Propos de
d'Emmanuel TODD
Démographe et historien
Propos recueillis par Vincent Remy
Télérama n° 2981 - 3 Mars 2007
A
LIRE :
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Il
n'y aura pas d'empire américain. Le monde est trop vaste, trop divers,
trop dynamique pour accepter la prédominance d'une seule puissance.
L'examen des forces démographiques et culturelles, industrielles et
monétaires, idéologiques et militaires qui transforment la planète ne
confirme pas la vision aujourd'hui banale d'une Amérique invulnérable.
Emmanuel Todd trace ici le tableau plus réaliste d'une très grande
nation dont la puissance a été incontestable, mais dont le déclin
relatif parait irréversible. Les Etats-Unis étaient indispensables à
l'équilibre du monde ; ils ne peuvent aujourd'hui maintenir leur niveau
de vie sans les subsides du monde.
L'Amérique, par son activisme militaire de théâtre dirigé contre des
Etats insignifiants, tente de masquer son reflux. La lutte contre le
terrorisme, l'Irak et l'"axe du mal" ne sont plus que des prétextes.
Parce qu'elle n'a plus la force de contrôler les acteurs économiques et
stratégiques majeurs que sont l'Europe et la Russie, le Japon et la
Chine, l'Amérique perdra cette dernière partie pour la maîtrise du
monde. Elle redeviendra une grande puissance parmi d'autres
Fnac
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Face à la concurrence des pays émergents, un "protectionnisme
européen raisonnable" s’impose, estime l’historien. Pourquoi
l’économie n’est-elle pas au centre du débat électoral ?
Serait-il en voie de devenir le gourou des politiques ? Rappelez-vous
sa fameuse note de l’automne 1994, Aux origines du malaise politique,
qui permit à Jacques Chirac de mener campagne sur la « fracture
sociale ». Peu se souviennent que, dès 1976, à l’âge de 25 ans, le jeune
démographe Emmanuel Todd avait prédit dans La Chute finale la
décomposition de l’Union soviétique. En 2002, il règle aussi le sort des
Etats-Unis (Après l’empire) et continue de guetter leur effondrement. Et
voilà qu’à l’automne dernier, il est parti en guerre contre les «
candidats du vide » que sont à ses yeux Nicolas Sarkozy et Ségolène
Royal. Son nouveau combat ? La création d’une aire protectionniste
européenne, afin de soulager les classes laborieuses des maux du
libre-échange. A voir la virulence des réactions qu’il suscite, il
semble que le petit-fils de l’écrivain Paul Nizan et le fils du
journaliste Olivier Todd gratte à nouveau là où ça fait mal…
Le 13 septembre 2006, vous déclariez dans une interview au Parisien :
« Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy sont “les candidats du vide”. »
C’est toujours votre opinion ?
A ce jour, je ne vois pas ce qui pourrait me faire changer d’avis. Je
les appelle comme ça non pas pour leur côté people, la brume autour de
leur vie de couple, mais pour une absence de discours sur la seule chose
qui intéresse et angoisse les Français : le système économique qui a
engendré la pression sur les salaires et l’insécurité sociale.
Toutefois, il serait injuste de jeter l’anathème sur Sarkozy sous
prétexte qu’il dit tout et n’importe quoi, et sur Ségolène Royal parce
qu’elle ne dit rien sur l’économie, sans ajouter que François Bayrou les
a malheureusement rejoints. Je persiste à dire que s’ils ne mettent pas
la question du libre-échange au cœur de leur programme, ils seront à
côté de la situation réelle du pays, des souffrances des gens. Cela
explique que la campagne ne démarre pas, et que le corps électoral ne
suive pas.
Vous dénoncez un « système médiatico-sondagier » qui aurait « imposé »
le binôme Sarkozy-Royal...
Dans les phases pré-électorales, avant que les thèmes aient été
présentés par les candidats ou les partis, l’électorat populaire est
inerte. Les sondages qui ont été réalisés à ce moment-là représentaient
l’opinion des classes moyennes, et plutôt des classes moyennes
supérieures, parmi lesquelles on trouve les journalistes, les sondeurs…
Ces derniers le savaient mais, au lieu de reconnaître que leur boulot ne
valait rien, ont préféré dire :
« les sondages sont une photographie de l’opinion à un moment donné ».
C’est une escroquerie ! Ils suggèrent que l’opinion change, alors qu’on
assiste en réalité à un phénomène de formation, de cristallisation d’une
opinion populaire qui n’existait pas et qui émerge dans le courant de la
campagne.
Mais ce ne sont quand même pas les sondeurs qui ont choisi Ségolène
Royal !
Il
est vrai que les adhérents n’étaient pas obligés d’écouter les sondages
qui leur disaient que seule Ségolène Royal avait des chances. Beaucoup
plus qu’il n’a désigné sa candidate, le PS s’est révélé indifférent aux
questions économiques. C’est dommage, lorsque l’on voit qu’un Fabius,
dans ses derniers discours, a mûri sa réflexion et propose une vraie
vision de l’Europe.
Un peu tard…
Oui, mais il ouvre aujourd’hui la voie à une contestation efficace du
libre-échange. Et le premier candidat majeur qui abordera le sujet
cassera la baraque !
A quoi le voyez-vous ?
A l’automne dernier, j’ai fait quelques interventions radio en faveur de
ce que j’appelle « un protectionnisme européen raisonnable ». La montée
d’un prolétariat chinois sous-payé a un effet gravement déflationniste
sur les prix et les salaires des pays industrialisés et elle n’est pas
près d’être enrayée, car la Chine est un pays totalitaire. Il faut donc
des barrières douanières et des contingentements provisoires. J’ai été
très frappé de la réceptivité de la société française à cette remise en
question du libre-échange. Puis Dominique de Villepin m’a demandé
d’ouvrir la conférence sur l’emploi par un topo sur le sujet. Lorsque
vous intervenez, non plus à la radio, mais au cœur du système, en
présence du Premier ministre, du ministre de l’Economie, des syndicats,
du Medef, c’est la panique. Tout le monde sent en effet qu’un candidat
qui arriverait avec un projet protectionniste européen bien ficelé
serait élu, d’où qu’il vienne. Et personne ne peut rire d’une Europe
protégée de 450 millions d’habitants, d’autant moins qu’elle pourrait
réaliser l’impossible, c’est-à-dire, à l’intérieur de chaque pays, la
réconciliation des dirigeants et des groupes sociaux.
Vous avez déclaré que l’émergence du thème protectionniste viendrait
plutôt de la droite…
Le Parti socialiste et l’UMP sont tous deux décrochés des milieux
populaires et probablement d’une bonne partie des classes moyennes. Ce
sont des superstructures qui flottent dans les classes moyennes
supérieures. Mais cette oligarchie est coupée par le milieu : le PS
représente l’Etat, et l’UMP, le marché. Ceux qui sont bien logés dans
l’appareil d’Etat – fonctionnaires de catégorie A, j’en fais partie –
ont une indifférence encore plus grande aux maux du libre-échange. A
droite, c’est vrai que le capitalisme financier s’en contrefout. Mais ce
n’est pas le cas des secteurs de production. N’oubliez pas que le
premier théoricien du protectionnisme, l’économiste allemand Friedrich
List, était un libéral. Les protectionnistes sont des adeptes du marché,
à condition de définir la taille du terrain…
La régulation du marché ne serait pas qu’une histoire de gauche ?
D’abord, il faut rappeler que les socialistes ont une arrogance de bons
élèves que n’ont pas les gens de droite. Ils oublient facilement que
dans l’histoire des idées économiques, les basculements sont
transpartisans ; au début des années 70, la gauche et la droite étaient
en faveur d’une économie régulée par l’Etat. Le basculement dans
l’ultralibéralisme a fini par toucher tout le monde. Si l’on en vient,
comme je l’espère, à l’idée que la protection européenne est la bonne
solution, au final, gauche et droite seront d’accord. Reste à savoir qui
va démarrer le premier.
Vous avez eu des mots très durs pour « la petite bourgeoisie d’Etat »,
qui « ne comprend pas l’économie »…
L’une des forces de la France, c’est son égalitarisme, et la capacité de
sa population à s’insurger. Cet esprit de contestation explique dans
notre pays la suprématie de la sociologie. En revanche, la France n’a
jamais été en Europe l’économie dominante, elle a toujours été, depuis
le Moyen Age, en deuxième position. La pensée économique française est
donc restée à la traîne. Il se trouve que notre unique Prix Nobel
d’économie, Maurice Allais, un vieux monsieur, est protectionniste !
Alors on décrète que notre vieux Prix Nobel ne vaut rien en économie… Ne
soyons pas naïfs, toutes les rigidités ne sont pas intellectuelles, car
deux nouvelles catégories de soi-disant économistes sont apparues : des
types issus de la haute fonction publique, d’autant plus adeptes du
marché qu’ils ne savent pas ce que c’est, et des économistes bancaires,
qui sont en fait des commerciaux dont les intérêts sont imbriqués à ceux
du système.
Vous avez prédit en 2003 le déclin américain, qu’on ne voit toujours pas
venir…
Je maintiens que si une économie est puissante, cela s’exprime dans
l’échange international. Or, les Etats-Unis, avec 800 milliards de
déficit commercial, sont déficitaires avec tous les pays du monde, y
compris l’Ukraine. Les Etats-Unis, c’est le pays des mauvaises bagnoles,
des trains qui vont lentement, où rien ne marche très bien, où il est
difficile de faire changer un compteur à gaz en dehors des grandes
villes, où la mortalité infantile est la plus forte du monde occidental.
Où l’informatisation et la robotisation – c’est masqué par l’essor des
ordinateurs individuels – est faible. Là-bas, le discours sur l’économie
virtuelle, sur « l’immatériel », est un discours délirant. Parce que
l’économie, ce n’est pas l’abolition de la matière, mais sa
transformation par l’intelligence.De temps en temps, l’état réel de
l’Amérique apparaît : face à un événement comme l’ouragan Katryna,
l’économie virtuelle, les avocats, les financiers, pas terrible, hein…
C’est cette Amérique-là qui fascine Nicolas Sarkozy...
Ce n’est pas tant le bushisme de Sarkozy qui est scandaleux, que sa
mauvaise maîtrise du temps, son manque d’à-propos, puisqu’il est allé
faire allégeance à Bush juste avant que l’énormité de son échec en Irak
ne soit reconnue aux Etats-Unis mêmes ; quant à Ségolène Royal, elle a
manifesté une vraie rigidité de pensée en refusant pour l’Iran le
nucléaire civil aussi bien que militaire. Je ne vois pas comment ces
deux candidats pourraient penser le protectionnisme européen, question
qui suppose intérêt pour l’économie, mais aussi maîtrise de la politique
étrangère, car la première chose qu’il va falloir faire, c’est négocier
avec l’Allemagne !
L’économie allemande est repartie. En quoi l’Allemagne aurait-elle
besoin du protectionnisme ?
Pour les idéologues du libre-échange, l’Allemagne est le pays qui
réussit le mieux. Mais de mon point de vue, c’est celui qui arrive le
mieux à se torturer lui-même. Au prix d’une terrible compression
salariale, l’Allemagne a abaissé ses coûts de production et gagné des
parts de marché en Europe, contribuant à l’asphyxie de la France et de
l’Italie.
Elle aurait maintenant tout à gagner à un marché européen prospère, où
l’on protège nos frontières, augmente les salaires, gonfle la demande
intérieure. Tout cela, il faut le penser, être capable de le négocier.
Et je ne ressens pas dans notre binôme cette compétence diplomatique…
Le système libéral peut-il se régénérer ?
Le libre-échange intégral et la démocratie sont incompatibles, tout
simplement parce que la majorité des gens ne veut pas du libre-échange.
Donc, soit la démocratie gagne et on renonce au libre-échange, soit on
supprime le suffrage universel parce qu’il ne donne pas les résultats
souhaités par les libéraux. Le seul pays à avoir jamais inscrit dans sa
Constitution le libre-échange a été les Etats américains sudistes,
esclavagistes. Le Nord, industriel et démocratique, derrière Lincoln,
était protectionniste. Normal, puisque le protectionnisme définit une
communauté solidaire et relativement égalitaire, alors que le
libre-échange suppose des ploutocrates et une plèbe. La Chine a résolu
le problème : c’est un modèle totalitaire qui pratique le libre-échange.
Avec la Chine, on parle d’un modèle capitaliste imparfait, alors que
c’est peut-être le modèle achevé !
Si l’Europe se décidait pour le protectionnisme, comment la Chine
réagirait-elle ?
Elle s’écraserait parce qu’elle a trop besoin des machines-outils
allemandes. Le rétablissement d’une souveraineté économique aux
frontières de l’Europe renforcerait nos capacités de négociation. Le
protectionnisme, ce n’est pas l’autarcie, on définit des zones de
protection, tout peut se négocier. Ce n’est pas un univers idéologique,
contrairement au libre-échange qui prétend avoir une recette universelle
pour tous les produits.
Autre sujet polémique, l’Iran, que vous déclarez depuis 2002 être engagé
« dans un processus d’apaisement intérieur et extérieur »…
En octobre, dans
Marianne, je disais : Ahmadinejad et ses horreurs sur
l’Holocauste, ce n’est que la surface des choses, il faut faire le pari
d’un Iran avec de vraies virtualités démocratiques, associé à sa
spécificité chiite, parce que le chiisme, culture du débat, de la
révolte, est une bonne matrice pour la démocratie. Or, que s’est-il
passé ? Ahmadinejad s’est pris une claque électorale. Vous remarquerez
d’ailleurs que l’Iran, où l’alphabétisation des femmes a fait chuter la
fécondité à 2,1, où les étudiants sont en majorité des étudiantes, est
un pays qui n’arrête pas de voter ! Il faut donc continuer à dire tout
le mal qu’on pense d’Ahmadinejad, mais résister aux provocations, ne pas
se laisser entraîner par les Etats-Unis dans une confrontation.
Pourquoi l’Europe devrait-elle se rapprocher de l’Iran ?
L’objectif des Etats-Unis n’était pas seulement de faire la guerre en
Irak mais d’entraîner Français et Allemands dans cette guerre, et ils
feront de même avec l’Iran. Par ailleurs, l’intérêt des Iraniens est
d’importer des machines-outils européennes, celui des Européens,
inquiets de la prédominance de la Russie dans leurs approvisionnements
énergétiques, est d’avoir un deuxième partenaire. Ma position traduit un
désir de paix mêlé d’une géopolitique raisonnable. Mais je crains que
les Américains n’attendent la présidentielle française pour déclencher
leur attaque sur l’Iran, une fois débarrassés de Chirac. Il faut donc
absolument contraindre nos deux candidats à dire ce qu’ils feraient en
cas d’attaque américaine.
Le goût de la prospection, d’où vous vient-il ?
De formation, je suis historien. C’est normal de vouloir connaître la
suite de l’histoire non ? Je ne suis jamais allé en Iran, et je n’étais
pas allé en Union soviétique avant d’annoncer l’effondrement du système,
mais je ne suis pas davantage allé dans le XVIIIe siècle. Sur ces pays,
je travaille en historien, à travers des documents, des paramètres, des
statistiques. Et je prolonge des tendances… Tous les historiens ne se
promènent pas dans le futur immédiat… On va souvent vers l’histoire pour
échapper au présent, pour se réfugier dans le bruit et la fureur des
événements d’autrefois. Mais quand on parle à des médiévistes, on
s’aperçoit qu’ils ont une vision aiguë du présent. Simplement, ils n’ont
pas le goût de faire ça. Il faut dire que le présent est très
inquiétant. En ce moment, je travaille sur les systèmes familiaux du
passé, et quand j’essaie de dater l’émergence de la famille
communautaire en Chine, dans mon petit bureau, avec mes petites cartes,
je me sens protégé.
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