qui persuade d’être et qui lutte contre un autre démon tentateur, celui de ne plus connaître du monde qu’une unité abstraite : et c’est l’unité du monde, c’est le citoyen du monde, c’est l’idée de l’appartenance directe à l’univers, sans langue, sans civilisation. Ces deux démons se font la guerre, le démon de l’exception contre celui de la fausse unité fusionnelle. Tout se joue là, je crois…

 


[1] Député européen depuis 1999. Auteur de plusieurs ouvrages, notamment Le Génie de la France, de Gaulle philosophe.