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01 juin 2007

 

Dynamique de l’équilibre : La Vème République contre la tentation du populo-parlementarisme                                     Texte au format PDF

 
  • Thibaud de La Hosseraye

    Extraits de « La voie française dans le monde qui vient » in www.ineditspourlenon.com  et la revue Cité de mai 2007

On noie déjà le poisson quand on prétend nous enfermer dans un débat entre présidentialisme et parlementarisme ; la vraie question est de savoir quelle organisation des pouvoirs sera la plus apte à prévenir les deux risques, en apparence opposés, qui tiennent l’un et l’autre au paradoxe de la représentation politique du peuple :

– le premier, que la démocratie se réduise à la démagogie et la représentation du peuple à la seule reproduction cinématographique de mouvements d’opinion détectables par simples séries photographiques de sondages (confirmées, de temps à autre, par quelque référendum d’initiative pétitionnaire)

– et le second, que la démocratie se réduise à une technocratie où le pouvoir du peuple lui soit confisqué par ses représentants, c’est-à-dire par des professionnels de la politique dont l’élection soit subordonnée à leur propre cooptation dans le cadre d’un parti qu’ils représentent, par conséquent, avant même de représenter leurs électeurs, puisqu’ils ne sont élus que sur son investiture : c’est ce que de Gaulle appelait le « régime exclusif des partis » et qui est évidemment, avec la démagogie, l’une des deux tendances inertielles de la démocratie.

Or ce serait une erreur de croire que démagogie et technocratie ne peuvent que s’opposer : plus la politique se professionnalise (et je ne dis pas du tout que ce soit un mal), plus elle tend à s’abstraire de la détermination des fins pour se spécialiser dans la gestion des moyens (c’est ce que j’entends par technocratie). Le moyen devient la fin, à commencer par celui de prendre le pouvoir, qui est le moyen des moyens, et de le garder le plus longtemps possible. On adaptera donc la définition de sa fin à ce que l’on pourra présumer de l’état donné de l’opinion : exactement ce qu’a tenté le PS lors de la dernière campagne référendaire (sur le TCE), non sans l’agrémenter de l’obligation – rétrospective ! – d’une "discipline de parti" parfaitement conforme à la priorité qu’il estime de droit, pour chacun de ses élus, de la représentation du parti sur celle de ses électeurs, y compris dans une question d’intérêt national.

 

I- Le gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple »

Je voudrais, là-dessus, tenter une première clarification, de principe, et qui suppose de remonter jusqu'à la définition même de la démocratie, ou plutôt de la République, telle qu'elle est rappelée dès l'art. 2 de la Constitution de 1958: « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Il y a une lecture inattentive de cette formule qui la réduit à une espèce d'ineptie ronflante, une déclaration d'intention d'un idéalisme si déconnecté du moindre bon sens que l'évidence de son impraticabilité la condamne, en définitive, au cynisme le plus désinvolte. Le peuple serait donc censé se gouverner lui-même pour son plus grand bien.

C'est simple: dans l'expression « gouvernement du peuple », on comprend que le peuple est celui qui est gouverné, la précision qui suit, « par le peuple », ajoutant qu'il est, d’autre part, le complément d'agent de cette action, donc son véritable sujet, en tant que sujet dont la troisième occurrence « pour le peuple » le désigne aussi bien comme la fin que comme l’objet ou le patient de son action. Ce qui pourrait se traduire : gouvernement du peuple par lui-même et pour lui-même.

Or ce n'est justement pas ce qui est écrit, en dépit du gain de simplicité que présenterait cette version.

Car si l’homme est bien supposé pouvoir se déterminer lui-même, c’est une tout autre affaire de se gouverner, en outre conformément à son propre intérêt bien compris, et on aurait du mal à concevoir que l'extrême difficulté dont l'expérience nous instruit d’une pareille entreprise à l'échelle de chaque individu se trouverait miraculeusement présumée résoluble à des dizaines de millions de citoyens et, par la seule magie du vote, assez facilement pour que la solution d'un tel problème se présente, non pas seulement comme une finalité ultime de la République, mais comme son "principe".

C'est pourtant bien ce qu'ont l'air de croire les partisans de l'inflation référendaire d'initiative pétitionnaire. Seules des considérations bassement techniques (dont beaucoup déjà aujourd'hui périmées) nous obligeraient à quelques résidus de délégation de son pouvoir par le peuple; mais l'idéal serait, à n'en pas douter, qu'il n'y ait pas d'autre gouvernant du peuple que le peuple, et dans son entier.

En réalité, le principe d’un gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple n’a rien à voir avec un article de foi sur la capacité d'aucun peuple à se gouverner lui-même profitablement, ni même avec un article de droit sur sa liberté de se passer d’aucun gouvernant, quoi qu'il s'ensuive. Si le mot de « peuple » revient trois fois, sans jamais laisser place à un pronom réfléchi, ce n'est pas juste pour faire joli, c'est bien précisément pour éviter cette réflexivité (logiquement problématique) d'un autogouvernement et indiquer, au contraire, que ce n'est pas tout à fait sous le même rapport qu'il faut entendre le « peuple » dans ses trois occurrences.

La dernière est la plus éclairante : le peuple « pour » lequel est gouverné le peuple n'est ni exactement celui qui est gouverné, ni celui « par » lequel il l'est. Quand les citoyens, dans un vote, se déterminent (ce qui est à la fois plus et moins que de se « gouverner »), ils ne le font pas seulement, nombriliquement, pour eux-mêmes ou pour le peuple que constitue l'ensemble des votants, ils le font au moins autant pour ceux de leurs enfants qui ne sont pas encore en âge de voter, auxquels il faut ajouter le peuple à venir, innombrable, de tous ceux qui sont encore à naître et qui naîtront d’eux. Et ils le font aussi, parfois, pour la mémoire de leurs morts, pour que leurs morts vivent ou ne soient pas morts en vain.

Pas davantage le peuple gouverné n'est-il exactement celui « par » lequel ni «pour» lequel s'exerce un gouvernement. Il se distingue du troisième, non pas tant par l'extension (car gouverner est aussi conduire, d'un passé à un avenir et qui donne sens, également, au passé) que par le degré d'efficience possible de l'action, sur lui, du gouvernement. Et il se distingue du second par l'extension, en ceci que le second se limite à la fraction du peuple à laquelle est reconnu, au moment de voter, le droit de vote.

Et cette reconnaissance est liée à des conditions de maturité, donc de responsabilité, en même temps que de conformité au droit, dans une mesure définie par la loi.

C'est dire que, même pour l'ensemble du peuple appartenant au présent où s'exerce un gouvernement, il faut déjà distinguer le peuple gouverné du peuple gouvernant, il y a déjà, en droit, des degrés reconnus de capacité à gouverner. Il ne faut donc pas seulement distinguer les trois peuples, mais aussi le peuple, en général, du gouvernant.

Et il faut reconnaître une responsabilité propre de l'électeur qui n'est pas celle de l'élu ni du gouvernant, et non moins décisive pour autant : c'est de s'en remettre, pour un temps défini, à celui auquel il a remis son pouvoir.

 

II- Le problème spécifique du "gouvernement"

Justement parce que l'électeur est celui en qui réside l'ultime autorité, il lui revient, à l'inverse d'un père ou d'une mère possessifs, d'autoriser le gouvernement à vraiment gouverner, ce qui n'est certes pas plus facile qu'à des parents de laisser, pour la première fois, leur enfant conduire ou monter à cheval. La responsabilité, ici, c'est l'assomption d'un risque: celui de confier le gouvernail à tel que l'on aura jugé capable de le tenir, du moins pour un temps donné. C'est-à-dire, pour ce temps, de le lui laisser.

On le lui laisse toujours, pour une part, malgré soi, et au terme d'un débat intérieur dont même l'issue peut demeurer, à chacun, rétrospectivement incertaine. Et c'est bien cette incertitude qui justifie aussi que nous autorisions celui qui gouverne à prendre des initiatives que nous n'approuverions pas, comme un enfant à réagir ainsi plutôt qu'autrement à telle impulsion imprévue de son cheval.

Si le peuple est donc celui par qui le gouvernant gouverne, cela ne veut pas dire que le peuple soit le gouvernant. Pour aller jusqu'au bout de la distinction, en reprenant l'analogie de la navigation, il n'y a de gouvernement que par le peuple, comme il n'y a de navigation à voile que par le vent. Mais ce serait un piètre navigateur que celui qui ne pourrait avancer que dans la direction où souffle variablement le vent. Là où s'éprouve l'art de la navigation, c'est à maintenir son cap, y compris lorsque le vent tourne : à contrevent, et néanmoins toujours et seulement « par » le vent.

Le problème est qu’avec l'idée de gouvernement, on touche à un point névralgique de la sensibilité de tout un chacun, surtout peut-être en France, et davantage encore depuis le trauma de l'expérience du fascisme. Si gouverner, c'est conduire, alors cela ne se peut pas sans une "tête", c'est-à-dire, littéralement, un "chef" -et un chef, c'est l'horreur : c'est un duce, c'est un führer, c'est un caudillo, etc.

On le voit bien dans l'immédiat après-guerre : il faut croire que le seul terme de «gouvernement » était frappé de l'interdit du tabou, puisque, dès la Constituante de 1945, l'un des grands motifs de la résistance de de Gaulle à la démission politique (déjà au nom du "politiquement correct"!) que nous préparait la Constitution de la IVème République (dont certains fantasment toujours aujourd'hui la restauration), c'était que n'y serait même pas fait mention d'aucun « gouvernement ». Il n’est que de relire le projet du 19 avril 1946 : rédiger une Constitution qui ne contienne pas le mot de « gouvernement », il faut le vouloir. C'est une prouesse à peu près analogue, sur le plan théorique, à celle, technique, de Georges Pérec, d'écrire un livre en se passant de la lettre « e ».

On attribue couramment l'instabilité ministérielle de la IVème à ce que l'élection des députés de l'Assemblée Nationale à la proportionnelle aurait interdit à aucun parti de détenir à lui seul une majorité suffisante pour gouverner. Je ne partage pas cette analyse. Quand il n'y a qu'une assemblée qui décide, même dans le cas d'un seul parti majoritaire, les jeux d'alliance entre partis se transposent entre courants internes à ce parti et ce n'est pas la présumée cohérence idéologique du parti qui risque d'empêcher l'un de ses représentants de sauter pour un oui ou pour un non, sur une mesure concrète à prendre où chacun puisse y aller de sa surenchère à plus de cohérence...

En revanche, il n’est sans doute pas de plus sûr moyen de s’interdire de gouverner que de refuser jusqu’à l’idée même de gouvernement et, plus généralement, d’un quelconque pouvoir autre que celui dit « du peuple », en réalité, indifféremment tout le monde, c’est-à-dire personne.

L’essentiel est donc dans l’organisation du pouvoir politique. Elle doit être telle qu’elle conjugue les deux exigences d’un maximum de démocratie directe et d’un maximum de représentativité des élus et cela, prioritairement, déjà dans la détermination même du mandat représentatif, au sens le plus large du terme.

Je propose, à partir de là, une déduction a priori de ce qui me paraît devoir être absolument sauvegardé de la Vème République telle que je la comprends, du seul point de vue de l’idéal démocratique et en toute indifférence à la genèse historique de sa conception comme à son opportunité actuelle.

 

III- L’organisation des pouvoirs dans la Vème République

Trois aspects me paraissent fondamentaux : d’abord la prismatisation du pouvoir du peuple dans les trois instances présidentielle, gouvernementale et parlementaire, ensuite le mode électoral correspondant à la fois le mieux à l’idéal de la démocratie directe et au sens le plus noble de la fonction parlementaire, enfin la détermination du pouvoir de ces instances les unes sur les autres la plus conforme à leurs définitions respectives autant qu’à l’exercice le plus direct, efficace et dynamique du pouvoir du peuple sur sa représentation.

 

a- le pouvoir du peuple dans ses trois fonctions : présidentielle, gouvernementale et parlementaire

Le suffrage n’est rien sans le débat qui doit le précéder, seul à fonder la légitimité démocratique de la majorité qui s’en dégage et donc, dans une élection, la représentativité de l’élu. Mais cette représentativité est en même temps proportionnelle à l’extension du suffrage, ce qui implique l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct en tant qu’il représente l’ensemble de la nation et qu’il est élu sur un programme qui en détermine l’orientation politique pour une durée au moins égale à celle de son mandat.

Il est en effet capital de distinguer, ici, entre l’orientation politique d’une part, sur laquelle est élu le chef de l’Etat et qui doit être une expression de la volonté du peuple souverain et d’autre part, l’exécution de cette volonté en fonction de circonstances plus ou moins imprévisibles qui peuvent s’y opposer, ce qui est affaire, non plus seulement de simple volonté, mais d’intelligence technique, non plus de fins, mais de moyens, lesquels peuvent parfois sembler aussi étrangers, voire contradictoires, à leur fin que de pianoter tous les matins, même d’hiver, sur un banc de bois, quelque part à Montréal, paraît à distance incalculable de la musicalité de telle pièce de Liszt dont on ne se livre à cette ascèse que dans l’espoir de donner, un jour, une interprétation.

Or il est difficile de contester qu’une finalité aura d’autant plus de chances d’être atteinte qu’elle restera plus libre de ses moyens. C’est ce qui justifie, dans les institutions de la Vème République, la dualité, à la tête de l’Etat, du Président de la République, responsable des fins devant le peuple qui l’a élu en raison du sens qu’il leur donnait, et du Premier ministre, chef du gouvernement, responsable des moyens, non pas, cependant, exclusivement ni directement devant le chef de l’Etat, quoique le mieux placé pour l’avoir nommé dans cette fonction, mais devant une assemblée d’élus qui l’ont été par le peuple en raison à la fois de l’orientation qu’ils ont défendue et surtout, et par définition, de la compétence qu’ils ont su manifester à la soutenir et d’abord à la communiquer, puisque c’est à eux qu’il reviendra, en droit et idéalement, de juger dans quelle mesure les moyens mis en œuvre par le gouvernement sont ou non réellement compatibles avec l’ensemble des finalités qui définissent le mandat présidentiel : c’est le Parlement, et plus particulièrement l’Assemblée Nationale.

 

b- l’importance du scrutin majoritaire dans la délégation par le peuple de son pouvoir au Parlement

On voit ici l’importance du scrutin majoritaire plutôt que de la proportionnelle dans l’élection des députés qui la composent : non seulement c’est celui qui permet, de l’électeur à l’élu, l’élection la plus directe, c’est-à-dire la plus conforme à l’idéal de la démocratie directe, mais pour cette raison même, c’est aussi celui qui exprime le mieux la responsabilité prioritaire de l’élu devant ses électeurs, avant l’éventuelle organisation politique ou le parti dont il a reçu l’investiture et qui indique son orientation politique, ce qui veut dire que c’est, en droit, le mode électoral qui laisse l’élu le plus libre de son jugement face au gouvernement, aussi bien quant à la fin qu’il poursuit que quant à l’adéquation des moyens qu’il met en œuvre, pour y parvenir, dans son adaptation à une conjoncture imprévue ; c’est donc aussi le mode le plus conforme à cette fonction parlementaire.

Privilégier, au contraire, la proportionnelle, c’est privilégier la représentation, mais non pas au sens où elle s’exprime dans le mandat proprement parlementaire, directement conféré par la base électorale du peuple à un élu qu’il a jugé digne de la délégation, ici, de cette part de son pouvoir : c’est privilégier au contraire la représentation de ces corps intermédiaires que sont, entre le peuple et son pouvoir, les partis.

Or quelle que soit la nécessité démocratique des partis (en particulier comme organes de formation et de réflexion politiques, et dont la pluralité atteste et authentifie celle des diverses possibilités d’options ouvertes à la souveraineté populaire), ils n’en présentent pas moins la double limite, justement de n’être que des partis, c’est-à-dire politiquement prédéterminés, en même temps que des corps animés d’une vie propre et que leur intérêt naturel à se perpétuer conduit [bio-]logiquement à se préférer eux-mêmes à leur milieu, c’est-à-dire, dans une conjoncture politique donnée, à préférer leur propre bien à celui de la société sur laquelle ils agissent –et je n’y vois aucun mal, je dis seulement que c’est la raison pour laquelle on ne saurait réduire la délégation parlementaire du peuple à une simple représentation de partis.

 

c- fondement du droit de dissolution de l’Assemblée Nationale par le pouvoir présidentiel

Maintenant, lorsque le Parlement "censure" le gouvernement, il peut avoir deux raisons de le faire : soit qu’il juge les moyens mis en œuvre inadaptés, voire contradictoires, à une fin dont il reconnaît la légitimité, soit qu’il estime cette fin elle-même désormais inadaptée à la situation nouvelle qui lui impose de se prononcer.

Dans la mesure où cette seconde possibilité remet en cause l’orientation politique sur laquelle se fonde le mandat présidentiel, revient alors au chef de l’Etat l’initiative de rendre la parole au peuple afin de vérifier d’abord si le vote parlementaire doit s’interpréter comme une opposition au gouvernement, donc sur les moyens, ou au Président lui-même, donc sur les fins. D’où son droit de dissolution de l’Assemblée : car en remettant directement son propre mandat en jeu, il signifierait par là son identification au chef du gouvernement et sa subordination prioritaire au Parlement, c’est-à-dire ici celle des fins aux moyens, autrement dit de la politique à la technique.

Il est vrai qu’en cas de réélection, il faudrait tout de même lui reconnaître ce moindre des pouvoirs de dissoudre une assemblée qui aurait alors perdu sa représentativité. On pourrait donc imaginer une double légitimation du mandat présidentiel, et par le suffrage direct, et par la délégation parlementaire, mais il en résulterait une simple complémentarité des deux ordres, celui des moyens et celui des fins, qui ne correspondrait pas non plus à la logique de leur véritable rapport et surtout qui serait en contradiction avec ce principe de liberté qu’une même fin doive pouvoir s’accommoder d’une pluralité de moyens entre lesquels choisir, en tant que mutuellement incompatibles, quoique respectivement compatibles avec elle.

On en arriverait fatalement à une confusion des moyens et des fins, c’est-à-dire à l’opportunisme technocratique d’un régime où le gouvernement se réduirait de nouveau, comme sous la IVème République, à une simple émanation du Parlement et le Parlement à une simple émanation des partis qui n’offriraient au peuple que des alternatives en cohérence avec leur propre intérêt de partis.

 

IV- Sens et enjeu de la représentativité

Encore faut-il bien s’entendre sur la notion de représentativité.

Mutatis mutandis, quand un avocat "représente" son client, ce n’est pas simplement pour le doter d’une parole dont la nature ou un accident l’aurait privé, ni même pour exprimer mieux qu’il n’en serait capable ses aspirations ou ses pensées. En d’autres termes, il n’en est pas le pur et simple traducteur. Il est là pour le défendre sur une cause précise et dans un but précis que nul n’ignore. S’il se contentait, pour ce faire (à supposer que ce soit possible), de rendre audible à tous tout ce qui passe par la tête de l’accusé, il y a des cas, disons, au hasard, une fois sur deux, où le résultat serait plutôt catastrophique. Je suis peut-être pessimiste, mais je ne vois pas grand monde qui voudrait de cet extralucide pour avocat.

Je corrige maintenant l’analogie : certes, un homme politique n’est pas un avocat. Mais pourquoi ?

En premier lieu, parce qu’un avocat doit être prêt à défendre n’importe quel accusé, à commencer par celui pour lequel il éprouve le plus de dégoût : c’est l’aspect sous lequel assimiler un politique à un avocat le réduirait à un démagogue opportuniste (ce que n’est jamais un politique…).

Ensuite, et surtout, parce qu’un politique ne plaide la cause de la majorité qui l’a élu que dans la mesure où il a d’abord plaidé sa propre cause devant l’électeur comme devant le premier des juges, et non pas un accusé, ni un suspect. Le suspect, c’est plutôt lui, le politique, a priori. Et il me paraît souhaitable qu’il en soit ainsi.

Mais voilà où je voulais en venir : on comprend, à la lumière de cette analogie corrigée, qu’un représentant politique l’est en un double sens : en tant qu’élu, il l’est de la majorité qui l’a élu, mais en tant qu’éligible (et qui le demeure même élu), il l’est aussi, et non moins essentiellement, de lui-même, je veux dire de sa propre cause, de l’orientation qu’il a défendue et dont la défense même ne coïncidait pas nécessairement, ni avec les aspirations et pensées spontanées de son électorat, ni d’ailleurs avec ses propres convictions profondes. Et il ne s’ensuit pas qu’il nous trompe : il s’efforce, pour des raisons qui ne nous regardent pas, de nous convaincre, nous d’abord, de la justesse de la cause qu’il a faite sienne.

En d’autres termes, la représentativité de son mandat ne sera pas due à ce que son élection serait la plus conforme à un certain état donné de l’opinion, mais tout au contraire à ce qu’il aura réussi à convaincre le plus possible de ses électeurs de changer d’opinion. Ce qui signifie que, dès la première instance électorale, dès la première élection, la représentativité de l’élu se fonde sur sa capacité d’action, et proprement politique. C’est pourquoi elle n’est pas une photographie statique de l’opinion, c’est pourquoi elle n’a de sens que dynamique et c’est pourquoi il est, entre autres, aberrant de vouloir que l’exécutif ne soit qu’un exécutant, celui des décisions d’une assemblée qui ne serait à son tour que l’émanation de l’opinion publique : ce qui reviendrait à consacrer le règne de la démagogie.

Outre qu’il n’y a pas plus de sens moral à prétendre instrumentaliser les gouvernants que les représentants du peuple, en les réduisant à de simples marionnettes entre ses mains, c’est vraiment une ineptie, du point de vue politique aussi bien que démocratique. L’Assemblée est par excellence, ne serait-ce qu’en raison du nombre, le lieu de la délibération de long terme, en cela le plus adéquat au mandat proprement législatif : aurait-on dû attendre une semaine de délibérations parlementaires avant de décider, le moment venu, c’est-à-dire en disposant de l’intégralité du dernier état de l’information, incluant les ultimes tractations diplomatiques, si la France devait ou non opposer son veto à une intervention de l’ONU en Irak (autrement dit à une guerre, non plus entre les USA et l’Irak, mais, comme l’aurait tant voulu Bush, entre l’Islam et la Chrétienté) ? Quel sens donnerait-on encore, ici, à la distinction des pouvoirs exécutif et législatif ?

 

V- Les implications de la représentativité dans le ternaire de la Vème République

Comment ne pas être conscient que toute action politique impose des situations d’urgence qui nécessitent un maximum d’autorité de l’initiative qu’elles appellent ? Encore une fois, ce n’est pas l’autorité qui pose problème, ce n’est que sa représentativité, laquelle ne saurait se limiter à la simple projection géométrique et statique du peuple dans le Parlement et du Parlement dans le gouvernement, selon un émanatisme pyramidal qui n’est qu’une véritable machine à dissoudre, en réalité, l’autorité première du peuple, où le peuple déresponsabilise le Parlement à proportion où le Parlement déresponsabilise le gouvernement –et ce, quel que soit le type de scrutin choisi pour l’élection des députés.

De fait, qu’ils soient élus à la proportionnelle ou pas, dès lors qu’ils ne l’auront pas été en ayant eu à se déterminer face à une majorité déjà constituée sur une orientation définie (donc présidentielle), puisque c’est eux qui auront à composer cette majorité, on ne voit pas ce qui les empêcherait, une fois élus, de s’en acquitter selon la logique la plus naturelle, qui sera celle du rapport de forces entre partis ou entre courants d'un même parti.

Ce tri-stratisme rétrocessionnaire (Peuple, Parlement, Gouvernement) est évidemment ce à quoi s’oppose l’esprit du ternaire de la Vème République, dans les trois expressions du pouvoir du peuple que sont les fonctions présidentielle, gouvernementale et parlementaire.

Le mandat présidentiel procède ici directement de l’ensemble de la nation dont il doit assumer l’unité, au-delà de la diversité des partis et des intérêts régionaux qui en prismatisent et en dynamisent, dans le mandat parlementaire, la complexité de la vie politique.

Entre les deux, le mandat gouvernemental constitue la véritable clef de voûte, mieux encore, pour ainsi dire, le « sigillium trinitatis » de l’ensemble du système. D’abord parce qu’il ne procède lui-même d’aucune élection : et ce point est capital. Car il ne tire sa représentativité que de celle des deux premières instances : d’une part de la nomination du chef du gouvernement (responsable à son tour devant lui de la nomination de ses ministres) par l’élu de l’ensemble de la nation et d’autre part, de sa responsabilité devant la représentation parlementaire de l’Assemblée Nationale. C’est donc à lui que revient d’articuler, mais en les maintenant distinctes, l’unité idéale de la nation (dans ses fins) et sa diversité autant que sa variabilité concrètes (imposant la prise en considération de ses moyens au sens le plus large et le plus conséquent du terme). Cela « sans confusion ni séparation », pour emprunter encore au vocabulaire de la théologie trinitaire.

On arrive ainsi à ce paradoxe hallucinant (et naturellement scandaleux, en particulier pour des élus, mais aussi pour de sincères partisans de la démocratie directe) que même élus, ce ne soit pas en tant qu’élus que nos gouvernants nous gouvernent ! Faut-il conclure de cette représentativité seulement indirecte (puisqu’elle ne « procède » que des deux autres) à une moindre représentativité de l'instance gouvernementale ?

C’est tout le contraire qui est vrai, et non pas seulement parce que son caractère indirect est précisément compensé par son double fondement (et cela en pleine conformité à sa fonction), mais aussi parce qu’il n’y a qu’un tel dispositif qui puisse directement porter au gouvernement un simple citoyen, lequel ne sera certes pas n’importe qui (ni non plus un "chouchou" du Président de la République ou du chef du gouvernement, cessons ces enfantillages, franchement, il faut tout de même réussir à se convaincre que le premier "intérêt" d’un pouvoir, c’est le succès de ce qu’il entreprend, ne serait-ce que pour y éprouver la réalité de son pouvoir, et quelle que soit, par ailleurs, la malignité de ses intentions), mais, comme on dit, "un membre de la société civile", doté d’une expérience de la vie en société autre que strictement politique et reconnu pour sa compétence et une efficacité de long terme, à une échelle significative.

On pourra discuter autant qu’on voudra, cas par cas, de l’opportunité pratique réelle de telle ou telle nomination (mais justement très vite révocable), on aura malgré tout du mal à me persuader que cette possibilité d’accès au pouvoir d’un citoyen "non politique" soit contraire et à l’esprit de la démocratie directe et à la représentativité de son mandat.

 

Car le fondement même de la démocratie, et a fortiori de la démocratie directe, c’est que le simple citoyen, en tant qu’électeur, soit déjà lui aussi implicitement investi de la représentativité d’un mandat qu’il reçoit de l’ensemble de la nation, que ce soit pour juger du plus apte à le représenter selon le mandat qu’il lui confie dans l’élection ou pour décider, dans un référendum, d’une surdétermination de ce mandat.

En dernière instance, en effet, l’investiture du citoyen par la nation lui confère, en tant qu’électeur, ce pouvoir plus que présidentiel de renverser à lui seul une majorité, dans l’hypothèse où elle ne serait que d’une seule voix –et cette hypothèse est optimale pour une démocratie, parce qu’une telle majorité impliquerait, en amont du vote, la plus libre délibération du peuple sur une alternative dont aucune des deux options n’aurait occulté l’intérêt de l’autre et, en aval, une prise en considération d’autant plus scrupuleuse des motifs du suffrage minoritaire, donc de la volonté de l’ensemble de la nation.

C’est là, dans ce pouvoir plus que présidentiel de chaque citoyen, que réside le sens logique du paradoxe de la démocratie, ou plus précisément de la République, tel que l’énonce lapidairement Montesquieu : « N’avoir pour supérieurs que ses égaux ».