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Le 8 mars 2006, le journal Le Monde
titrait « M. Sarkozy : les communautés, c'est moi ». Effectivement, les
proches du président de l'UMP ne cachent rien sur les pourcentages de
voix escomptés aux présidentielles dans chaque communauté
ethnico-religieuse et n'hésitent pas à faire part de leur principal
souci : « La communauté noire où Sarkozy doit être à 20% et encore… ».
M. Abderrahmane Dahmane, président des démocrates musulmans et «
secrétaire national de l'UMP chargé des relations avec les associations
des Français issus de l'immigration » (sic) dévoile tout sur le
clientélisme outrancier du président du mouvement mais on sait que le
rejet du modèle républicain est aussi partagé par de nombreux
responsables de l'UMP. Le maire d'Asnières, Manuel Aeschlimann, n'hésite
pas à proclamer « l'échec du sacro-saint principe de l'intégration
républicaine » et à décréter « Il faut segmenter tout cela et cibler
chaque groupe ». Après avoir chaleureusement agrémenté de sa présence
l'inauguration du Conseil représentatif des associations noires (CRAN)
en compagnie de Patrick Devedjian, Madame Roselyne Bachelot,
vice-président de l'UMP, déclare également avec une belle assurance que
« la nostalgie du creuset républicain n'est en aucun cas opérationnelle
et que le phénomène communautaire est inévitable dans une société
globalisée » avant de remercier chaleureusement le CRAN pour son
invitation à « passer de l'indifférence à la différence ». Enfin, en
guise de cerise sur le gâteau, le sociologue Michel Wieviorka, grand
prêtre du multiculturalisme, voit dans Nicolas Sarkozy l'homme politique
qui a le mieux compris qu'on était dans une configuration
post-républicaine et qui « s'y installe ». Dans l'entourage du président
de l'UMP certains conseillers se sont également déclarés « effrayés »
par les réactions de satisfaction à la décision du Conseil d'Etat
refusant l'intégration des écoles Diwan dans le public, y voyant l'image
de la « République casquée » face aux « enfants de l'esprit nouveau »
(1).
Nul doute donc, après tout ce que l'on sait déjà de l'engouement de
Nicolas Sarkozy en faveur des discriminations positives et des « préfets
musulmans », que la « rupture » essentielle proposée par le candidat UMP
devrait être celle du modèle républicain. Il suffit, pour s'en
convaincre, de voir les affiches du ministère de l'Intérieur qui
s'étalent déjà sur les murs des Facultés de droit pour vanter « une
police aux couleurs de la République », lesquelles ne sont plus « bleu,
blanc, rouge », mais « black, blanc, beur » …
Après un tel credo bien enraciné en faveur des thèses
post-républicaines, les récents discours tenus le 9 mai à Nîmes, le 22
juin à Agen et le 3 septembre à Marseille, ont de quoi surprendre et ont
effectivement surpris. Voila soudain que la France, l'Etat-Nation,
l'intérêt général, le service public, la langue française, Charles
Martel, Napoléon, Jaurès, Blum et de Gaulle se sont retrouvés au goût du
jour et que Nicolas Sarkozy nous a fait le numéro « Plus républicain que
moi tu meurs ! ». Nous eûmes le droit à des formules incroyables : «
D'où vient la tentation communautariste qui s'oppose à l'idée que je me
fais de la nation ? » (Nîmes) ou encore « Sans elle [la République] vous
aurez le communautarisme, la loi des tribus, chacun renvoyé à ses
origines ethniques, à sa religion » (Marseille). Adieu Bachelot, le
CRAN, le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France)
et Wieviorka ?
Sans doute lesdits propos sont-ils noyés dans des discours-fleuves d'une
saisissante démagogie, dont la caractéristique dominante réside dans un
ego surdimensionné et passablement narcissique. Il est rare que le « je
» soit à ce point présent dans des discours-programme. Il n'en demeure
pas moins que ce retour de la rhétorique républicaine montre que le
président de l'UMP a été averti du risque de rejet par les Français de
ses thèses communautaristes et qu'il a peut-être enfin compris que, dans
une démocratie digne de ce nom, ce n'est pas en courtisant des minorités
que l'on obtient la majorité. Les conseillers de Nicolas Sarkozy sont
peut-être convaincus de la décrépitude du cadre stato-national mais les
résultats du référendum du 29 mai 2005 ont démontré l'attachement du
peuple français à l'Etat, que ce soit l'Etat régalien pour le « non » de
droite ou l'Etat providence pour le « non » de gauche. Il n'est jamais
trop tard pour apprendre à lire un scrutin passé, surtout lorsque le
suivant se profile.
Ne pouvant toutefois pas risquer de déplaire subitement à ses clientèles
communautaires, le président de l'UMP s'est trouvé contraint de faire le
grand écart et de multiplier les assertions parfaitement
contradictoires.
Ainsi a-t-on entendu le candidat à l'élection présidentielle indiquer à
Marseille qu'il ne transigerait sur aucun de nos principes fondamentaux
et notamment celui de « l'égalité des droits » avant d'affirmer aussitôt
qu'il restait « partisan de la discrimination positive » alors que
celle-ci se définit précisément comme une rupture de l'égalité de droit
destinée à réaliser une égalité de fait. Il ajoute qu'« on ne portera
pas atteinte à nos principes fondamentaux en donnant plus à ceux qui ont
moins » alors qu'il a cependant déclaré à Agen : « au fond, depuis 25
ans, on fait une politique qui se résume tout entière à prendre aux uns
pour donner aux autres, à pénaliser les uns pour favoriser les autres, à
déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Et le même de dénoncer « on
crée des ZEP soi-disant pour réduire les inégalités »… mais les ZEP
reposent précisément sur l'idée de discrimination positive !
En proposant, à Agen, à « ceux qui au lieu de se donner du mal pour
gagner leur vie préfèrent chercher dans les replis de l'histoire une
dette imaginaire que la France aurait contractée à leur égard et qu'à
leurs yeux elle n'aurait pas réglée et qui préfèrent attiser la
surenchère des mémoires pour exiger une compensation que personne ne
leur doit plutôt que de chercher à s'intégrer par l'effort et par le
travail (…) » de quitter le territoire national, et aux autres de se
satisfaire de « l'égalité des droits et des devoirs », Nicolas Sarkozy
anéantit tout l'argumentaire victimaire qui sert précisément à justifier
les discriminations positives dont il se réclame.
L'élitisme républicain et l'apologie du mérite occupent une place de
choix dans les trois discours mais ils figurent déjà en toutes lettres
dans notre Constitution à travers l'article 6 de la Déclaration de 1789
qui dispose : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux (la loi) sont
également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics,
selon leurs capacités et sans autre distinction que celle de leurs
vertus et de leurs talents ». Or c'est précisément à ce principe que
déroge la discriminations positive en introduisant la prise en compte
des distinctions d'origine, de race, de sexe ou de religion par ailleurs
expressément prohibées par l'article 1er de la Constitution. Monsieur
Borloo n'annonce t-il pas déjà qu'il réfléchit, pour l'après 2007, à une
révision constitutionnelle « nécessaire pour permettre la discrimination
positive, aider massivement les populations défavorisées, ouvrir les
concours de la fonction publique, etc … » (2)
Et que penser du couplet agenais « on sait où nous ont menés par le
passé l'idéologie de la « terre qui ne ment pas » et l'apologie des
anciennes sociétés provinciales, étriquées, repliées sur elles-mêmes et
dominées par les notables » ? N'est-ce pas cette idéologie qui imprègne
justement les régionalismes corse, breton, basque ou alsacien ainsi que
la charte européenne sur les langues régionales et minoritaires que le
président de l'UMP se propose quand même de ratifier après celle sur
l'autonomie locale ? Et d'où Monsieur Sarkozy sort-il qu'il y aurait des
dispositions de la constitution européenne qui n'auraient « pas fait
l'objet de contestation » et qui pourrait donc être reprises dans un «
mini-traité » ratifié par voie parlementaire ? Le « non » des Français
portait sur l'intégralité d'un texte et non sur une partie seulement et
c'est bafouer non seulement la République mais la démocratie que de
passer outre le veto populaire.
Manifestement, Nicolas Sarkozy ne sait pas très bien ce qu'il veut ou
alors souffre de confusion conceptuelle et de carence philosophique
graves. Le journal Le Monde n'a pas manqué de relever la contradiction
entre la « reconnaissance de la diversité » et les références à la
IIIème République et au gaullisme (3).
Renaud Dutreil détient peut-être l'explication de ces géantes
incohérences en laissant tomber : « Nicolas veut gagner, il doit donc
rassembler et élargir. Peu importe la sincérité de son discours » (4) …
On a tort, en effet, de trop vouloir opposer Nicolas Sarkozy à Jacques
Chirac alors qu'ils sont absolument de la même école, celle de l'absence
de conviction véritable et de l'opportunisme, et qu'il n'y a donc, sur
ce point essentiel, absolument aucune « rupture » à attendre (5).
Chargé par l'article 5 de la Constitution de veiller au respect de
celle-ci, le président de la République actuel n'a pourtant eu de cesse
que d'attenter au régime de la Vème République d'abord et à la
République tout court ensuite. On ne compte plus les révisions
constitutionnelles orchestrées sous son égide, dans le but de porter
atteinte soit aux « conditions essentielles de la souveraineté nationale
» (révisions de 1999 et 2005 sur l'Europe et la Cour pénale
internationale), soit aux principes d'unité et d'indivisibilité de la
République et d'égalité devant la loi (révisions de 1998 sur la
Nouvelle-Calédonie, de 1999 sur la parité sexuelle, de 2003 sur
l'organisation décentralisée de la république). Les sévères remontrances
de deux présidents du Conseil constitutionnel, Yves Guéna puis Pierre
Mazeaud, gaullistes authentiques, et même les critiques publiques de
Jean-Louis Debré, n'ont pas dissuadé Jacques Chirac de continuer de
brader la République (6).
On a souvent observé la capacité de l'actuel président à dire une chose
dans un discours et son contraire absolu dans le discours suivant,
tandis que se succèdent aussi les contradictions majeures à l'intérieur
d'un seul et même discours. On l'a entendu prôner à la fois
l'équivalence des cultures et l'excellence de la culture française,
défendre le caractère irremplaçable de l'institution départementale et
proposer la suppression des départements corses et antillais, trouver
inconvenant de chercher un préfet musulman mais s'empresser d'en nommer
un, et même juger que le « oui » au quinquennat serait bien mais que le
« non » serait bien aussi !
On n'est donc pas dépaysé devant les contradictions sarkozystes : le
tribalisme c'est bien, la République aussi ! Maurice Couve de Murville
disait de Robert Schumann « Il ne veut déplaire à personne et, ce
faisant, mécontente tout le monde » (7) … La leçon n'est pas
suffisamment méditée.
On peut juger que le modèle républicain est révolu et qu'il faut
proposer aux Français une société postmoderne multiculturaliste. Mais il
faut alors avoir le courage d'affronter sa conviction et, s'agissant de
bouleverser le contrat social des Français, de leur proposer, par
référendum, de changer de Constitution en abandonnant la référence à la
Déclaration de 1789. C'est à ce texte, en effet, dans lequel se
concentrent toute la philosophie des Lumières et la pensée
révolutionnaire française que sont directement contraires les projets
communautaristes et les discriminations positives de Monsieur Borloo et
de Madame Bachelot, qui devraient mieux lire les décisions du Conseil
constitutionnel.
Nicolas Sarkozy ne pourra indéfiniment se réfugier dans la duplicité qui
a valu à l'actuel président le mépris des Français. La lassitude de
ceux-ci devant l'opportunisme généralisé et l'érection de la politique
en « produit » est extrême. Il y a des limites au mépris du peuple.
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1) Hugues Moutouh, « La France coupée en deux », Le Figaro, 26 novembre
2001 ; Libres propos sur la société multiculturelle, Revue Politeïa,
2002, n° 1 et 2, p. 65
2) « Le « libéralisme populaire » de Nicolas Sarkozy reste à définir »,
Le Monde, 3 et 4 septembre 2006
3) « Le virage à droite de Nicolas Sarkozy », Le Monde, 5 septembre 2006
4) idem
5) Jean Mauriac, L'après de Gaulle - 1969 - 1989, Fayard, 2006
6) Yves Guéna, « Des coups de canif dans la Constitution », Le Monde, 25
janvier 2000
-Pierre Mazeaud, Vœux du Conseil constitutionnel au président de la
République, 3 janvier 2006
-Jean-Louis Debré, « L'Etat et la décentralisation », discours du 31
octobre 2002, Revue Libres, n°1, 2003, p. 58
7) Jean Mauriac, précité, p.52
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