08/10/03

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Conférence de presse du Général de Gaulle,

chef de l’Etat, le 21 février 1966.
 

  

Les conférences de presse du Général de Gaulle représentaient des moments importants dans la vie politique nationale et inter-nationale.

Le général de Gaulle vient d’être réélu, pour la première fois au suffrage universel[1], le 5 décembre 1965. Il s’agit donc de sa première conférence de presse de son second septennat.

La crise européenne ouverte le 30 juin précédent relatif aux règlements agricoles est en voie d’être résolue. La guerre du Viêt-Nam continue Les bombardements américains ont recommencé le 31 janvier.

C’est dans ce contexte que le Président de la république donne le point de vue de la France sur la construction européenne

 * * *

En ce qui concerne l’Europe, je vais vous dire où nous en sommes et ce que je pense après l’accord de Luxembourg[2].

Cet accord entre les six Gouvernements est d’une grande et heureuse portée. En effet, pour la première fois depuis que l’affaire du Marché commun est en cours, on est sorti ouvertement de cette espèce de fiction suivant laquelle l’organisation économique de l’Europe devrait procéder d’une autre instance que celle des Etats, avec leurs pouvoirs et leurs responsabilités. Par le fait même qu’on en a traité avec succès entre ministres des Affaires étrangères et en dehors de Bruxelles, on a explicitement reconnu que, pour aboutir dans le domaine économique, il fallait des bases et des décisions politiques ; que ces bases et ces décisions étaient du ressort des Etats, et d’eux seuls ; enfin, qu’il appartenait à chacun des Gouvernements d’apprécier si les mesures à adopter en commun seraient, ou non, compatibles avec les intérêts essentiels de son pays.

Alors, à partir de là, on peut se demander si les négociations économiques qui vont reprendre aboutiront à un résultat satisfaisant. Il fallait que la question politique fût tranchée.

Sans méconnaître ceux que peuvent valoir les études et propositions de la Commission de Bruxelles, il y avait beau temps, qu’en fait, c’est grâce aux interventions des Etats et, pour ce qui est du Marché commun agricole, grâce à celles de la France, que la construction économique européenne surmontait peu à peu ses difficultés. Mais l’application imminente de la règle dite de la majorité et l’extension corrélative des pouvoirs de la Commission menaçaient de remplacer cette pratique raisonnable par une usurpation permanente de souveraineté. Comme la raison a prévalu, on peut penser que les négociations économiques vont se poursuivre dans de bonnes conditions.

Mais serait-là le seul objectif de l’ambition européenne ? Faut-il admettre que les six Etats de l’Europe occidentale, qui viennent de s’accorder sur les conditions politiques qui concernent leur économie, doivent s’abstenir décidément de traiter entre eux d’autres questions qui, elles aussi, les intéressent au premier chef ? Bref, en vertu de quel charme malfaisant les Six trouveraient-ils impossible de considérer entre eux les sujets politiques d’intérêts commun, d’organiser leurs contacts politiques ? On sait que, depuis longtemps, la France a proposé de le faire[3]. On sait que, de leur côté, le Gouvernement allemand, le Gouvernement Italien, le ministre des Affaires étrangères belge, ont, par la suite, avancés des propositions analogues. Sans doute, ces projets différaient-ils quelque peu les uns des autres, mais tous sont d’accord sur un point essentiel qui est celui-ci : amener les six Gouvernements à se réunir d’une manière régulière pour considérer ensemble les sujets politiques d’intérêt commun. Eh bien ! dès lors qu’après Luxembourg l’organisation économique des six a repris son cours normal, la France croit qu’il est plus indiqué que jamais de mettre en pratique les rencontres politiques.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas, pour les Six, de brandir une fois de plus des théories absolues quant à ce que devrait être dans l’idéal le futur édifice européen, d’imposer un cadre rigide et conçu a priori à des réalités aussi complexes et mouvantes que celles de la vie de notre continent et de ses rapports avec l’extérieur, de supposer résolu le problème de la construction de l’Europe avant même qu’on y ait commencer à vivre ensemble politiquement parlant, bref de se perdre de nouveau dans les mythes et les abstractions qui ont toujours empêché les Six d’entreprendre en commun quoi que ce soit d’autre que l’ajustement pénible de leurs productions et échanges économiques. Non ! ce qui s’impose, au contraire, c’est qu’ils se réunissent pour travailler dans le but de coopérer. Justement, lors des récents entretiens franco-allemands qui ont eu lieu lors de la visite du Chancelier Erhard à Paris, les deux Gouvernements sont tombés d’accord sur ce point et cela me paraît être l’un des principaux résultats de leur cordiale rencontre.

La sécurité des Six, compte tenu de leur étroit voisinage réciproque, comme leur situation géographique et par conséquent stratégique ; leurs rapports de toute nature avec les peuples qui leur sont proches : Angleterre, Espagne, Scandinavie, etc., ou avec les Etats-Unis, ou avec les pays de l’Est, ou avec la Chine, ou avec l’Asie, l’Orient, l’Afrique, l’Amérique latine ; leur action conjuguée dans les domaines scientifique, technique, culturel, spatial, etc., dont dépend l’avenir des hommes, voilà de quoi, pensons-nous, les Six doivent se saisir. Comme le mouvement se prouve en marchant, ainsi leur solidarité se prouvera-t-elle en coopérant.

Cette solidarité, faudra-t-il qu’elle s’enferme dans une sorte de citadelle politique et économique ? Au contraire ! L’union des Six, une fois réalisée et, à plus forte raison, si elle venait à se compléter ensuite d’adhésions et d’associations européennes nouvelles, peut et doit être, vis-à-vis des Etats-Unis, un partenaire valable en tous domaines, je veux dire puissant et indépendant. Cette union des Six peut et doit être aussi un des môles sur lesquels seraient progressivement bâtis, d’abord l’équilibre, puis la coopération, et puis, peut-être un jour, l’Union de l’Europe tout entière, ce qui permettrait à notre continent de régler pacifiquement ses propres problèmes, notamment celui de l’Allemagne, y compris sa réunification, et d’atteindre, en tant qu’il est le foyer capital de la civilisation, à un développement matériel et humain digne de ses ressources et de ses capacités. Dès à présent, d’ailleurs, cette union des Six, si elle se réalisait, serait un élément actif de premier ordre en faveur du progrès, de l’entente et de la paix de tous les peuples du monde.

Et voilà pourquoi, si l’un des Etats qui sont en train de construire avec nous la communauté économique européenne, croyait devoir, dans cet esprit, prendre à son tour l’initiative de proposer une réunion politique des six Gouvernements, la France y répondrait positivement et de grand cœur. 

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[1] Cette élection présidentielle est effectuée au suffrage universel, suite à la modification de la constitution approuvée par référendum le 28 octobre 1962

[2] Il s’agit de l’accord entre les ministres des Affaires étrangères des six Etats membres du Marché commun, conclu le 29 janvier, et qui met fin à la crise agricole.

[3] Il s’agit du projet d’union politique établi par la commission présidée par M. Christian Fouchet, et auquel les Pays-Bas, la Belgique et l’Italie ont refusé, le 17 avril 1962, de donner leur accord.