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par
Christophe Beaudouin, Directeur de l'Observatoire de l'Europe après le Non
Voici un texte législatif qui ne passera sous les fourches caudines
ni des élus de la nation, ni de la Constitution française. Il s'agit
d'une proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil
présentée par la Commission, concernant les recensements de la
population et du logement. Elle n'a pour le moment pas fait grand
bruit, et pourtant la nature des informations que la Commission veut
recenser apparaît gravement attentatoire à nos libertés publiques
fondamentales.
Les
données statistiques actuellement disponibles ne sont en effet pas
homogènes ni suffisamment complètes aux yeux des institutions
bruxelloises pour "opérer
des comparaisons valables entre les Etats membres". Selon le
Considérant 1 de la proposition, "la
Commission a besoin d'être en possession de données sur la population et
les ménages suffisamment fiables, détaillées et comparables pour
s'acquitter des tâches qui lui incombent en vertu des traités".
Quelles tâches ? Les quelques 180 compétences que détiendra l'Union
après l'adoption du traité de Lisbonne : ses "compétences
exclusives", ses compétences dites "partagées"
(mais qui deviennent exclusives lorsqu'elle les exerce), ses compétences
de "coordination" ou
ses compétences dites "d'appui"
aux politiques des Etats-membres, qui confèrent à la Commission une
quantité illimitée de "tâches", y compris dans des domaines tels que le
droit des personnes, de la famille, de l'immigration ou le droit pénal.
"Pourriez-vous au moins épargner nos chambres à coucher ?"
Or, pour mener à bien lesdites "tâches" de la Commission, le projet
de règlement prévoit une liste des "thèmes
à couvrir dans le recensement de la population et du logement" par
les offices de statistiques démographiques. Au milieu de la longue liste
d'informations traditionnelles à collecter, l'on a la surprise de
trouver le "thème" suivant : "Date
i) de la première union consensuelle et ii) de l'union consensuelle
actuelle de la femme", ce qui inclut naturellement le concubinage
homosexuel. Remarquons au passage que les hommes, eux, ne sont pas visés
par cette information. Il s'agit, en d'autres termes, d'un recensement
des concubin(e)s, c'est à dire des partenaires sentimentaux/sexuels
passés et actuels...des Européennes.
"Pourriez-vous
au moins épargner nos chambres à coucher ?" s'est indigné le
député eurocritique Derek Clark (Grande Bretagne, Groupe Indépendance et
Démocratie), devant la Commission de l'emploi et des affaires sociales
du Parlement européen qui examinait cette proposition de règlement ce 21
novembre à Bruxelles. Le député Clark, apparemment l'un des seuls à se
soucier de la préservation de l'intimité de la vie privée, a été assez
efficace pour qu'une majorité de ses collègues votent avec lui un
amendement de rejet de cette liste de thèmes.
Mais la bataille, si elle se poursuit, est loin d'être terminée : la
procédure institutionnelle est celle de la codécision, nous sommes en
première lecture et il faudrait donc plusieurs votes négatifs et
identiques du Parlement européen pour réellement la bloquer. Encore
faut-il qu'il reste quelque chose à bloquer... En effet, un amendement
de compromis introduit nuitamment le 21 novembre par les rapporteurs
socialiste (PSE) et libéral (ALDE), prévoit que la liste en
question établie par la Commission, pour le moment retirée, pourra être
réintroduite et annexée ultérieurement au nouveau règlement
communautaire ! C'est une technique de contournement procédural à
laquelle nous sommes désormais bien habitués.
Le retour des statistiques ethniques
Parmi les données personnelles très sensibles qui intéressent la
Commission de Bruxelles, il n'y a pas que la vie sentimentale et
sexuelle. La liste des "thèmes
à couvrir" mise pour quelques temps au réfrigérateur mentionne
le "groupe
ethnique" des personnes recensées. Cela ne vous rappelle rien ?
En France, la loi (n°2007-1631) du 20 novembre 2007 relative à la
maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile qui vient d'être
publiée au journal officiel, vient justement d'être amputée, par le
Conseil constitutionnel, de son article 63 qui autorisait les
statistiques ethniques. Cet article permettait en effet la conduite
d'études portant sur la mesure de la diversité des origines des
personnes, de la discrimination et de l'intégration. Le Conseil fonde sa
décision sur l'article 1 de la Constitution selon lequel "la
France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d'origine, de race ou de religion."
Cette fois pourtant, la Constitution française ne sera pas d'un grand
secours au principe républicain d'égalité. Un règlement européen n'est
pas discuté ni voté à l'Assemblée nationale et au Sénat, il n'est pas
soumis au contrôle de constitutionnalité, il est d'application directe,
et prime en tout état de cause le droit français y compris
constitutionnel, y compris donc l'article 1 qui pose la philosophie de
la République française. Cette primauté absolue du droit européen même
dérivé sur le droit national même constitutionnel affirmée par la
jurisprudence de la Cour de Luxembourg depuis plus de quarante ans sera
même pour la première fois ratifiée par les gouvernements eux-mêmes à
travers la Déclaration n°29 du Traité de Lisbonne (ex article I-6 de la
Constitution européenne rejetée).
Le recensement ethnique ne trouvera pas davantage d'obstacle dans la
Charte des droits fondamentaux qui va acquérir force obligatoire elle
aussi à travers le traité de Lisbonne (article 6 du Traité sur l'Union
européenne révisé). Ce qui est en train de devenir nouveau texte de
droits fondamentaux, qui sera évidemment lui aussi supérieur aux droits
de l'homme et du citoyen proclamés dans notre actuelle Constitution (Art
1 et Déclaration de 1789 notamment), n'est en effet pas vraiment
d'inspiration "républicaine", bien au contraire. L'article 21 de ladite
Charte sur la lutte contre les discriminations introduit précisément le
principe ethnique. Contrairement à l'article 14 de la Convention
européenne des droits de l'Homme qui protégeait contre les
discriminations fondées sur "l'origine
nationale ou sociale" , l'article 21 qui en est la copie presque
conforme évoque quant à lui "les
origines ethniques ou sociales". A la nation, on a préféré
l'ethnie. En outre, le principe de non-discrimination en lui-même
louable, laisse libre cours aux discriminations "positives",
revendiquées devant les tribunaux par les personnes qui s'estiment
appartenir à une "minorité" défavorisée... C'en est donc terminé de
l'égalité républicaine dès lors qu'on célèbre des distinctions fondées
sur la simple appartenance à un groupe, et non plus, comme dans la
Déclaration de 1789, sur "l'utilité
commune" (art. 1er), les "vertus"
et "talents"
des individus (art. 6).
Nous voici entrés dans ce que le Professeur Pierre Manent appelle une "
démocratie extrême, qui enjoint de le respect absolu des "identités" et
rejoint le fondamentalisme qui punit de mort l'apostat[1]" En
d'autres termes : une "démocratie" de bazar qui est en train de mettre
la République en miette.
[1]
P. Manent : "La
raison des nations",
Gallimard, 2006, p18 |