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Les nations composantes

 de Paul Fabra

 Les Échos

19/05/2006

 

 

Au milieu du mois de juin aura lieu un sommet européen qui devrait marquer la fin de la « pause pour réfléchir » proposée par la Commission, après le rejet retentissant du projet de Constitution par les électeurs français et néerlandais, appelés à se prononcer par référendum. Les politiques voudraient bien trouver des idées nouvelles pour faire sortir l'Union de la léthargie où elle est plongée depuis lors. Mais les idées nouvelles, à supposer qu'elles existent, n'auraient aucune chance d'être les bonnes si elles consistent à permettre de sauter l'obstacle pour mieux recommencer.

Le cœur du drame, car c'en est un, réside là où on a décidé de ne pas le trouver. Il n'est pas question d'admettre que l'Union européenne n'est pas par elle-même une organisation d'essence démocratique. Les pouvoirs renforcés du Parlement de Strasbourg ne changent rien à l'affaire. Démocratiquement parlant, l'UE serait neutre si la règle, pour toutes les prises de décision, y était l'unanimité (discréditée sous le nom de « droit de veto »). Dans ce cas, aucun i la composent ne risquerait d'être placé dans l'obligation de passer outre les préférences de ses propres électeurs.

Empressons-nous d'ajouter que si la Communauté européenne (quel plaisir de pouvoir à nouveau user de cette belle appellation bannie du projet de Constitution, au grand dam de Giscard) a par construction un problème permanent à régler avec la démocratie, elle multiplie les précautions pour le rendre le moins offensant possible. Une des principales est la surreprésentation des plus petits pays, façon indirecte de réintroduire une dose du principe d'unanimité. L'Américain James Buchanan (prix Nobel), théoricien moderne du libéralisme politique et de l'« ordre constitutionnel », y voit le centre de gravité de la démocratie (1). Trop souvent, la politique européenne de la France donne l'impression que, pour elle, le souci de l'« efficacité » prime sur l'exigence de démocratie.

Ce qui est vrai, et fondamental, est que l'Union européenne est une association d'États démocratiques. Une condition de son bon fonctionnement, de son intégrité et, « last but not least », de sa bonne réputation auprès de l'opinion publique est que l'association respecte pleinement la démocratie en action dans les pays participants. Si l'Union européenne était une organisation spontanément démocratique - on ne lui reproche pas de ne pas l'être, ce n'est pas sa nature, mais de croire qu'elle l'est -, les procédures de ratification du projet de Constitution auraient été stoppées dès le premier « non ». Sur les 14 ratifications acquises à ce jour, 5 ont eu lieu après les deux référendums négatifs. Le pire simulacre de démocratie fut de contraindre le peuple danois de voter une deuxième fois après son refus de Maastricht.

Pour ne rien comprendre à l'avertissement donné par les référendums français et néerlandais, le plus sûr moyen est d'en faire une analyse sociologique, comme l'a fait Valéry Giscard d'Estaing au lendemain de sa déconvenue : a voté « non » la France recroquevillée sur elle-même. Ce genre de conclusion revient à nier la réalité politique d'un acte politique. A travers les voix majoritaires des citoyens opposés à la Constitution, l'électorat français (même raisonnement pour l'électorat néerlandais) s'est élevé contre la dépossession de ses droits souverains.

L'œuvre en soi magnifique d'unification européenne n'apparaît guère que sous l'aspect d'une extension des structures étatiques de chaque État membre. Le flou grandiloquent des traités signés depuis 1985 se prête à ce confinement. Cette année-là, le marché commun, que le traité de Rome visait à instituer entre les économies nationales des pays adhérents, est devenu « espace sans frontières » décrété par l'Acte unique. Les espaces nationaux, la réalité de tous les jours, n'existeraient plus en quelque sorte qu'à l'état résiduel. Comment le scepticisme ne gagnerait-il pas les peuples ? Le soupçon du caractère partiellement fictif de l'intégration s'est introduit dans les esprits. En France notamment, certaines des exigences les plus nécessaires du traité de Rome datant de 1957 sont bafouées avec l'assentiment de la Cour de cassation.

Un renouveau européen devra s'appuyer sans complexe sur les seules réalités démocratiques vivantes que nous connaissions : les États nations qui la composent. Une révolution psychologique. Elle est dans l'air du temps. Tout le monde sait que l'Europe a besoin pour revivre que les nations qui la constituent, à commencer par la France, l'Allemagne et l'Italie, se reprennent. Il n'y a pas si longtemps qu'au contraire on attendait le salut de Bruxelles.

Le malaise profond découlant de la double prétention de l'Europe à se croire « intégrée » (l'ersatz pour « fédérale ») et à se substituer de facto aux démocraties existantes, le philosophe Pierre Manent en donne une explication. Pour lui, les Occidentaux se réfugient « dans une idée confuse de l'unité humaine, unité imminente qui résoudrait par une sorte de nécessité interne le problème de l'ordre humain que nous ne savons plus poser... Mais si le quiétisme européen forme un vif contraste avec l'activisme américain, ce sont deux versions de ce qu'il faut appeler l'«empire démocratique» qui nous sont proposées avec une égale conviction et une même implacabilité ».

Comment se présente la « version européenne » ? Manent écrit : « Son pivot n'est pas une nation centrale, mais ce que j'appellerai une agence humaine centrale. Cette agence est née, puisqu'il faut bien naître quelque part, de part et d'autre du Rhin, mais elle s'est détachée de tout territoire ou peuple particulier, et elle est occupée à étendre toujours plus l'aire de la pure démocratie, d'une démocratie sans peuple, c'est-à-dire d'une gouvernance démocratique très respectueuse des droits de l'homme mais détachée de toute délibération collective (...). Occupés à construire deux tours de Babel jumelles, nous ne voyons pas que la séparation entre les groupes humains ne peut pas être entièrement surmontée, et que cette heureuse impuissance est la condition de la liberté (2) ».


 

1) Centre de gravité en ce sens que, dans une démocratie, aucun citoyen ne doit se sentir lésé ou écarté du pacte social. L'idéal pour l'adoption des lois est le consensus.(2)« La raison des nations, réflexions sur la démocratie en Europe » par Pierre Manent, Gallimard, 100 pages, 11 euros.