Retour                                                   

27 septembre 2008

 

Pour mieux comprendre la crise financière

 

La crise financière actuelle est, dit-on, due aux « subprimes», curieux nom qui désigne des crédits aventurés, généralement immobiliers, faits par les banques américaines à des particuliers  peu solvables et donc pauvres.

En quoi l’Europe est-elle concernée ? Pour plusieurs raisons. D’abord,  parce que dans certains pays comme l’Espagne ou le Royaume-Uni, on a  fait à un moindre degré  la même chose ; dans d’autres comme la France ou l’Allemagne où les banques, mieux surveillées, ont été plus prudentes, elles ont néanmoins acheté des titres sur le marché américain comprenant pour partie, camouflées au sein d’un cocktail complexe,  ces créances douteuses appelées « subprimes ». Ensuite parce que les banques se prêtant entre elles de l’argent de manière quotidienne, si certaines font faillite pour avoir fait  des prêts risqués, c’est l’ensemble du système bancaire international qui, de proche en proche risque de s’effondrer. Enfin, plus généralement, parce que si l’économie se ralentit dans certains pays, ils achètent moins et cela aussi diffuse la crise d’un pays à l’autre.

Mais alors, dira-t-on, pourquoi les banques américaines ont-elles prêté de manière si légère ? 

 

Les effets de la mondialisation

Pour le comprendre, il faut revenir à ce qui s’est passé dans le monde occidental  depuis trente ans, sous l’effet de ce qu’il est convenu d’appeler la  « mondialisation » (en anglais, globalization). Ce terme désigne en fait  beaucoup de choses disparates,  à commencer par la diffusion des informations sur internet ou la multiplication des voyages en avion à travers le monde,  mais il désigne plus particulièrement  la levée progressive des restrictions (droits de douane, contingents) aux mouvements de marchandises et de capitaux (1). Cette levée n’est pas  un effet technique du progrès, elle résulte d’une volonté politique : elle s’est faite sous l’aiguillon des grandes institutions internationales : OMC, FMI (deux institutions dirigées aujourd’hui par des membres du parti socialiste français !), mais aussi Commission européenne et naturellement avec le consentement des grandes puissances, Etats-Unis en tête.

Les  mouvements de capitaux et les échanges n’ont pas été libérés seulement parce qu’on pensait que c’était là le sésame de la prospérité. Par une simplification outrancière de l’histoire, la génération de l’après-guerre a sommairement identifié protectionnisme, autarcie, nationalisme, fascisme. Libérer les échanges, c’était au contraire travailler pour la paix. Lancé dès l’après-guerre, le mouvement de libéralisation fut longtemps tempéré par les interventions de l’Etat de type keynésien. Il a eu son plein effet que dans les années quatre-vingt.

Que ce mouvement, animé d’idéaux progressistes et dont on pensait qu’il apporterait la prospérité générale, ait été dans tous les pays plus favorable globalement aux riches qu’aux pauvres, s’explique par plusieurs mécanismes :

-  les capitaux étant plus mobiles  trouvent plus vite  les endroits les plus rentables ; ils échappent plus facilement à l’impôt ;

-  la possibilité d’importer des marchandises en provenance des pays à bas salaires tire à la baisse les salaires dans les pays avancés, en même temps que la possibilité de trouver dans les supermarchés des produits à bas prix rend cette baisse supportable aux classes populaires; la spirale prix/salaire qui marchait à la hausse sous les « trente glorieuses » marche à la baisse depuis trente-cinq ans ;

-  renforcement du capital, affaiblissement du travail, accroissement des marges : le résultat est que dans tous les pays occidentaux, mais spécialement en France, le rapport des profits et des salaires dans le partage de la valeur ajoutée a été de plus en  plus  favorable aux premiers  80 % pour les salaires (2) avant 1980, 65 % aujourd’hui. Depuis vingt ans, alors que les salaires stagnent, la bourse monte ( les baisses récentes étant encore loin d’annuler les hausses antérieures) ; les deux mouvements  - déflation des  salaires et des prix, inflation boursière - pourraient se dérouler  sur de sphères différentes, chacun y retrouvant son  compte, s’ils n’interféraient dans l’immobilier ; recherché par les hauts revenus, à la fois comme bien d’usage et comme placement, il augmente lui aussi et cette augmentation devient insupportable aux petits revenus, spécialement les jeunes, qui ne peuvent plus acheter ou doivent payer des loyers trop élevés.

-  le mécanisme est aggravé par l’inversion des taux d’intérêts intervenue depuis 1980 : la concurrence internationale sur les salaires assurant la stabilité des prix, les taux d’intérêts réels (taux d’intérêt nominal moins taux d’inflation) qui étaient négatifs depuis la guerre, sont devenus positifs ; l’accession à la propriété est devenue  plus difficile pour les jeunes.

Cette évolution, plus favorable aux riches qu’aux pauvres,  aux vieux qu’aux jeunes,   se trouve aggravée de plusieurs manières :

- en Europe par la politique restrictive de la Banque centrale européenne qui, soucieuse avant tout de la stabilité des prix et de faire de l’euro une monnaie forte, freine la croissance et accroît encore la difficulté des jeunes à accéder à la propriété ;

-  en Chine, par le régime communiste et l’existence d’un immense réservoir de population rurale encore sous-employée, qui permet de maintenir les salaires très bas, voire de ne payer qu’irrégulièrement les travailleurs ;

-  aux Etats-Unis, par la politique fiscale des républicains, atténuée mais non inversée par les démocrates, qui favorise  depuis trente ans  les revenus les plus élevés.

Le goulot d’étranglement de la consommation

Une telle évolution, dont les nantis  de tous pays pourraient se réjouir, se heurte cependant à un goulot d’étranglement : pour que la production de masse fonctionne, il faut, en régime capitaliste, de la consommation de masse et donc une élévation du  pouvoir d’achat. Sinon, le moteur s’étouffe : moins de consommateurs (ou des consommateurs appauvris), moins de croissance, moins d’investissement , situation dramatique pour des bénéficiaires des revenus du capital qui, parallèlement, ont de plus en plus d’argent à placer et de moins en mois de placements rentables.

Face à ce goulot d’étranglement déjà apparu à la fin des années vingt, trois réactions possibles :

-  celle de l’Europe (tous les pays avec des nuances ; l’Espagne ayant suivi davantage le modèle américain) : sous la gouverne de la banque centrale européenne qui privilégie la stabilité des prix coûte que coûte, on se résigne à moins de croissance ; le salaire réel, contenu à la baisse par un système serré de  statuts ou de convenions collectives,  est cependant érodé  au fil des ans ;

-  celle de la Chine : faute d’un développement suffisant du marché domestique, le pays, grâce à une monnaie violemment sous-évaluée (d’environ 50 %), se tourne massivement vers l’exportation,  facilitant le maintien des salaires à un  niveau très bas  mais, aggravant le recul industriel  dans les pays avancés (3). Il est à noter que cette stratégie austère de croissance par les exportations  avait été aussi celle du Japon et fut celle de l’Allemagne jusqu’à Schroeder ; le général de Gaulle avait tenté de l’imposer, de manière il est vrai très atténuée, à la France des années soixante ; il en était résulté l’explosion de mai 68.

-  celle enfin des Etats-Unis qui a l’impact que l’on sait sur le reste du monde : pour maintenir le pouvoir d’achat de la masse dont le revenu diminue, on facilite le crédit : l’argent qu’on  ne donne pas aux petits salariés, on le leur prête ! Cette solution a dans l’immédiat plusieurs avantages : elle maintient de manière factice la consommation (l’immobilier, d’abord concerné par les subprimes, ayant des répercussions sur la plupart des secteurs : « quand le bâtiment va, tout va »), elle permet aux rentiers bénéficiaires de l’explosion des profits de trouver des placements d’autant plus lucratifs qu’en raison du risque encouru, les intérêts demandés sont plus élevés.

Il est aisé de comprendre qu’un système où la croissance est maintenue non point par une élévation du pouvoir d'achat mais par des crédits de plus en plus risqués faits aux ménages pauvres  ne pouvait pas continuer indéfiniment.

Gagnants et perdants, créanciers et débiteurs

La vie économique, nationale ou internationale, est comparable à une grande partie de cartes : chance ou talent, certains réussissent mieux que d’autres. A supposer que le capital de départ dont disposent les joueurs pour miser soit égal (ce qui n’est pas le cas dans la vie réelle), il arrive un moment où quelques joueurs plus doués ou plus favorisés par la chance ont « plumé » les autres. Dès lors deux solutions : ou le jeu s’arrête ou, pour qu’il continue, les premiers prêtent aux seconds, lesquels s’endettent de plus en plus à mesure que la partie se prolonge. Mais on comprend que le jeu  ne puisse pas continuer indéfiniment.

On peut formuler la chose autrement : dans la vie économique, les uns sont structurellement excédentaires – ou créanciers, d’autres sont structurellement  déficitaires et donc débiteurs. Ce clivage s’applique aux différents pays : sont créanciers structurels les pays pétroliers (dont aujourd’hui la Russie), la Chine, le Japon et les autres les pays du Sud-Est asiatique, l’Allemagne ; sont débiteurs structurels les Etats-Unis et   les pays d’Afrique noire ; la France et la plupart de autres pays d’Europe, eux aussi portés au déficit, n’arrivaient à redresser leurs comptes avant la mise en place de l’euro que grâce à des dévaluations périodiques. Le clivage s’applique aussi aux catégories d’agents économiques : sont structurellement créanciers les entreprises qui marchent, les riches, les retraités (en majorité), les classes moyennes et moyens salariés ; sont structurellement débiteurs les petits salariés, les jeunes ...et la plupart des Etats et des autres acteurs publics.  La vie économique continue autant que les premiers prêtent aux seconds  en conservant un espoir raisonnable de récupérer leur mise. Il arrive parfois que ceux qui ont beaucoup emprunté deviennent excédentaires pour pouvoir rembourser leurs dettes : c’est arrivé à la Russie depuis 2000, grâce au gaz et au pétrole ; c’était arrivé à la France au temps du général de Gaulle puis entre 1992 et 2004 (4), mais depuis, le naturel est revenu et notre pays se trouve à nouveau déficitaires. Cette inversion des situations se rencontre aussi chez les ménages et les entreprises. Mais généralement les déficitaires restent déficitaires et les excédentaires restent excédentaires. Le cycle économique s’arrête le jour où il devient évident que les créanciers ne seront pas remboursés, les premières faillites non seulement de débiteurs mais d’établissements prêteurs trop imprudemment engagés donnant l’alerte. C’est ce qui arrive aujourd’hui.

Que faire ?

Que faire alors pour relancer la machine ?

De quelque manière que l’on considère le problème, les solutions sont en nombre limité.

Les prêteurs peuvent continuer à prêter indéfiniment ; c’est ce qui se passe avec certains Etats comme les Etats-Unis dont la dette à l’égard du reste du monde continue à s’alourdir sans que personne ne parle de les mettre ne faillite ; que le dollar soit une monnaie internationale (d’échange et de réserve) n’y est pas indifférent ; qu’ils soient la plus grande puissance militaire du monde encore moins : plus que leur compétitivité, déclinante, c’est cela qui garantit le billet vert. Leur principal créancier, la Chine est également, pour de raisons qui restent à approfondir (souci de continuer à accumuler les technologies, crainte des effets politiques qu’aurait sur la société chinoise une augmentation du niveau de vie ?) disposés à continuer à leur prêter. Mais les autres pays débiteurs ne pourront faire comme les Etats-Unis, même si certains   comme la France et l’Italie peuvent aujourd’hui envisager, aussi longtemps que l’euro existe, de « vendre » de l’euro comme les Etats-Unis « vendent » du dollar.

Encore moins les ménages américains surendettés  pourront-ils accumuler les dettes impunément, ne serait-ce que pour des raisons juridiques.

Cette solution trouve ainsi ses limites.

L’autre solution serait l’abolition générale des dettes.

Elle se produit en temps de guerre ou d’inflation généralisée. Elle est aujourd’hui difficilement concevable entre Etats sauf pour certains  pays pauvres, africains généralement, qui bénéficient de remises de dettes périodiques. Elle n’est pas non plus concevable pour les particuliers, sauf le cas de faillite.

C’est cependant ce qui se va se faire aux Etats-Unis, au bénéfice non point des débiteurs finaux à qui on ne fera pas de cadeaux, mais des banques les plus engagées. Les  700 milliards de dollars débloqués par le Trésor américain pour leur venir en aide n’ont pas d’autre sens. On peut déplorer que les banques, qui ont abondamment « privatisé » leurs profits, nationalisent leurs pertes. On peut  ironiser sur le fait  que la terre élue du libéralisme recoure massivement à l’intervention de l’Etat pour faire face à la tourmente. Mais il faut  surtout se demander où mène cet expédient. Qui va payer ? Le contribuable, dit-on. Lequel ? Le pauvre, au risque d’aggraver encore le goulot d’étranglement décrit ci-dessus ? Le riche, au risque d’aller à l’encontre de la politique suivie depuis trente ans ? Le plus vraisemblable est que l’argent sera trouvé grâce à la création monétaire (sous la forme de bons du trésor jamais remboursés). Et comme le déficit budgétaire et commercial américain s’en trouvera aggravé, c’est en définitive le reste du monde qui continuera à prêter un peu plus aux Américains, singulièrement à leurs banques défaillantes. On revient ainsi en partie à la première solution : continuer à prêter. Le risque de relance de l'inflation est bien réel puisque on aura injecté dans l’économie de grandes masses d’argent frais sans que la production ait augmenté.  Si  on évite ainsi le cataclysme qui résulterait de la faillite de l’ensemble du système bancaire international à la suite de  la défaillance de quelques banques américaines, on n’assure pas pour autant le redémarrage de la machine : parce que les causes structurelles qui l’ont grippée demeurent, parce qu’un climat de prudence, voir de méfiance  généralisé va demeurer.

Reste  la  troisième solution : une redistribution massive du pouvoir d’achat, des actionnaires vers les salariés (ne serait-ce que pour revenir aux ratios de partage de la valeur ajoutée des années 1950-1980), des plus riches vers les classes moyennes et inférieures, des vieux vers les jeunes.

Cela passe au minimum par une augmentation générale des salaires.

Il y a des précédents. Les années folles du premier après-guerre virent une prospérité factice assez analogue à celle que nous venons de connaître : hausse des bourses, développement incontrôlé du crédit aux particuliers, sans que les salaires, quoique en augmentation, aient suivi à due proportion, aux Etats-Unis notamment. La grande crise qui s'en suivit ne se débloqua que par une vigoureuse politique de redistribution du revenu : ce fut le sens du New deal, ce fut le sens de la politique du  Front populaire  (l’autre solution  étant la seule augmentation des dépenses d’armement, pratiquée dans les régimes totalitaires – ou l’ouverture de grands chantiers de travaux publics). C’est ce qui continua à se passer dans l’après guerre, l’existence de barrières douanières renforcées dans les années trente et encore en place dans l’immédiat après guerre permettant un peu partout de stimuler la production en élevant les salaires ouvriers, sans déperdition excessive vers l'extérieur.

C’est encore selon ce mécanisme que les hausses de salaires importantes qui furent consenties en mai 68, quoique tenues sur le moment pour une catastrophe par le patronat, entraînèrent, combinées à une dévaluation réussie, l’exceptionnelle prospérité des années Pompidou, les plus glorieuses des glorieuses.

Mais ce mécanisme est-il  encore envisageable dans un contexte de libre concurrence internationale ? Sans doute pas. Le corollaire est donc, qu’on le veuille ou non,  le retour à un certain protectionnisme national ou continental (à l’échelle de l’Europe des Vingt-sept par exemple) dont une des modalités peut être une sous-évaluation de la monnaie sur le modèle chinois. Sinon l’injection de pouvoir d’achat se traduit par des faillites et de la désindustrialisation, des importations supplémentaires, des déficits aggravés. Un autre corollaire est sans doute le retour à un certain niveau d’inflation inséparable d’une spirale salaires/prix positive.

Les chantres de l’ouverture aux quatre vents doivent en prendre conscience : on ne peut pas regonfler un pneu troué de tous les côtés. Il faut que le pneu soit à peu près étanche pour que la pompe ait de l’effet.

Le paradigme des années 1930-1980 que d’aucuns appelleront keynésien, encore que cette expression soit discutable, était assez clair : de sas entre les différentes économies permettant à l’action publique d’être efficace , une hausse constante des salaires ( nominaux et en partie réels) entraînant une hausse de la consommation et partant de la production domestique, une inflation plus ou moins modérée, une croissance rapide de l’économie occidentale, un partage de la plus-value plutôt favorable aux salariés, un resserrement relatif des écarts de revenus.

Celui des années 1980-2000 est à peu près  l’inverse : une ouverture générale des frontières rendant inopérante les politiques de relance nationales, une baisse des salaires  réels entraînant une stagnation de la consommation et partant de la production, la stabilité des prix, la récession, un partage de la plus-value favorable au capital, un élargissement des écarts de revenus.

Il est probable que la seule manière de sortir de la crise soit un rebasculement du second paradigme vers le premier. Elle implique  la remise en cause des principaux dogmes sur lesquels repose la pensée économique depuis trente ans.

                                                                                  Roland HUREAUX

 

1. La libéralisation des échanges et des mouvements de capitaux s’est accompagnée au cours des années quatre-vingt de la fin de l’encadrement du crédit, pour partie responsable de la crise actuelle.

2. Le taux de rémunération du capital était il est vrai tombé particulièrement bas  à la suite du premier choc pétrolier, de même que les taux d’intérêts réels.

3. Les salaires chinois augmentent mais pas en proportion de l’enrichissement du pays : du fait de la sous-évaluation du yuan, les produits étrangers demeurent hors de prix.

4. La politique rigoureuse du général de Gaulle avait rendu la France excédentaire. La réunification allemande a eu le même effet, rendant au contraire l’Allemagne provisoirement déficitaire.