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Communiqué du 29 octobre 2006

 

L'ambiguïté des chiffrages

 

HENRI GUAINO, ancien commissaire général au Plan.

Les Echos 24/10/06

 

A chaque échéance électorale revient le temps des chiffrages. Depuis vingt ans, on se bat davantage sur le coût des programmes que sur les idées qu'ils contiennent. Jadis, le conflit était idéologique. On se disputait sur le type de société qu'on souhaitait ou sur la nature du régime qu'on voulait.

Certes, les oppositions de fond demeurent plus qu'on ne le croit. Mais elles traversent tous les partis, et c'est peut-être pourquoi le débat de fond ne va jamais bien loin. A moins que ce ne soit à cause de l'incapacité du système médiatique moderne à transmettre autre chose qu'un message simplifié à l'extrême. L'échec des grandes idéologies au XXe siècle n'a pas peu contribué à disqualifier dans nos démocraties les systèmes de pensée qui prétendent assurer le salut de l'humanité. Nul n'a oublié dans quelles tragédies le péché d'orgueil des idéologues a plongé l'Europe. Et tout le monde a sous les yeux les preuves de l'insuffisance du socialisme comme du libéralisme face au chômage, à l'exclusion ou à la misère. L'époque est donc au pragmatisme, peut-être un peu trop, et du coup tout concourt à ce que le chiffre passe avant l'idée. On s'envoie des chiffres à la figure comme hier des idéologies. Le comptable a pris le pouvoir dans le débat politique.

On ne discute plus une proposition sous l'angle de la morale, de la justice, de l'efficacité, on n'analyse plus un programme du point de vue de sa cohérence, de sa philosophie, de sa capacité à transformer l'économie ou la société. On dit combien ça coûte. Mais comment calculer, par exemple, le coût du service civique obligatoire ? Il peut coûter très cher si on décide de le calquer sur l'ancien service militaire et de loger toutes les classes d'âge pendant six mois en caserne. Mais que coûte-t-il réellement si on le module en permettant à chacun de choisir la modalité qui lui convient le mieux. Que coûteront les étudiants en droit qui feront quelques heures par semaine d'assistance juridique pendant quelques années ? Que coûtera l'hébergement de quelques dizaines de milliers de jeunes qui, chaque année, iront aider au développement de l'Afrique ? Qui sera capable de sortir le débat du dédale des hypothèses qui, dans bien des cas, changent le coût du tout au tout ? Et comment trancher entre les chiffrages qui cumulent les dépenses sur toute la durée du mandat et ceux qui calculent la dépense annuelle ? Est-ce la même chose de dépenser un euro en 2007 et un euro en

2012 ?

La plus grande ambiguïté du chiffrage, c'est qu'il mesure le coût sans mesurer les bénéfices. Faire des classes de quinze élèves peut constituer une dépense élevée. Mais, si c'est efficace, cela peut valoir la peine parce que pour être difficilement chiffrable le coût de la désocialisation de milliers d'enfants n'en est pas moins énorme. Accroître la capacité d'une infrastructure congestionnée peut rapporter beaucoup plus à la collectivité que la dépense nécessaire pour y parvenir même si le rendement est diffus.

Combien coûte alors l'économie sur les dépenses d'infrastructure ? Non seulement le chiffrage occulte les bénéfices attendus, mais il élimine l'idée même d'investissement. Il met sur le même plan la dépense supplémentaire dans la recherche et la dépense engendrée par la prise en compte dans le calcul des retraites du temps passé à l'éducation des enfants. Pire, si l'on s'en tient à la problématique du chiffrage, augmenter l'investissement dans la recherche est une mauvaise mesure puisqu'elle alourdit l'addition, tandis que doubler le SMIC est une bonne mesure puisqu'elle ne coûte rien aux finances publiques ! Pour mieux passer l'épreuve du chiffrage, mieux vaut aussi recourir à la réglementation plutôt qu'à la redistribution, mieux vaut interdire les licenciements qu'alléger les charges.

Est-on bien sûr que le chiffrage soit toujours une incitation à mettre plus de rationalité économique dans la politique ? Au moins faudrait-il qu'il s'insère dans une analyse économique de la dépense, qu'il distingue l'investissement de la dépense courante, la dépense productive de la dépense improductive, qu'il prenne en compte non seulement les coûts directs mais aussi les coûts indirects, les coûts immédiats, les coûts à venir, le rendement financier et le rendement social. Mais ce serait revenir au débat d'idée. Qui le souhaite vraiment ?